Voilà qui ressemble à un ouvrage de pure érudition propre à satisfaire les récurrentes curiosités estivales pour les sud, le sud dit-on à Paris. On s’interroge alors sur ce qu’est et ce que fut la méridionalité au cœur des porteurs de la pensée nationale française la plus élaborée, celle de nos « chers professeurs » persiflés en cas de dissidence, tel Henri Irénée Marrou (1904-1977), signataire en 1960 du Manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission lors de la guerre d’Algérie.
Il va sans dire que publier un carnet de poèmes de jeunesse en provençal du grand professeur en Sorbonne que fut Marrou s’adresse tant à ceux qui ont de la sympathie pour le personnage public, parfaite figure de l’intellectuel catholique de gauche, qu’aux historiens qui savent le tropisme provençal d’un auteur qui, en 1961 sous le pseudonyme d’Henri Davenson, publia Les troubadours au Seuil. La collection Microcosme « Le temps qui court », consacrée aux « groupes sociaux », accueillit cette magistrale petite synthèse conforme à l’habitus de l’historien qui définissait les vacances comme la période où l’on peut travailler sur une période qui n’est pas celle que l’on enseigne à l’Université !
La publication de ce Libre de jouventu, jusque-là inconnu, nous fait remonter aux sources de l’ancrage culturel et de l’appartenance sans revendication à la Haute Provence du petit Marrou, par ailleurs élevé à Marseille où son père était typographe. Ces textes nous apprennent qu’il passait ses vacances de Noël et de Pâques dans la haute vallée de la Durance, entre Sisteron et Gap, des terres très catholiques des Hautes-Alpes, le pays de sa famille maternelle. À quinze-seize ans, Marrou avait donc composé des poèmes lyriques et un Brinde, les vœux à la santé de tous et de chacun dans l’espace semi-public et convivial des fins de repas où les effusions et les remerciements confirment un entre-soi autant que la prise de parole publique scelle le passage (masculin) à l’âge adulte.
C’est donc une sorte d’origine qui se dit à travers le carnet, fruit d’une réelle élaboration, le temps de l’écriture puis le temps de sa mise en forme livresque ; le modèle est félibréen, selon le titre dont s’autorise l’impétrant, et la réalisation matérielle du volume fait de copies pelures de textes tapés à la machine appartient tant aux années d’écriture, 1920 et 1921, qu’à sa confection en pseudo-livre de 1931. La couverture ornée d’un dessin blasonné en partie double, moitié consacré à l’étoile du Félibrige, moitié à la croix latine, n’est pas moins programmatique que le contenu soigneusement gardé – et occulté – par l’auteur, le tout s’accompagnant d’un « éclaircissement » (Elucidẚri), soit pour lui-même, soit à destination de l’inventeur putatif du document dont l’historien Marrou savait bien la potentialité aléatoire.
Cette douzaine de pages est en effet restée inconnue, car externe aux « Cahiers posthumes », autres textes de jeunesse eux aussi traversés de silences et d’amours contrariées ou impossibles, légués incomplètement car les sept premiers ont disparu ; ils ont été publiés par Françoise Marrou-Flament en 2006. On y rencontre des allusions à ce Libro de Jouventu qui se dit aussi selon le meilleur cadre narratif des troubadours ; sa mise en œuvre laisse planer l’hypothèse que le père d’Henri Irénée aurait pu imprimer ce carnet, selon un complément d’information qui provient de Catherine Marrou, l’autre fille d’Henti Irénée, mais rien n’en a jamais été retrouvé.
Philippe Gardy donne donc ces pages et leur traduction. Il en a respecté la graphie et il s’est livré à un travail d’exégèse très sérieux. Il a tenté de dessiner le paysage littéraire que revendiquent l’Elucidẚri et la linguistique de ces textes, dont les variantes graphiques montrent que, par-delà le Félibrige mistralien de rigueur de Marseille à Gap, la tentation d’une écriture normée a existé et que Marrou a lui-même affirmé avoir correspondu avec Prosper Estieu au sujet de la graphie nouvelle qui repartirait des troubadours ; à partir du modèle d’Aubanel jusque dans le titre de la La Miόugrano entre-duberto, par réminiscence obligée du grand poète lyrique pour les amours perdues, ici ou là se retrouvent des influences classiques (du classicisme occitan qui est troubadour). N’oublions pas que H. I. Marrou n’était pas un héritier, qu’il n’a pas commencé son secondaire au prestigieux lycée Thiers de Marseille mais dans son annexe, le collège Victor-Hugo où, soit choix d’élection, soit nécessité, il a appris l’anglais en première langue et le provençal en seconde langue (oui, c’était alors possible). De là des maître évidents, des influences, des modèles et des noms d’enseignants.
