Les « maos » et les « situs »

Un demi-siècle s’est écoulé depuis que les derniers feux de l’esprit soixante-huitard se sont éteints. Le bilan a été tiré, l’heure est désormais au regard historien sur des engouements que l’on ne partage plus et que l’on peine à comprendre. Deux livres récents évoquent le souvenir de deux petits groupes qui semblent avoir davantage marqué leur époque par la légende qu’ils ont su créer que par leur action effective.

Frank Perrin | Debord, printemps. Louison, 204 p., 19 €
Gabriel Perez | Les derniers maîtres. Paroles vivantes de philosophes. L’Atelier, 336 p., 21 €

Les uns se disaient maoïstes, les autres situationnistes. Ils avaient des maîtres (à penser, du moins), aujourd’hui décédés, Benny Lévy il y a vingt ans, Guy Debord bientôt trente. Les disciples du premier adulent désormais Levinas, ceux du second trouvent maintenant des vertus à la « société du spectacle ». Leurs enfants sont quinquagénaires et leur destin souvent prévisible, parfois surprenant. Qui aurait deviné que les éditions Verdier ont été fondées par d’anciennes « maos » de la Gauche prolétarienne ?

Guy debord portrait pour Debord Printemps par Franck Perron
Thierry Ehrmann, Portrait peint de Guy Debord (2008) © CC BY 2.0/ Thierry Ehrmann/ Flickr

Voilà deux groupes qui furent influents au tout début des années 1970. Ils sont comparables par leurs refus. Cela crée une certaine parenté objective ; subjective, certainement pas. Il y avait bien des deux côtés un discours révolutionnaire mais, quand les uns pensaient au prolétariat, les autres s’inscrivaient plutôt dans la logique de l’avant-garde artistique vécue sur le mode de la bohème. Ceux qui voulaient la dictature du prolétariat n’étaient pas issus de celui-ci, mais beaucoup d’entre eux sont allés travailler dans des conditions de prolétaires – en masquant leur prestigieux parcours universitaire. D’une certaine façon, c’est le groupe Tel Quel qui a assuré la synthèse, à la fois avant-gardiste de l’écriture et capable d’aller en délégation faire quelques pas au sommet de la Grande Muraille et de s’incliner devant la Cité interdite, pour en revenir ébloui. Puis bien sûr de se convertir au catholicisme avant même que les « maos » ne prennent le chemin des yeshivot, charmés par un Levinas qui professait dans l’université la plus réactionnaire de Paris.

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Voilà deux groupes qui furent influents au tout début des années 1970. Ils sont comparables par leurs refus. Cela crée une certaine parenté objective ; subjective, certainement pas.

Le recul historique modifie le regard porté sur une époque qui s’éloigne, sans que l’on discerne toujours bien s’il éclaircit vraiment les choses. Dans tout groupe dont on étudie l’existence passée et l’action accomplie, il tend à ériger une personnalité en chef, maître à penser admiré puis transformé en un petit tyran que les autres se seraient empressés d’imiter jusque dans ses palinodies. Les hommages rendus à Philippe Sollers lors de son récent décès tendaient ainsi à faire de lui le maître de Tel Quel, dont les autres membres du groupe n’auraient été que des faire-valoir. Le livre de Frank Perrin décrit Guy Debord en « boussole » d’une « jeunesse affolée » qui avait besoin de se situer dans ce « magnétisme mystérieux ». Les autres « situationnistes » n’auraient été que des seconds couteaux. Ni Michèle Bernstein ni les peintres du groupe Cobra n’auraient été à la hauteur de Guy Debord – si tant est que celui-ci se soit effectivement perçu en maître. Quant à Raoul Vaneigem, son nom n’est même pas évoqué ni le titre de son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations. Il a cessé d’exister pour les thuriféraires du Maître – peut-être parce qu’il écrit encore. Du côté des « maos », tous auraient obéi au grand chef Benny Lévy, un penseur d’envergure auprès de qui Sartre avait conscience de ses limites. Est-il inéluctable que l’écriture historique produise ainsi des hiérarchies partout, ou est-ce le demi-siècle écoulé qui rend visible une hiérarchie effective, restée inaperçue quand le groupe était vivant ?

