Le sel des Maures

Comme seuls les vrais écrivains savent le faire, Frédéric Ciriez, avec grâce, a répondu à notre solaire sollicitation par l’hommage à un pair : un écrivain nommé Georges Navel, auteur de Travaux (1945). Toi qui t’apprêtes à lire ces lignes au réalisme fantasque et à la magie sociale, prolonge-les par la lecture de ces Travaux, tu comprendras.


Portrait de Georges Nave
Portrait de Georges Navel © Gallimard

« La plaine des marais prolonge salement la mer. »

Ouverture du treizième chapitre de Travaux de Georges Navel (1904-1993), autobiographie d’un trimardeur dont chaque récit relate un labeur particulier, sous une latitude particulière. La peine est cette fois la collecte du sel sous le cagnard du Var, au pied du massif des Maures, en bordure de la Méditerranée étincelante et immobile. Ruée vers l’or blanc, sous l’égide de la Compagnie des Salins du Midi, d’un ramassis de Français pauvres, d’Italiens, de Russes, de Maghrébins, d’Africains et d’ex-taulards prêts à suer le temps d’une saison qui s’achèvera avec le début des vendanges. Le Soleil s’invite dans les rapports sociaux et la division du travail : nul casino alentour, nul transat où prendre l’ombre, seule une étendue saumâtre infestée de moustiques, une mine à ciel ouvert avec ses machines à extraire et convoyer, parsemée de vallons d’un blanc aveuglant. Seul un écrivain au soleil, avec sa pelle et ses lunettes noires. Avec les copains.

Je regarde sur ma gauche la voie ferrée désaffectée où passaient les wagonnets chargés de sel en direction de la gare de triage. Elle file le long des anciens marais salants, passe devant un terrain de football et des HLM proposant peut-être, l’été, des logements Airbnb avant de s’évanouir brusquement. Elle ne sert plus à rien, maintenue en place par une sorte de fétichisation patrimoniale de l’infrastructure industrielle. L’artiste conceptuel japonais Genpei Akasegawa a donné le nom de thomasson, ou hyperart thomasson, aux vestiges défonctionnalisés des villes – porte extérieure qui n’ouvre sur rien, escalier qui ne relie à rien –, du nom de Gary Thomasson, un joueur de football américain en fin de carrière acheté à prix d’or par les Yomiuri Giants de Tokyo, qui passait son temps sur le banc de touche, le temps d’une non-performance. La voie ferrée de cette portion périphérique des Salins est un thomasson, un reste préservé, sans auteur et sans intention. Je regrette presque aussitôt d’avoir repéré cette espèce artistique qui enregistre les séquelles du monde productiviste et engendre ses propres chasseurs esthètes. Pourquoi convoquer le Japon ici, comme par excès de culture ou de contre-culture, en un lieu où c’est la force de travail qui a primé pour aussitôt s’évaporer ? Pour l’heure, les rails luisent, l’acier commence à boire la chaleur matinale, les planches de bois qui la divisent latéralement sont sèches à craquer. Je pense à l’élément de décor d’un western, confirmé par les collines au loin, aux allures de sierra. Je tourne la tête. Le Soleil est déjà haut vers l’est, dilué, blanc. Un panneau est fixé au portail d’une barrière en bois :

Site naturel protégé

Les Vieux-Salins

Espace nature

J’ouvre la porte, m’engage sur le chemin qui passe à travers l’ancien marais.

Personne. Un désert liquide et végétal livré à la lumière excessive. Le découpage des unités de production n’a pas été aboli et les bassins nus prolifèrent en une sorte de longue mosaïque disparate, d’ouest en est, à perte de vue. Georges Navel est passé par ici il y a déjà quelque huit décennies, apportant sa contribution à une activité qui remontait au Moyen Âge. En 1995, la production s’est arrêtée au profit de sites plus rentables, comme Aigues-Mortes en Camargue. Plus de saisonniers, plus de trimardeurs, plus de travailleurs du Soleil. Signe des temps, les Vieux-Salins n’ont plus vocation à produire le sel, mais à préserver et donc sauver, à redevenir un paradis pour les plantes, les bêtes et les oiseaux. Les humains y sont tolérés cinq jours par semaine, selon des horaires très encadrés. Personne. Je m’arrête devant un quadrilatère d’eau amorphe bordé de buissons hirsutes. Question : s’agit-il d’un hyperart thomasson ? Réponse : non, car même s’il ne sert plus à rien, il permet la reprise de la vie animale. Deux oiseaux blancs m’aperçoivent, s’envolent. Suis-je si laid (suis-je un homme) ? Je reprends ma marche sur le sol poussiéreux, dévoré par les ultra-violets. Le chemin est ponctué de panneaux éducatifs. Il ne suffit pas d’être là, il faut savoir avec qui l’on co-existe. Présentement, je suis un élément de bio-diversité paradoxal en pantalon beige/T-shirt blanc/Ray Ban Olympian à monture dorée pour :

