Glorious Planet Sol

Ariane Mnouchkine est une des plus grandes artistes de notre temps. Ses mises en scène, son esprit de troupe, son esthétique et ses engaments ont marqué Dominique Goy-Blanquet, qui propose ici une traversée personnelle de son œuvre : souvenirs éblouis, indignations partagées, amours shakepeariennes… Bienvenue au Théâtre du Soleil !


Joséphine Derenne, Jean-Pierre Marry, Julien Maurel, Georges Bigot, Odile Cointepas, Maurice Durozier, Hélène Cinque dans La Nuit des rois au Théâtre du Soleil
Joséphine Derenne, Jean-Pierre Marry, Julien Maurel, Georges Bigot, Odile Cointepas, Maurice Durozier, Hélène Cinque dans La Nuit des rois au Théâtre du Soleil © Michèle Laurent

Pourquoi ce nom, Théâtre du Soleil ? Parce qu’il résume leur quête, « vie, lumière, chaleur, beauté, fertilité », explique Ariane Mnouchkine à un journaliste du New York Times qui la trouve « quintessentially French and inherently cosmopolitan ». Au reproche qu’on lui fait de piller les cultures exotiques, elle riposte que « l’impérialisme culturel, c’est la répression d’autres cultures et c’est cela dont nous souffrons en France, avec les films et les produits télévisés des États-Unis ». C’est elle, rappelle son interlocuteur, qui a décrit Euro Disney comme un Tchernobyl culturel. Cela dit, nous pourrions avec profit prendre modèle sur d’autres produits américains, comme le professionnalisme de ce journaliste, John Rockwell, qui dresse un portrait informé de l’artiste, de la troupe et du spectacle.[1]

Le soleil ne se couche jamais sur l’empire de Mnouchkine, il voyage d’Asie en Grèce, des clowns de cirque aux pères de la tragédie. Tout commence par une répétition de Coriolan qui l’enflamme à l’université d’Oxford, et, c’est décidé, elle fera du théâtre, à n’importe quel poste. L’Europe a la dramaturgie et les grands textes, l’Asie est le conservatoire des arts de l’acteur, elle en a bientôt la révélation au Japon : « dans cette misérable petite salle de rien du tout à Asakusa, grâce à un humble acteur japonais, il n’y avait plus ni Japon ni Occident. Il y avait le Théâtre. Universel. Humain et grandiose ». À son retour de voyage, l’étudiante souhaite intégrer le Groupe Antique de la Sorbonne, troupe exclusivement masculine, qui l’éconduit et la dirige vers l’atelier couture. Non merci. Elle obtient du gardien la clé d’une petite salle vide où elle et sa bande répètent Gengis Khan. Nous sommes en 1961. Le Théâtre du Soleil est organisé sous la forme d’une coopérative ouvrière, une « communauté de rêve », mais on n’y rêve pas les bras croisés. Avant de jouer, il faut construire le décor, chacun au boulot, même salaire pour tout le monde.

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Le soleil ne se couche jamais sur l’empire de Mnouchkine, il voyage d’Asie en Grèce, des clowns de cirque aux pères de la tragédie.

L’année d’études à Oxford était un cadeau de son père, Alexandre Mnouchkine, qui avait créé la société Les Films Ariane quand elle avait six ans, et qui soutiendra fidèlement ses entreprises. Ses souvenirs d’adolescence, confiés à Laure Adler dans un entretien de 2014, me la rendent étrangement proche. Moi aussi je souhaite à toutes les filles un père comme le mien. Forte de son estime, comme elle, je n’ai découvert que sur le tard la misogynie. C’est lui qui m’a envoyée en Angleterre, séjour décisif là aussi, car j’y ai pris le goût de la langue et de la littérature anglaises. Ma mère, spectatrice assidue dès l’enfance de Copeau, Jouvet, des Pitoëff, m’avait déjà transmis le goût du théâtre. D’où mon adhésion immédiate à la troupe d’étudiants anglicistes lancée par Richard Marienstras, second tournant décisif, l’accès intellectuel au royaume de Shakespeare. 