Les deux livres qui viennent d’être consacrés à ces deux groupes sont aussi différents que ceux-ci purent l’être, et pourtant non dénués de points communs, comme « maos » et « situs » en eurent entre le début des années 1960 et la première moitié des années 1970. Mettons : les années gaullo-pompidoliennes. En d’autres termes, avant et après Mai 68. On pourrait aussi dire : quand la guerre du Vietnam se substitue à celle d’Algérie. Si l’on préfère une référence philosophique, on évoquera les années structuralistes. Il y a encore d’autres façons possibles de qualifier ces années déjà si lointaines et cependant aussi proches que peut l’être la figure de Foucault. En témoigne la publication concomitante de ces livres consacrés à deux mouvements ultra-minoritaires et néanmoins révélateurs de la révolte que put susciter cette époque de vive croissance économique. Leur influence fut loin d’être nulle et ils constituaient deux offres rivales pour formuler une opposition radicale à un ordre socio-politique et culturel qui, rétrospectivement, nous apparaît comme la mise en place de la modernité, un changement d’époque. Un moment où l’on osait regarder l’avenir avec les yeux de l’espérance.

Fernand léger pour Les deniers maîtres de Perez
Nature morte à la table rouge, Fernand Léger ( 1920) © CC0 1.0

Chacun à sa manière, les auteurs de ces deux livres se présentent comme des disciples qui veulent comprendre le cheminement d’aînés admirés. Gabriel Perez le dit expressément puisqu’il précise appartenir à l’Institut d’études levinassiennes fondé en 2000 par Benny Lévy, Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy. Institut que fréquentent aussi les cinq « maîtres » dont il a voulu retracer le parcours et que préside actuellement le fils de Benny Lévy. De l’autre côté, Frank Perrin, l’auteur de Debord, printemps, dit autrement sa proximité avec les situationnistes. Il le fait d’abord en se définissant lui-même comme artiste, philosophe, critique d’art, agitateur polymorphe : une série qui aurait ravi un situationniste des années soixante. Et surtout il s’applique à écrire de la manière flamboyante la plus propre à évoquer ceux dont il brosse un rapide portrait.

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Leur influence fut loin d’être nulle et ils constituaient deux offres rivales pour formuler une opposition radicale à un ordre socio-politique et culturel qui, rétrospectivement, nous apparaît comme la mise en place de la modernité, un changement d’époque. Un moment où l’on osait regarder l’avenir avec les yeux de l’espérance.

Toutefois, l’impression qui se dégage de leurs propos est radicalement différente, pour ne pas dire opposée. Les cinq « maos » dont est retracée l’existence se sont bien éloignés de la référence chinoise. Et même de tout militantisme politique, auquel tous ont substitué un engagement religieux impossible à prévoir quand Benny Lévy était connu sous le nom de Pierre Victor et qu’il animait la Gauche prolétarienne. Devant Gabriel Perez, tous les cinq s’attachent à décrire leur existence comme réussie. À les écouter, leur étrange parcours apparaît dans la cohérence qu’il a eue pour chacun d’eux.

Du côté situationniste, c’est la catastrophe généralisée. D’abord, parce que rien n’est dit du mouvement situationniste proprement dit, de ce qu’il a pu représenter pour une jeunesse qui n’était pas forcément insensible pour autant à l’attraction qu’a pu exercer la Chine communiste. Il n’est question que d’incessantes beuveries rythmées par les exclusions décidées arbitrairement par un autocrate qualifié tantôt d’incendiaire ou d’exterminateur, tantôt de stratège, mais jamais d’auteur de quelques livres marquants. On ne voit pas comment cet alcoolique aurait pu écrire La société du spectacle, un de ces livres dont le titre au moins est abondamment cité par le moindre publicitaire. Frank Perrin est sensible à la révolte absolue que peut traduire un usage débridé de l’alcool et de drogues diverses, mais il ne donne pas à comprendre comment le personnage qu’il présente a pu écrire des livres importants qui témoignent d’une véritable culture et d’une réflexion dont la profondeur ne se mesure pas au nombre de bouteilles bues chaque jour. Quant aux divers membres du groupe dont la vie est évoquée, c’est un cimetière intellectuel, un catalogue des manières possibles de rater sa vie, de se détruire.

Les uns se voulaient révolutionnaires et ont agi en conséquence ; ils ont fini en religion. Les autres ont voulu refuser tout l’ordre social et ont sombré dans le délire éthylique, avant d’échouer sous l’empire d’autres drogues ou de subir moult électrochocs. Ces deux livres se veulent empathiques et pourtant leur lecteur reste sur l’impression de deux modalités de l’échec, au point qu’il finit par se demander si leurs auteurs ont autant de sympathie qu’ils le laissent entendre pour des démarches qui n’ont jamais été tout à fait les leurs.