Les poissons, dont l’anguille et le loup.

Les reptiles et les amphibiens, dont le lézard commun et la couleuvre de Montpellier 

Les invertébrés, dont les scarabées et les coccinelles.

Les mammifères, dont les chauves-souris et le hérisson d’Europe.

Leoiseaux, avec une centaine d’espèces migratrices ou hivernantes, dont le héron cendré et le flamant rose, oiseau-star des lieux.

J’essuie la sueur qui perle sous mes lunettes. Chasse un moustique sur mon avant-bras, puis un autre sur ma joue. Deux humaines émergent d’un bosquet de pins maritimes. Une mère et sa fille, chapeau de paille sur la tête, le visage luisant de crème solaire. « Bonjour. »

« Bonne journée. »

Couverture de Travaux, de George Navel, collection Folio, Gallimard

Elles sont désormais dans mon dos. J’aperçois une maison ocre à toit de tuiles couleur brique, sculptée par la lumière du Sud-Est. M’en approche. J’entre dans L’Espace nature des Vieux-Salins, un lieu muséographique sur la culture du sel et le patrimoine floral et animal d’un site classé ramsar, « zone humide d’importance internationale ». Quelques touristes prennent des informations à l’accueil. Je remplis un gobelet d’eau glacé à la fontaine à eau, consulte sur une table les prospectus de présentation. Pas de littérature, pas de Travaux proposé à la vente, pas de citation du chapitre sur le sel. Je regarde au mur les photos de flamants roses, considère leurs yeux minuscules et vides, effrayants dans un crépuscule de feu. Je monte à l’étage, accède à la terrasse. L’horizon, la mer étale au sud, les îles d’or qui scintillent doucement. Des jumelles sur trépied sont à disposition des visiteurs. Je place mes yeux dans le viseur, me concentre sur le paysage lacustre. Mouvements d’eau dans un bassin en contre-bas… un ban d’oiseaux inconnus en train de se nourrir… Je pense à l’observation sadique, aux jumelles également, de tortures et de meurtres à la fin de Salò ou les 120 journées de Sodome, de Pasolini, film que je n’aime guère. Ma vision en expansion change d’angle et d’objet, monte, pivote. Je cherche… je trouve… le Soleil. Celui qui brûle les peaux et féconde les lieux est là, bien là, haut, dilaté, pâle. Je baisse les yeux.

Je sors de L’Espace nature. Regarde à droite et à gauche si personne ne me voit. Enjambe la barrière d’accès à la partie interdite aux promeneurs.

Le chemin se divise, se subdivise et me porte vers les confins des marais. Nul groupe de happy few, de photographes animaliers ou d’ornithologues émus. Nul conducteur d’engins mécaniques pour aménager l’espace, reculer les clôtures de bois sur le versant littoral et gagner du terrain sur le trait de côte. Scène solaire. J’évolue sur le site rendu à sa prospérité naturelle, au miracle de l’eau et de la photosynthèse. J’avance sous le Soleil qui monte encore, sous le projecteur unique. Je lève la tête et le regarde en face, sphinctériel, ruisselant, au travail, actif. Je baisse les yeux.

Plus loin, je surprends un groupe de flamants roses posé sur une poche d’eau. Ils se mettent soudain à marcher, lents, déliés, comme si les Vieux-Salins étaient leur Croisette anonyme et secrète, puis s’envolent, longs et droits, comme des flèches préhistoriques.