Mon tropisme vers le Théâtre du Soleil commence en 1967 avec La cuisine d’Arnold Wesker, le rythme infernal d’un restaurant à l’heure du coup de feu, qui avait contribué à la vogue des angry young men. Après ce huis clos étouffant, Mnouchkine ouvre les frontières de l’espace et du temps. Le Songe d’une nuit d’été au Cirque d’Hiver, sur un tapis de peaux de chèvres, invente un « espace commun aux Dieux et aux hommes », soulignait le programme, au croisement, plutôt, de l’homme et de l’animal. La scène fragmentée de 1789 m’inspire le même enthousiasme ébloui que celle de l’Orlando Furioso quelques mois auparavant. N’ayant pas obtenu comme Luca Ronconi l’autorisation de jouer aux Halles, la jeune troupe squatte la Cartoucherie de Vincennes. Selon le journal du théâtre, Jacques Chirac a commis des délits qui aujourd’hui lui vaudraient la prison, mais, au début de son premier mandat à la Mairie de Paris, il a refusé de signer un énième édit d’expulsion avec ces mots : « Arrêtez de les emmerder ! » 

Ariane Mnouchkine en 1995 au théâtre du soleil
Ariane Mnouchkine en 1995 © Michèle Laurent

Ce lieu improbable, occupé jadis par les services de l’Artillerie, aux antipodes de leur idéal fraternel, ne cesse dés lors de se réinventer. C’est là que j’ai savouré avec mes étudiants, puis mes enfants, la surprise à chaque visite d’entrer dans un nouvel univers, les livres à feuilleter, les mets parfumés d’épices servis par des comédiens en costume, le décor du hall d’accueil. Dunes et ampoules de fête foraine pour L’Âge d’or. Fouilles archéologiques évoquant l’armée de terre cuite de l’empereur Qin et « Soupe des Atrides » à consommer devant une carte ancienne de la Troade où se déroule Iphigénie. Sur les murs du Macbeth, un portrait de Shakespeare jeune au fond du hall et des reproductions de Füssli, Delacroix, Gustave Doré. Menu japonais pour L’Île d’or, fresques de Hokusai, lanternes, kakémonos affichant les noms transcrits en idéogrammes de personnalités du théâtre. 

La troupe évolue, les acteurs changent au fil des ans, des spectacles, des conflits parfois, mais la planète Ariane ne bouge pas, constance intacte, soleil du Soleil. Ses nombreux entretiens éclairent ou précisent ce que j’ai pu éprouver s’il m’arrivait de trouver les comédiens peu convaincants malgré leurs prouesses physiques, les textes parfois pauvres. Dans 1789, c’est le peuple qui raconte la prise de la Bastille, la Nuit du 4 août, l’éveil de la conscience populaire et les contradictions de cette révolution bourgeoise, quand La Fayette montre son vrai visage, interdit les fêtes et annonce : « La révolution est finie ». La suite du projet est déjà inscrite au programme de travail. 

Pour 1793, les bateleurs sont remplacés par des sectionnaires sans-culotte, l’atmosphère de foire par les luttes et les espoirs du quotidien, quelques mois d’utopie, et le premier coup porté par Robespierre aux assemblées de quartier. Leur texte n’était pas très bon, reconnaît Mnouchkine, mais elle ne voulait pas qu’un écrivain y imprimât sa propre vision de l’histoire. Le premier article de la Constitution de 1793 était cité dans le programme : « Le but de la société est le bonheur commun : le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles. » Telle une feuille de route, le soleil pour tous. Dernièrement, le grand hall affichait « Cahiers de doléances 1789-2019 ». C’est aussi par choix qu’a été conservée à l’entrée du bâtiment la devise Liberté Égalité Fraternité. Une égalité « battue en brèche après la maternelle, car on aura beau changer les horaires de l’école, les adolescents n’ayant pas la langue pour exprimer une pensée seront privés des moyens d’expression, de réception, de compréhension. » En 2015, quand le film 1789 est repris en DVD pour être diffusé dans les classes, l’artiste espère fournir aux professeurs un outil qui leur donne du courage contre le retour aux ténèbres, appeler jeunes et adultes à reconquérir les Lumières auxquelles nous avons renoncé, les valeurs patriotiques confisquées par l’extrême droite.

