L’héritage d’une révolution bâillonnée

En novembre 1918, les mouvements ouvriers en Allemagne étaient les plus puissants et les mieux organisés d’Europe. Soutenus par les sociaux-démocrates Gustav Noske et Friedrich Ebert, les corps francs auront raison de la révolte spartakiste de janvier 1919 à Berlin, et la révolution allemande sera progressivement matée, de la Bavière à Hambourg en passant par la Ruhr. Quatorze ans plus tard, Adolf Hitler arrivera au pouvoir. En Autriche, le parti socialiste domine pendant plus d’une quinzaine d’années Vienne, proposant une alternative politique au capitalisme comme à la social-démocratie « à l’allemande », avant d’être lui aussi écrasé par le chancelier Engelbert Dollfuss. Dans La République ensanglantée, l’historien Jean-Numa Ducange revient sur ces moments révolutionnaires souvent oubliés.

Jean-Numa Ducange | La République ensanglantée. Berlin, Vienne : aux sources du nazisme. Armand Colin, 280 p., 24,90 €

« Le 15 novembre 2018, rappelle Jean-Numa Ducange dès les premières lignes de son livre, des représentants de syndicats de salariés et patronaux célèbrent en grande pompe à Berlin le centenaire des accords Stinnes-Legien. » Et il ajoute : « Ces derniers ne disent à peu près rien au public français. » Affirmation incontestable. Pourtant, « ils constituent une étape décisive de l’histoire sociale et politique de l’Allemagne ». Car « ces accords inaugurent un partenariat social entre patrons et syndicats, visant à limiter la conflictualité sociale et les luttes de classes ». C’est, souligne-t-il, le « fameux modèle qui fait rêver nombre de journalistes et d’observateurs » et plus encore, probablement, les dirigeants politiques de tous les pays ou presque. C’est sans doute pourquoi, comme le souligne Jean-Numa Ducange, « la plupart des commémorations ont passé sous silence le contexte insurrectionnel et révolutionnaire qui caractérise la période de ces accords ».

Et pour cause ! D’abord, une révolution sociale qui débouche sur un partenariat social entre les exploiteurs et ceux qu’ils exploitent a nécessairement connu une trajectoire complexe et difficile. Ensuite, pour nombre d’historiens, l’idée que la révolution mûrissait en Europe en 1918 n’était qu’un rêve des bolcheviks, et, on le sait, du rêve au cauchemar il n’y a souvent qu’un pas. Ainsi, selon l’histoire à la mode, Octobre 1917 en Russie n’aurait été qu’un « coup d’État » (alors que les bolcheviks étaient majoritaires au congrès des Soviets, le seul organe représentatif en Russie à l’époque) qui devait logiquement aboutir à l’État policier de Staline, la terreur, le goulag, les exécutions massives et autres joyeusetés du « socialisme dans un seul pays ». Jean-Numa Ducange rappelle qu’à l’époque des événements, de nombreux commentateurs ne voulaient voir dans Octobre 1917 qu’une nouvelle manifestation de la « barbarie asiatique » ; la révolution russe pour eux ne saurait donc concerner les vieux pays civilisés qui forment le cœur de la Mitteleuropa à commencer par l’Allemagne et l’Autriche. D’où l’importance d’une véritable représentation des événements qui secouent ces pays à partir du début de l’année 1918, que l’auteur définit comme une « séquence de refus : refus de la guerre et de la boucherie qu’elle engendre bien sûr, mais aussi refus des valeurs portées par les Empires et les hiérarchies traditionnelles » qui ont plongé les populations au cœur de cette gigantesque boucherie.

En janvier 1918, moins de trois mois après la révolution d’Octobre, la Mitteleuropa (l’Autriche-Hongrie ou royaume des Habsbourg) s’embrase : des grèves de masse éclatent à Vienne, puis à Cracovie, Brünn, Budapest, Trieste, Prague. Au début de novembre 1918, les marins de Kiel au nord de l’Allemagne se mutinent. Apparait alors l’une des questions-clé de la révolution allemande en marche. Le social-démocrate Gustav Noske, vieux partisan de la colonisation allemande en Afrique, chargé du rétablissement de l’ordre, se fait à la fois nommer gouverneur de la ville et élire à la tête des conseils ouvriers. C’est le début symbolique de la tension extrême qui va régner en Allemagne après l’effondrement de la dynastie des Hohenzollern et la proclamation de la République, le 9 novembre 1918. « Dans le sillage de la révolution russe, écrit Jean-Numa Ducange, des conseils ouvriers et de soldats se sont multipliés dans plusieurs pays. » Ils y sont évidemment apparus parce que la violence sociale destructrice de la guerre y avait sapé les fondements mêmes de l’ordre antérieur qui apparaissait plus ou moins nettement aux masses comme responsable de leurs souffrances et de la ruine de leur existence, si morne – mais stable – qu’ait pu être cette dernière.