Un étang rectangulaire. Une eau attirante et vaguement triste. Les criquets en bande-son dans l’absence d’air. Si j’ai bien retenu la présentation de L’Espace nature, les bassins servent aujourd’hui de nurserie aux larves de poissons rares, auxquels des canaux permettent de gagner la mer. Il y a encore trente ans, ces bassins étaient voués à la production du sel. L’eau de mer soumise à la loi de l’évaporation sous l’effet de la chaleur et du vent… La cristallisation du chlorure de sodium jusqu’à sa solidification sous forme de croûte… La collecte par les saisonniers. À partir de quand sont-ils moins venus puis plus venus du tout ? Y a-t-il des fantômes dans les marais salants ou seulement dans les maisons hantées ? Combien de litres d’eau les sauniers pouvaient-ils boire quotidiennement ? Les péquenots descendus des Maures… les prolos du Nord… les Ritals faméliques… Les Russes de la Révolution… les Kabyles, les Arabes et les Sub-Sahariens habitués au joug du contremaître… les ex-taulards en survie économique… les écrivains polyvalents… Tout ça pour le sel. Le sel qui conserve les aliments et donne du goût aux choses sur les tables riantes. Le Sel symbolique, principe alchimique de liaison vitale entre la force mâle du Soufre, rongeur de métaux, et le Mercure, principe femelle de la ductilité des corps. Le sel de la vie. « Sur le chantier, rien n’est prévu pour nous. Nous sommes traités en bétail, en hommes durs. Pas un seul coin d’ombre organisé pour la pause. » 

À quoi pouvaient bien ressembler Navel et ses camarades éclaboussés de cristaux blancs ? Voyaient-ils la vie en rose quand le sel, atteignant son point de densité maximum, devenait comme une palette de maquillage incandescente ? Comment se protégeaient-ils des sévices solaires ? La casquette suffisait-elle ? Les épidermes pouvaient-ils supporter la réverbération sans brûlure ? À quoi pouvait bien penser l’écrivain pendant sa journée ? À la pause ? À boire comme une bête de somme ? Au lieu où dormir, le soir, sous les pins, loin des moustiques assoiffés de sang ? À sa place dans la rude cohorte des travailleurs du sel ? À l’humilité des gestes et des statuts ? À la valeur de l’expérience ? À la solidarité entre journaliers ? Était-il discret sur ses activités ? Songeait-il, épuisé, au récit à venir ? Au livre de ses travaux ? En parlait-il d’ailleurs ? Aimait-il le soleil ?

Ça y est, c’est l’heure de Midi. L’heure de la pleine lumière et de la culmination méridienne. L’heure du zénith solaire. Je sais qu’il est l’heure et que, marchant sur un fil invisible entre l’aube et le crépuscule, je n’ai plus d’ombre. J’enlève mes lunettes et les range dans la poche de mon pantalon. J’ôte mon t-shirt, le garde en boule à la main. Je lève les yeux vers toi, Soleil, le plus grand des travailleurs, toujours à l’heure au rendez-vous, généreux et fécond, étoile de jour qui permet l’apparition des étoiles de nuit, nain jaune ou naine jaune gazeuse comme nous l’a appris l’école, magma d’hydrogène et d’hélium tendu vers son propre épuisement, vers notre propre fin, Soleil au zénith, Soleil sans histoire qui achèvera la nôtre, et des larmes coulent de mes yeux ouverts et je m’offre à toi et te défie Soleil, moi qui n’ai plus d’ombre, enveloppe-moi, assèche-moi, douche-moi, évapore-moi.

Transforme-moi en sel.

Bain de soleil métaphysique. Bain de soleil intégral, comme on parle d’un bronzage. Bain de lumière noire, orgie d’ultra-violets (mais je me protège, je suis ultra violent). Dévastation de mon buste par des rayons extatiques. Déshydratation en cours. Allez ! Éruption d’une couche de sels minéraux sur ma peau. Envahis-moi, fripe-moi, lèche mes plaies, Soleil, les brèches cutanées sur ton serviteur en train de fondre. Je regarde à mes pieds, leur découvre un peu d’ombre. Il est temps de reprendre ma marche.