Pour Ariane Mnouchkine, comme pour Jean Vilar, le théâtre est un service public, qui travaille avec l’argent public et doit s’en montrer digne. Pas aussi populaire qu’il l’aurait voulu, mais ce n’est pas une raison pour baisser les bras, ni parler d’échec. Le travail accompli depuis 1945 n’est pas négligeable : « Continuons, cherchons, faisons mieux. » Et elle continue. Lors d’une manifestation de 2010, on l’aperçoit sur une vidéo, bras levés tel un chef d’orchestre, dirigeant une attaque de corbeaux contre une grande marionnette blanche au visage meurtri, la Justice, entourée de banderoles signées Pascal, Rousseau, Benjamin Constant, Shakespeare, Victor Hugo. Contre la réforme des retraites, déjà. « Pour une réforme réparatrice des injustices de toutes les vies. » La rubrique « Guetteurs et Tocsin » sur le site du théâtre permet de mesurer l’ampleur des actions soutenues par la troupe du Soleil.

Affiche du film Molière d'Ariane Mnouchkine

Mnouchkine insiste sur le processus de création collective, à partir d’improvisations des comédiens, mais admet presque à contrecœur que oui, c’est elle qui dirige, et fait le tri entre leurs propositions. Le film Molière voulait, comme 1789, rompre avec l’histoire apprise en classe : la première partie montrait la culture populaire, fêtes, désordre, liberté, misère, mais aussi richesse de la vie. Dans la deuxième, le pouvoir de l’État s’impose, la cour confisque l’art, les plaisirs, à son seul bénéfice : « À l’école on nous enseignait que Louis XIV avait fabriqué les artistes essentiels de son siècle, alors que c’est l’inverse, les artistes l’ont fabriqué, mais lui au moins a eu la clairvoyance et l’intelligence de savoir s’en servir. » 

L’Âge d’or (1975), nouvelle création collective, commence dans le hall d’accueil par un épisode de la peste, arrivée d’Alger à Naples par bateau en 1720. Les personnages de la commedia dell’arte se réincarnent dans le monde des ouvriers immigrés, entre accidents du travail et marchands de sommeil. Arlequin/Abdallah exploité par Pantalon/le maire se faufile dans un dortoir bondé et finit par s’endormir tête en bas perché sur l’épaule. Le contorsionniste, c’était Philippe Caubère, interprète aussi de Molière et de Dom Juan, qui va créer en 1986 Ariane ou l’âge d’or : un hommage insolent et tendre, où il joue seul en scène une quinzaine de personnages réunis pour les noces laïques de Ferdinand et Clémence qu’organise une Ariane démiurge. Quand tous doivent porter les mariés en hauteur sur une estrade, leurs protestations, « Ariane, ça va pas, ça marche pas, ça peut pas », leur valent un tenace « si, si, allez, allez-y, ça va marcher » et oui, ça marche. Caubère prenait pour « fil d’Ariane » les improvisations dans lesquelles elle l’avait entraîné, qui la faisaient rire de joie, avec une grande question : comment l’improvisation devient-elle un texte ? Comment Molière, Goldoni… À partir de là, le rôle d’auteur est confié à Hélène Cixous, quand il n’est pas collectif ou inspiré d’un grand classique.