De Berlin à Budapest s’enclenche un mouvement « vers la révolution mondiale ». Mais, au moment même où le parti communiste allemand, fondé à la fin de décembre 1918, se voit privé de ses deux principaux dirigeants, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, assassinés le 15 janvier 1919, se forme « la grande coalition des organisations du mouvement ouvrier alliées aux forces bourgeoises » qui, « née en pleine révolution, constitue, souligne l’auteur, une des modalités clefs de la vie politique allemande jusqu’à nos jours ». C’est ainsi que sont signés les accords Legien-Stinnes, des noms du président de l’Allgemeiner Deutscher Gewerkschaftsbund et du porte-parole des employeurs, accords visant à élaborer une « communauté du travail » dont l’héritage s’est maintenu jusqu’à aujourd’hui.

Ducange, la république ensanglantée
Affiche électorale du SPD en 1928

Cette communauté s’est construite à l’ombre des coalitions au niveau national auxquelles le parti social-démocrate allemand (SPD) a participé, souligne Jean-Numa Ducange, jusqu’à la fin des années 1920. Il a d’ailleurs prolongé cette coopération jusqu’en 1933 en soutenant la politique d’austérité antisociale du chancelier bourgeois Brüning ! Comme le signale Ducange, une des conséquences de cette coopération est le fait qu’en Allemagne les biens des anciennes dynasties princières n’ont pas été touchés alors qu’en Autriche les biens impériaux de la dynastie des Habsbourg ont été saisis et transformés en biens collectifs.

À Vienne, le social-démocrate de gauche Otto Bauer définit dès 1919 la situation révolutionnaire qui s’est créée au cœur de l’Empire d’Autriche-Hongrie, composante centrale de la Mitteleuropa : « La révolution politique, écrit-il, a détrôné l’empereur, éliminé la Chambre des seigneurs, détruit le suffrage censitaire dans les élections provinciales et municipales. Tous les privilèges politiques sont anéantis. Tous les citoyens, sans distinction de classe, de condition, ni de sexe sont maintenant des citoyens à droits égaux. » Une victoire, donc. Certes, mais pas LA victoire, car, poursuit-il, « la révolution politique n’est que la moitié de la révolution. Elle supprime l’oppression politique, elle laisse subsister l’exploitation économique ». Et si le capitaliste et l’ouvrier jouissent des mêmes droits politiques, chacun d’eux reste ce qu’il est : « l’un reste un seigneur de fabriques et de mines, l’autre reste pauvre et sans défense comme un rat d’église ». Si la révolution politique n’a pas supprimé l’exploitation économique, elle rend cette dernière beaucoup plus sensible et insupportable à ceux qui la subissent. « Le bouleversement politique, ajoute Bauer, éveille la volonté de la rénovation sociale. La victoire de la démocratie inaugure la lutte pour le socialisme », dont les énormes bouleversements engendrés par la guerre ont fait une « nécessité inéluctable » et pourtant, explique-t-il ensuite, à peu près irréalisable, car elle va se heurter à la résistance farouche des capitalistes et des grands propriétaires et au sabotage organisé par les capitalistes de l’Amérique et de l’Europe. Aussi, en lieu et place de la révolution sociale, propose-t-il « un autre chemin, un travail méthodique allant au but d’un jalon à un autre » pour « édifier peu à peu la société socialiste ».

Ducange, la république ensanglantée
Affiche de campagne du parti communiste à l’occasion des élections législatives de 1920.

Les socialistes autrichiens expérimentent cet autre chemin en édifiant une sorte de « Vienne rouge », bastion de la social-démocratie autrichienne détruit en février 1933 par le coup d’État sanglant du chancelier Dollfuss, dont Jean-Numa Ducange décrit longuement l’élaboration et la réalité. Ce bastion des réformes sociales a réussi à obtenir l’autonomie financière et politique à partir du 1er janvier 1922. « À l’étranger, écrit-il, Vienne la Rouge devient une des principales vitrines de l’alternative au capitalisme » au sein duquel pourtant elle se trouve englobée, voire enserrée. Mais « aucun autre endroit n’offre alors une telle vitrine de réussites “socialistes”, même si son influence doit être relativisée par rapport à l’Octobre rouge soviétique, à la portée bien plus importante », puisque la révolution russe, avant de dégénérer et de se transformer en un gigantesque paradis pour les parasites de la nomenklatura et en royaume d’une répression de masse, a liquidé la propriété privée des moyens de production, qui, à Vienne, restent entre les mains des capitalistes. Pour Jean-Numa Ducange, néanmoins, la politique de la social-démocratie autrichienne vise bien à « dessiner encore une alternative au capitalisme, rompant à la fois avec le dogmatisme soviétique et les errements d’une social-démocratie allemande ralliée à l’ordre existant », tellement ralliée à lui qu’elle s’en fait le défenseur acharné, comme le relève Jean-Numa Ducange quand il souligne « le tout répressif de la social-démocratie au pouvoir ».