L’Elucidẚri donne de lui-même nombre de clés pour savoir ce qui a conduit l’entreprise faite « non pas de main d’homme », parfois « en grande fièvre » pour une poésie du bord du lac de Genève puis par renvoi à l’Opus posthumum 4 (perdu) selon un jeu de piste qui est aussi un jeu mémoriel à usage privé. On y apprend que l’écriture a suivi l’achat du Pichot Tresor (de la langue) de Xavier de Fourvière et que ces tentatives d’écriture sont successivement une traduction de Listeners de Walter de la Mare, une autre sous inspiration des imagistes américains et une troisième transcrite du poète bulgare Giorgi Assen Dzivgov (1903-1986). L’homme de trente ans fixe sa mémoire et en confectionna un lieu, un carnet qui clôt ce qui fut un essai adolescent sous le signe de la fantasmagorie poétique, autant qu’une recherche expressionniste dans le comparatisme le plus exigeant de modernité avec Dzivgov, autre très jeune homme. Cette quête littéraire au seuil de la khâgne marseillaise est à l’affût de toutes les tentatives du moment et pose la langue d’accueil dans le meilleur cadre comparatiste. Il y a là une langue relais disponible pour toutes les tentations littéraires.
Lorsque Philippe Gardy s’interroge sur le trou qui sépare ces textes de 1920 de leur mise en forme de 1930, il n’a pas conscience que ces tentatives premières n’appartiennent plus au monde du normalien qui vient d’obtenir l’agrégation, second derrière cet autre Méridional gascon de Condom, Alphonse Dupront, qui lui aussi garda l’occitan comme langue souterraine (ce que je sais pour avoir été élève des deux : au lieu de répondre à mes inquiétudes sur la nécessité de dépouiller une série d’archives, Dupront me parla de tout autre chose, dans un splendide gascon dont je ne compris que bien plus tard qu’il avait été grandement retravaillé). Tous deux étaient entrés à Ulm, promotion 1925, Marrou alors cacique, puis ils furent encore simultanément à l’École française de Rome, l’un comme moderniste, l’autre comme antiquisant. Nul doute, c’est aussi à Paris que s’écrit le roman de la langue, de leur langue bis, et c’est aussi là que se redéfinissent des possibilités qui créent des aspirations au-delà de l’écriture poétique des vertes amours enfantines.
De plus, c’est en mai 1926, lors de leur première année à Ulm, que La Bête du Vaccarès, La Bèstio doù Vaccarés de Joseph d’Arbaud, fut publié par Grasset aux Cahiers verts, en tête de sa collection bilingue et avec une préface de Charles Maurras ; ce tournant du provençalisme fascina sans doute moins nos jeunes normaliens – sans présumer de leurs engagements futurs – qu’elle ne les en éloigna, d’autant que sept livres de Maurras sont mis à l’Index à la fin de l’année. Les talas (ceux qui vont à la messe) n’en purent que prendre acte. Hors de tout contexte politique national ou parisien, s’en tenir à la non-parution après annonce d’une traduction d’Arnaud Vidal par H. I. Marrou alors que parut celle de l’abbé Joseph Salvat dans Lo Gai Saber toulousain, lequel avait relancé ses activités pour le six-centième anniversaire de sa prétendue création en 1323, c’est ignorer que le jeune khâgneux pouvait déjà être tout simplement absorbé par des préoccupations plus urgentes avant même la suite des événements et de son propre cursus.
Néanmoins, la tentation occitano-toulousaine et le flirt avec une graphie quasiment languedocienne et normalisée pour la langue mairale (celle de la mère, pas du père marseillais) est un programme qui rompt avec la nostalgie. L’abandonner témoigne d’une seconde rupture, par facilité ou désintérêt. Le retour à une graphie provençaliste plus spontanée ou négligée peut s’entendre comme le délaissement d’un champ.
Parallèlement, Dupront, pupille de la nation, élevé à Condom dans une petite ville encore occitanophone, n’eut pas pareil déchirement, il était, il fut dans la langue – avec Godolin comme jardin secret – mais tous deux réemployèrent dans leurs travaux scientifiques leurs affinités électives. L’un l’assuma par Augustin et l’antiquité chrétienne latine, l’autre par la Roumanie et la romanité catholique.
L’attachement à la trace de la langue perdue et à la méridionalté englobe le mot de Marrou écrivant que « l’adulte ne réalise jamais qu’un pourcentage infime de ses ambitions d’adolescent », formule particulièrement adaptée à ses préoccupations juvéniles d’écriture lyrique en langue d’oc, ce pourquoi il n’est nullement réductible à la formule de son article de janvier 1975 dans Esprit stigmatisant Robert Lafont en « don Quixote de l’occitanisme » pour affirmer que l’occitanie n’a pas existé ; il répondait alors à la Lettre ouverte aux Français d’un Occitan que Lafont venait de publier aux éditions Albin Michel (1973) et sans doute aussi aux Temps modernes, la revue rivale, qui, en août-septembre 1973, avait consacré un énorme numéro aux « Minorités nationales en France » auquel Robert Lafont et Philippe Gardy et bien d’autres noms notables avaient collaboré.
Marrou est probablement resté le Davenson qui avait participé, pour la musique des troubadours, au très mythique numéro des Cahiers du Sud qui, tant par sa date (1943) que par son lieu de production, Marseille, et son titre « Le génie d’oc et l’homme méditerranéen », était largement testamentaire, il est vrai, dans la tête de ses concepteurs.