Changement de cadre, un pays qui a sombré en enfer. Cixous voyait en Norodom Sihanouk l’admirable porte-parole d’un peuple admirable de dignité, de générosité, d’une foule de morts représentés par des statuettes disposées autour du plateau, le regard fixé sur les spectateurs. Interprété par Georges Bigot, le roi du Cambodge résumait en quelques mots bien frappés ses convictions : « J’applaudis à toute force la Callas, ensuite je rentre dîner avec ma femme. Je n’emmène pas la Callas à la maison. Mao c’est pareil, je ne veux pas de lui chez moi. » Le spectacle suivant, L’Indiade (1987), donnait l’impression que la troupe était passée en mode Satyajit Ray, ai-je noté alors dans le TLS : pour son Sihanouk, Cixous avait emprunté à Shakespeare la structure de Richard II, mais L’Indiade était calquée sur Henry VI, et le résultat était moins bon. Nouvel effluve de heimlich, j’ai appris bien plus tard, sur le site internet du théâtre, que le prince Norodom Sihamoni conservait précieusement un exemplaire du Richard II de Shakespeare rescapé de la bibliothèque de son père. 

Et justement, quelques années plus tard, ont commencé Les Shakespeare, avec Georges Bigot dans le rôle-titre de la première tragédie. Le soleil illuminait Richard II d’immenses soieries déployées au fil des images du texte, quand le roi de neige est réduit en gouttes d’eau par le soleil levant de son rival. Parmi ceux qui l’accusaient de pillage, Jan Kott, grand oracle de Shakespeare notre contemporain, juge le spectacle « fake Japanese and fake Shakespeare ». Quant à moi, j’ai admiré le rituel fait d’emprunts à diverses formes théâtrales, le rythme des entrées, les cavalcades, moins la diction recto tono face au public et l’appauvrissement du contenu, la montée en puissance d’une nouvelle classe politique réduite à un éternel retour du semblable. Mais quand m’a été confié le soin de choisir une illustration pour la couverture du Cambridge Companion to Shakespeare’s History Plays, j’ai regardé des centaines de photos afin de trouver celle qui montrerait le mieux le mouvement inoubliable des entrées en scène. Le départ de son Falstaff, Philippe Hottier, arrête le cycle au bout de trois œuvres sur les cinq prévues. Mnouchkine dira alors n’avoir plus envie de monter Shakespeare, et envie d’un auteur « moins impérialiste ». Des raisins encore verts ? Ils nourriront les spectacles suivants.

Avec Les Atrides (1990-1994), Ariane Mnouchkine arrivait pour moi au sommet de son art, enrichi, épuré par l’expérience des Shakespeare, musique, danse, texte, maquillages, costumes, en parfaite union dans un espace clos de palissades comme une arène de corrida. Elle voulait que le spectacle soit intelligible, mais pas seulement : « Au moment où tu le vois, tu n’es plus seulement Jean ou Mireille, tu es aussi Iphigénie, Oreste, c’est-à-dire que tu portes les personnages et leurs sentiments terribles, tu les comprends, tu les reconnais. Un lien se tisse avec l’humanité, une compassion au sens étymologique du terme, et une fraternité. Il faut des moments d’intense émotion, et de plaisir intense. » Ce moment, je l’ai connu avec Les Choéphores, vu en compagnie d’un écrivain anglais de passage à Paris. Nous en sommes sortis tétanisés, bouleversés, silencieux. Il venait de perdre son père, et j’avais le sentiment que nous venions d’assister à la source du tout premier conflit dramatique, que la question d’Oreste se posait au départ de toute existence : suis-je l’enfant de mon père ou de ma mère ? Comme les comédiens pour qui c’était la fin d’une aventure unique, j’ai pleuré à la dernière des Euménides. Les Erinyes se rendent au discours d’Athéna – « Tu charmes mon courroux, je renonce à ma haine » –, et se muent en Bienveillantes mais l’espoir fragile promis par Eschyle disparaît, le pacte ne sera pas respecté, elles sont reléguées au fond d’un temple, rien ne va radicalement changer.