Affiche pour la Sociale-démocratie viennoise par Victor Theodor Slama (1927) ©CC BY 2.0/ Payton Chung / Flickr

Mais comment ce qui paraissait à Otto Bauer difficile à réaliser dans le pays tout entier pourrait-il donc l’être à l’échelle d’une seule ville, fût-elle la capitale, encerclée par les capitalistes et les grands propriétaires, dotés d’une volonté acharnée de défendre leurs biens et leurs privilèges et auxquels il faut, d’ailleurs ajouter la puissante Église catholique ? « Position fragile et difficile », ajoute Jean-Numa Ducange, si fragile et difficile qu’elle « ne résistera pas à des contradictions multiples et à la crise économique de 1929 », laquelle débouchera en 1934, quatre ans avant l’invasion de l’Autriche par les nazis, sur la liquidation brutale du parti social-démocrate et de la centrale syndicale indépendante du pouvoir dirigée par ses militants.

Pour Ducange, évoquer ces années « est aussi le moyen de comprendre sur le temps long l’histoire de la genèse de l’extrême gauche ou de la “gauche radicale” contemporaine en Europe, [qui] connaît depuis le début du XXIe siècle un certain regain de dynamisme avec des courants divers, notamment post-autonomes en Allemagne, refusant toute médiation des partis politiques et syndicats ». Or, « c’est pendant le mouvement révolutionnaire 1918-1920 que ce genre de contestation est apparu ». Mêmes effets, mêmes causes, donc ? Ou n’est-ce pas plutôt le rôle joué par les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier pour maintenir les fondements de l’ordre – ou plutôt du désordre – existant qui donne une nouvelle actualité à ces mouvements radicaux ?

La République ensanglantée porte en sous-titre : « Berlin, Vienne : aux sources du nazisme ». Aux yeux de l’auteur, en effet, le nazisme « n’est pas qu’une réaction à la révolution russe et aux communistes mais à l’ensemble du mouvement ouvrier organisé, qui, à compter du mois de novembre 1918, avait commencé à devenir un acteur majeur de l’histoire ». C’’est, en effet, le mouvement ouvrier dans son ensemble que le nazisme s’acharne à détruire en Allemagne, puis en Autriche, où le travail avait d’ailleurs été entrepris dès 1934 par le corporatisme chrétien patronné par le chancelier Kurt Schuschnigg. Le fascisme italien et le franquisme manifestent le même acharnement. L’Union soviétique de Staline et de ses divers successeurs, les États oligarchiques nés de sa décomposition, de l’Azerbaïdjan au Kazakhstan en passant par la Russie de Poutine, la Chine de Xi Jinping ,ou le trust américain Amazon, témoignent de la même intolérance vis-à-vis de toute forme indépendante de rassemblement des travailleurs. Les opprimés et les exploités ne peuvent en effet avoir conscience qu’ils forment une classe particulière ayant ses intérêts particuliers que s’ils peuvent se rassembler dans des organisations syndicales et politiques distinctes des autres.

C’est l’une des conclusions que l’on peut tirer du riche tableau contrasté que dresse La République ensanglantée. On peut sans doute en tirer d’autres : la peur de la révolution condamne à l’inaction ou au maintien de l’oppression, les demi-révolutions débouchent sur la réaction complète, la révolution totale isolée court à sa perte en engendrant une autre forme de réaction. « La période 1918-1922, écrit Ducange en conclusion, fournit aussi des éléments pour la redéfinition d’un républicanisme puisant dans la tradition socialiste qui, tout en acceptant le principe d’une représentation parlementaire, cherche à contrebalancer les aspects les plus élitistes de celle-ci en développant l’esprit démocratique des conseils nés de la mobilisation “par en bas”. Aussi, à l’heure d’une profonde crise de la représentation politique en Europe occidentale, leurs débats et leurs expériences demeurent en partie les nôtres ».

Admettons. Mais une question se pose : si Jean-Numa Ducange commence son livre par l’évocation de la grandiose célébration à Berlin du centenaire des accords Stinnes-Legien sur la fraternelle collaboration des représentants de syndicats de salariés et patronaux, prolongement en temps de paix de l’Union nationale du temps de guerre, j’ai quelque peine à déceler dans le monde d’aujourd’hui les manifestations précises, peut-être difficiles à trouver, de l’héritage, peut-être dilapidé, des conseils ouvriers de l’époque révolutionnaire.