Dossier soleil, terre craqueléé
Sel et craquelures © CC BY 2.0/Ikhaan/Flickr

Le Soleil glisse doucement dans la deuxième partie du jour. Curieusement, je n’ai pas soif et me sens solidaire des vertigineux cactus du Nouveau-Mexique, vainqueurs du feu solaire. Je distingue un petit animal dans un fourré. Un hérisson qui fait la sieste. Non, son cadavre effondré comme une baudruche, couvert de fourmis. C’est le cycle de la vie. Les Gitans ne feront pas du pâté de toi, petit hérisson gentil. Le soleil s’en est chargé. Ah, du bruit. Oh non… Un pick-up noir roule dans ma direction. À tous les coups le gardien des lieux qui a dû me repérer. Je regarde à droite, à gauche. J’emprunte une bande de terre entre deux bassins sur laquelle le véhicule ne peut rouler. Soudain je distingue le bruit sourd des voitures qui longent la réserve au nord, sur la voie expresse qui file vers Le Lavandou et Saint-Tropez. Mais pour le moment c’est ici que ça se passe. Moi et le Soleil + un gugusse du Conservatoire du littoral qui se croit chez lui. Sait-il pourquoi je suis ici ? Pour Georges Navel et les travailleurs du sel ? Pour éprouver le soleil aux confins de ma chair nue ? Shérif des marais, méfie-toi de moi. Un avion Transavia passe dans le ciel, amorçant sa descente sur l’aéroport Hyères-Toulon. Bonnes vacances les amis ! J’entends au mégaphone le conducteur du pick-up : « Vous n’avez rien à foutre là, je vous demande de quitter les lieux sinon je serai contraint d’appeler la police. » 

Le véhicule contourne l’étang et se trouve à présent à deux cents mètres de moi. Je me baisse et rampe sur la berge. Je suis un reptile.

Le prédateur motorisé tente de me cueillir à l’intersection de deux chemins. Je saute un talus, vole, en empreinte un troisième. Je suis un oiseau.

Non ! Il a contre-braqué et accélère dans ma direction dans un nuage de poussière. Je cours à perdre haleine. Je suis un mammifère.

Non ! Il n’y a plus de chemin, plus rien, je glisse et tombe sur le sol humide et boueux d’un marais. Je ne bouge plus. Des scarabées et des coccinelles me croient des leurs, se promènent sur moi. J’appartiens à la grande famille des invertébrés.

« La partie est finie. Ça va vous coûter cher mon bonhomme », me dit le gardien. Je suis vaincu. J’opine du chef. Je vais me rendre. Il a gagné. Il sourit, les bras croisés, jean et chemise bûcheron, autorité naturelle, sévérité du Bien, mi-flic mi-mannequin Naturalia. Non, car je plonge dans l’étang et nage et nage encore. Je suis un poisson.

Je nage longtemps, crawl et dos. Parmi les algues illuminées et les sédiments végétaux. Je longe le labyrinthe des anciens marais salants, le canal qui me portera à la mer. Ma tête est sous l’eau. Ma tête est hors de l’eau. Veuillez sortir tout de suite ! Ma tête est sous l’eau. Ma tête est hors de l’eau. Ne vous noyez pas !

Lumière diffuse du monde aquatique.

Morsures crues de la lumière solaire.

Sors, fais pas le con, c’est dangereux, s’te plaît !

Soudain, je n’entends plus le maître-nageur beugler au mégaphone, je nage, je…

… je suis sur la place du village des Vieux-Salins, ruisselant, près de quatre types qui jouent à la pétanque. Je tourne plusieurs fois sur moi-même. Je suis sec. 

Fier d’avoir échappé à ce qu’il faut bien appeler une chasse à l’homme, je m’assois à la terrasse d’un café. Je commande une grande bière. Une bière géante. Blonde, légère, fine, que dore un rayon. On me l’offrira peut-être, je le mérite bien et je n’ai pas de monnaie sur moi. Elle arrive en sueur, mousse impeccable, portée sur un plateau par une jeune femme brune, Soleil mystique tatoué à l’épaule.

Je lève mon verre, trinque à Georges Navel, aux travailleurs du sel, à ceux qui les ont croisés, à vous, au Soleil, à l’été 2023.


Dernier ouvrage paru : Récits B., Verticales, 2021.