Brontis Jodorowsky dans Le Tartuffe au Théâtre du Soleil
Brontis Jodorowsky dans Le Tartuffe au Théâtre du Soleil © Michèle Laurent

Ensuite il y a eu Tartuffe (1995), une prise de position forte contre la montée de l’intégrisme. À Avignon, l’annonce du massacre de Srebrenica le soir de la première est tombée comme la foudre. Le lendemain, lors d’un meeting improvisé devant le palais des Papes, le désarroi était général, entre discours pieux, langue de bois et rappels que les Serbes avaient combattu les nazis. Contre l’invite à se coucher sur le sol pour que le ciel prenne la mesure de notre indignation, contre la suspension des spectacles, Mnouchkine a tenu bon : « Ce ne sont pas les combattants du beau qu’il faut arrêter mais les supplétifs de la mort. » Signer des pétitions, continuer à jouer, ne suffisait pas, il fallait lancer un mouvement de protestation résolu contre l’inaction de l’Europe en Bosnie, et trouver une autre manière de risquer sa peau : ce sera une grève de la faim de plusieurs semaines à la Cartoucherie. 

« Notre » aventure ensemble en conservera aussi la marque. Giles Foden, le rédacteur des pages Arts du TLS m’avait donné l’aval pour un compte rendu de ce Tartuffe le jour de son départ au Guardian. Après moult entretiens téléphoniques et remaniements, son successeur, Will Eaves, m’a annoncé que l’article ne paraîtrait pas. Cela ne s’était produit qu’une seule fois auparavant, quand par une erreur de casting deux comptes rendus de Tous les matins du monde étaient arrivés ensemble au journal. Je m’étais inclinée de bonne grâce mais cette fois, pas question d’accepter sans protestation un acte de censure intolérable dans le contexte, Srebrenica, la Déclaration d’Avignon. Le TLS a finalement publié l’article. Will Eaves, fraîchement arrivé, cherchait-il ses marques, était-il réac, xénophobe, ou simplement allergique à mon style, je ne l’ai jamais su car nos relations se sont bien sûr arrêtées là.

En 2003, Le Dernier Caravansérail, issu de rencontres avec des réfugiés du centre de Sangatte, est dédié aux millions de Kurdes, Tchétchènes, Iraniens, Afghans, Russes, déracinés par les guerres, « la liste des pays empoisonnés augmente chaque année ». Mais le théâtre se tait, le festival est suspendu. Les intermittents couvrent de reproches les seuls artistes opposés à la grève, Mnouchkine et Chéreau, qualifiés d’« entrepreneurs de morale ». Chéreau s’indigne qu’on ose traiter une artiste comme elle de collabo : « les rues sont envahies par le silence et la mort, comme partout où des festivals ont été annulés. Je comprends la valeur symbolique de cette décision folle de se saborder, mais je dis que cette grève-là, ce “bûcher” comme dit Ariane, est la pire chose qui soit ». Autant crier dans le désert. En 2014, appels renouvelés à une grève de soutien aux intermittents. Cependant, si la leçon de morale n’a pas suffi, la facture salée de 2003 donne à réfléchir : la CGT annonce qu’il n’y aura pas d’annulation, juste des perturbations.

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Tyrannique ou pas, j’aime qu’Ariane me sourie comme si elle me reconnaissait quand je lui tends mon billet, qu’elle fasse la plonge pour montrer qu’elle est un artisan comme les autres, qu’elle résiste avec toujours la même vigueur au désenchantement du monde.

J’ai un peu décroché à partir des Éphémères (2006), création collective faite de souvenirs individuels dont un, concédé par Mnouchkine, le récit du départ de sa propre mère, qui avait fuité jusqu’au plateau. La virtuosité du dispositif scénique compensait mal la pauvreté des dialogues, reflet grisâtre de la vie quotidienne. J’avoue, je la préfère dans le mode épique. Au 450e anniversaire de Shakespeare (2014), après les décors du très regretté Guy-Claude François, son scénographe depuis L’Âge d’or, je vis comme une trahison le plateau du Macbeth encombré non pas seulement d’un mais de deux salons bourgeois. Il m’arrive de repartir ivre d’images, toujours charmée par les instruments magiques de Jean-Jacques Lemêtre, mais déçue, avec l’impression d’un spectacle en excès de l’action ou du récit, comme L’Île d’or du post-confinementNombre d’éléments qui ont fait la renommée solaire du Théâtre étaient là pourtant, mais pas le souffle de la grâce, ou peut-être est-ce moi qui l’ai perdu, au point d’éprouver rarement cette étincelle de bonheur absolu, intellectuel et sensuel, dont elle parle si bien, en citant Jean Vilar.

