Canicules italiennes

Est-ce parce qu’il est suisse ? Parce qu’il est Jérôme ? Parce qu’il est Meizoz ? Parce qu’il est écrivain et professeur de lettres ? Quoi qu’il en soit, il a un imaginaire et un rythme envoûtants que cristallise le petit conte caniculaire qui suit.


Gare de Sant'Ilario
Gare de Sant’Ilario © CC 1.0/Claudio Bertolesi/Flickr

Ils étaient nés dans une poche, déposés dans un creux ombré qu’on disait très sûr, où l’espace-temps suivait ses propres lois. Les anciens répétaient que le soleil errait, aveugle, autour de la terre immobile et femelle ; que tout le reste, c’étaient des foutaises venues d’ailleurs. Les journées s’enlisaient au rythme des cloches. Lancinantes comme la respiration dans le sommeil.

Février, le mois des fièvres, était passé. Les bruits vivants avaient repris autour de leur maison. Le soleil bousculait toute la surface de la terre, graines et plants bourgeonnaient de manière obscène, relevaient de la boue morte leur petites têtes vertes, humides et sinueuses. Il allait falloir vivre encore, alors qu’on avait cédé peu à peu au gel, à la neige, à la nuit hégémonique.

Pour s’extirper de la poche, du creux, il suffisait d’atteindre les carrefours techniques où capter des flux de circulation. Les longues flèches de métal passaient toutes les heures pour rejoindre le sud – la mer –, faisant vibrer l’air engoncé dans les combes. Ils avaient réservé leurs billets. Une fois à bord du wagon, tout glisserait au-dessus de l’ombre stagnante. Ils seraient aspirés par les grands axes vers les villes où le soleil régnait sans obstacle. Le temps accéléré, les enseignes lumineuses, les terrasses, la fête de l’abondance. Partout cette promesse : Ouvert la nuit. Clochards, punks, petits fonctionnaires, extravagantes et prolétaires, tous jaillis du métro sur les places nerveuses, dans les sirènes de flics ou de pompiers.

La lumière avait changé, plus intense et onctueuse sur une végétation avancée. Ils lisaient les noms des gares dans l’autre langue, celle de l’opéra, des palabres à grands gestes. Ils voulaient entrer dans cette musique. Une après-midi, après avoir parcouru des palais, des musées, ils avaient pénétré dans un théâtre ancien où Mozart enfant s’était produit, assurait le guide. Elle avait admiré les balcons superposés, leurs poches ventrues le long des parois troglodytes. Une sorte de montagne de stuc ou de carton-pâte, en pleine ville. Quelques instants d’ombre. Il l’avait photographiée, rayonnante, dans l’une des loges surplombant la scène. Elle raconta ses années de violon, sa professeure très austère, le trac avant les auditions. Le désir de plaire à l’enseignante la torturait. Jouer toujours mieux, pour son approbation, un peu d’amour abstrait. À lui, cette exigence, ce prix à payer pour la reconnaissance, lui avaient paru démesurés. Ce n’était alors qu’une enfant. Il hésitait entre la compassion et la révolte. Il aurait voulu la prendre dans ses bras, lui dire que l’amour ne se payait de rien, qu’il suffisait d’être. Quel conseil ridicule, trop vertueux ! Ce n’est pas ainsi que cela se passait dans les organes. Les vieux manques, le regard des autres, la solitude, avaient la peau dure. Elle avait pleuré un peu. Il n’avait pas trouvé les mots.

Roger Dérieux, Rome au solei
Roger Dérieux, Rome au soleil, 1955 © DR

Ils étaient sortis du théâtre ancien sous un soleil intraitable, rasant les murs pour lui échapper. La canicule mettait la ville à l’arrêt, l’eau serait rationnée sous peu. Dans les rues, les chats régnants imposaient leur lenteur. La radio égrenait des recommandations aux personnes vulnérables. Des bouteilles allaient être livrées par l’armée. Le goudron piégeait la chaleur et la réverbérait. Dans les villes modernes bientôt inhabitables, partout il était question de planter des arbres. Il pensa que le temps d’une vie humaine était trop court pour comprendre celui, incommensurable, du monde naturel. Que les solutions proclamées apparaissaient dès lors faussées, risibles. 

Tous deux avaient marché dans une torpeur muette, cherchant les ruelles les plus sombres. Ils commandèrent une glace à l’abri, sous une statue équestre. La tête du grand homme était maculée de chiures de pigeons. C’est donc ça l’Histoire ? se demanda-t-il. Il cherchait à retrouver, en pensée, la fraîcheur du creux humide d’où ils venaient. De l’ombre, ils en avaient à revendre. La sensation des murs frais, l’odeur des caves ou des grottes, tout cela lui semblait perdu. Assurément, il y avait quelque chose de nouveau sous le soleil.


Dernier ouvrage paru : Malencontre (roman), Zoé, 2022.