Le Théâtre du Soleil participant aux manifestations contre la réforme des retraites en 2010
Le Théâtre du Soleil participant aux manifestations contre la réforme des retraites en 2010 © CC00/WIkipedia

Signe des temps, ce ne sont plus des cavaliers fringants mais des lits d’hôpital qui virevoltent sur scène. Une île idyllique, inspirée de l’île de Sado où étaient bannis jadis les artistes et intellectuels japonais coupables d’avoir critiqué l’empereur, est convertie en île marchande par divers prédateurs. Ce concentré du monde tel que l’a révélé la pandémie suscite la colère de Mnouchkine « contre les clowns de la désinformation, les perroquets auditionnés par des media perroquets, contre les réglementations de conseillers moliéresques qui ont privé les mourants et leurs proches des rites du deuil, les technocrates engendrés par un capitalisme débridé », sa volonté aussi de « dépasser cette rage, comprendre la grandeur des tragédies humaines, traduire ce qui se vit aujourd’hui dans des œuvres éclairantes pour nos enfants ».

Tyrannique ou pas, j’aime qu’Ariane me sourie comme si elle me reconnaissait quand je lui tends mon billet, qu’elle fasse la plonge pour montrer qu’elle est un artisan comme les autres, qu’elle résiste avec toujours la même vigueur au désenchantement du monde. J’aime qu’elle ose parler net contre la doxa intellectuelle, politique ou même artistique, qu’elle rappelle que les cultures n’appartiennent à personne et confie sa troupe à Robert Lepage quand il perd sa subvention faute d’avoir distribué des acteurs autochtones dans Kanata. « Dire qu’une histoire ne peut être racontée que par ceux dont les ancêtres l’ont vécue, est artistiquement faux. » Ses propres grands-parents sont morts à Auschwitz, mais pas question d’interdire à une actrice allemande de jouer le rôle d’Anne Frank si elle a le talent et la force morale de le faire. Une longue réunion à Montréal a permis de dialoguer avec les artistes canadiens, sans aboutir à une entente : « il nous aurait fallu, il nous faudra, plus de temps encore. Nous le prendrons ce temps ».

Prendre le temps, comme chaque fois qu’une première est différée pour permettre aux acteurs de perfectionner leur ouvrage, aux spectateurs de repartir transformés par un moment de bonheur ensemble. Parce qu’au lieu de donner aux adolescents « le temps nécessaire pour devenir des lecteurs fluides, sereins, capables de recevoir, s’ils le désirent, le trésor de la culture humaine, un bien commun confisqué », on leur inocule le venin de l’égoïsme individualiste, on leur dit tous les matins : « Arrête de rêver, tu seras chômeur ». Les Gilets jaunes ? Ils ont affiché deux visages, elle veut savoir lequel on la somme de soutenir avant d’enfourcher un cheval emballé. L’appel au meurtre, non, jamais. Dans La Ville parjure (1994), la mère de deux victimes refusait l’offre des Erinyes d’égorger le coupable : « Alors, comment veux-tu qu’il meure ? – De honte. Oui, d’un coup terrible venu de l’intérieur. Vous comprenez ? — Non. Explique-toi. » Il y a trois ans, Ariane Mnouchkine disait redouter « le déconfinement de la haine coléreuse. Est-ce que le peuple français va réussir à guérir, ou au moins à orienter sa rage, donc ses haines, vers des propositions et des actions profondément novatrices et unificatrices ? Allons-nous réussir ? Il serait temps. Car le pire est encore possible. » Pourvu qu’on lui laisse le temps. 


[1] « Behind the Masks of a Moralist » , 27 sept. 1992, The New Tork Times Archives. Les entretiens donnés à Lucien Attoun, Françoise Kourilsky, Laure Adler, Fabienne Pascaud, Joëlle Gayot, Jean-Claude Lallias, Béatrice Picon-Vallin, sont accessibles sur le site du théâtre, les podcasts de France Culture ou les vidéos de YouTube.