Cet ouvrage intéressant et richement documenté nous propose une analyse de cinq auteurs de culture libertaire précurseurs de l’écologie politique : Élisée Reclus, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Ivan Illich et Murray Bookchin. Tandis que Reclus, Ellul et Bookchin se réclament explicitement de l’anarchisme, les deux autres relèvent plutôt d’une culture libertaire au sens large. Comme l’explique l’auteur, il s’agit davantage d’un « panthéon personnel » que d’une entrée dans un dictionnaire encyclopédique.
Tout semble séparer ces penseurs : Ellul est un théologien protestant, Illich un prêtre catholique, Charbonneau un agnostique, Reclus et Bookchin des athées. Ellul, Illich et Charbonneau sont des critiques implacables du système technique, tandis que Bookchin croit au rôle libérateur de la technologie moderne ; Ellul et Bookchin admirent les anarchistes espagnols de 1936-1937, Charbonneau ne voit dans leur expérience qu’une reproduction à petite échelle de la révolution soviétique. Charbonneau, Ellul et Illich sont néomalthusiens, Reclus et Bookchin, des adversaires déclarés de Malthus et de ses disciples.
Cependant, ils n’en présentent pas moins beaucoup d’aspects communs : l’opposition libertaire à l’État, à la domination, à la hiérarchie ; la critique écologique du productivisme, du consumérisme, et du culte du « progrès » illimité ; la recherche d’une alternative qui part du local, de petites unités autogérées.
Communard de 1871, anarchiste communiste, géographe humaniste, critique de la soumission de la nature à la logique marchande, Élisée Reclus rêvait d’un jour où « tous les humains jouiront de l’air frais, de la clarté du soleil, du parfum des roses ». Comment faire ? Il propose de « faire fleurir une petite oasis de paix, de respect mutuel, d’égalité au milieu de l’immense désert ». Selon l’auteur, cette proposition était partagée, sous une forme ou une autre, par tous ces écologistes libertaires. Elle me semble justement le point faible d’une démarche par ailleurs souvent intéressante et séduisante.
Jacques Ellul, anarchiste croyant, « avec Dieu, sans Maître », disciple (dissident) du personnalisme d’Emmanuel Mounier, aide en 1936 les anarchistes espagnols à se procurer des armes ; pendant l’Occupation, il participe à la Résistance comme agent de liaison. Partisan d’un socialisme ascétique et d’une austérité révolutionnaire, il voit dans le système technique, devenu autonome et universel, le responsable des désastres du monde moderne. Il propose de s’inspirer de l’exemple des sociétés traditionnelles, qui consomment moins et travaillent peu, pour refuser la croissance illimitée, les gadgets inutiles promus par le matraquage publicitaire, le « délire automobile ». La tâche des écologistes – comme mouvement, pas comme parti politique – serait de créer des petits groupes autogérés fondant une contre-société à l’intérieur de la société globale, plutôt que de prendre le pouvoir par en haut.
Grand ami d’Ellul – ils ont publié ensemble, en 1936, des « Directives pour un manifeste personnaliste » –, Bernard Charbonneau est plus proche de Max Stirner que de Marx ou Bakounine. Il part du principe de liberté individuelle pour rejeter la tyrannie du marché et la logique productiviste. Critique radical de la croissance et du progrès technique devenu fin en soi, il constate que « l’humanité est condamnée au progrès à perpétuité ». Idée de gauche à l’origine, le progrès est passé à droite lorsque la bourgeoisie a compris que l’expansion indéfinie des produits était aussi celle des profits. Parmi les produits de la technique moderne, la voiture lui semble le plus nuisible, parce que devenue un dieu auquel on sacrifie tout. Le tribut versé à ce Minotaure moderne est lourd : l’automobile coûte chaque année dix fois plus d’hommes aux États-Unis que la guerre du Vietnam…
Comme la plupart des auteurs étudiés par Chastenet, Charbonneau croit à la possibilité de faire éclater l’économie nationale en petites unités autogérées. En outre, il faut favoriser l’accès à la propriété, car, contre Proudhon, il pense que « la propriété c’est l’envol » ! C’est l’aspect le plus conservateur de sa pensée, avec le refus de l’avortement et de la pilule.
Prêtre catholique dissident, Ivan Illich a connu une énorme notoriété dans les années 1970, avant de tomber dans l’oubli après 1981. Comme Ellul ou Charbonneau, il a peu écrit sur la nature, mais, par sa critique de la croissance et du « développement », il est considéré comme un des penseurs de l’écologie politique moderne. Pour lui, la croissance illimitée repose sur une conception écologiquement irréalisable du contrôle de l’homme sur la nature. Son appel à une société de la convivialité, fondée sur le tonos grec (la juste mesure) et non l‘hubris (démesure) des sociétés modernes, a suscité un grand écho. Par contre, sa critique de l’hôpital et de l’école, comme institutions qui, par leur taille, sont devenues contre-productives, a provoqué plus de polémiques – à juste titre à mes yeux.
Pour Illich, la croissance sans limites ni bornes conduit à une catastrophe écologique ; les outils modernes – la voiture ! – de moyens se transforment en fins, et on assiste à la multiplications des besoins artificiels et à l’obsolescence programmée des biens. De ce point de vue, Illich est bien un penseur de l’écologie politique, mais, au cours de ses dernières années, il s’est livré à une critique profondément injuste et même absurde des militants écologistes et des activistes du climat : « Je ne peux pas m’empêcher de rire de ces gamins qui protestent contre le réchauffement de la planète ». Puisque nous sommes impuissants, célébrons l’hédonisme et le présent, c’est sa conclusion désarmante…
Murray Bookchin, Nord-Américain d’origine juive russe est, comme le définit bien Chastenet, le plus anarchiste des écologistes, et le plus écologiste des anarchistes. Après un passage par le communisme et ensuite par le trotskysme, il s’éloigne des idées marxistes, pour penser une écologie sociale d’orientation foncièrement libertaire. Une écologie humaniste, anti-hiérarchique, féministe et anticapitaliste, associée à un municipalisme libertaire, qui voit dans des communautés locales autogérées la base d’une nouvelle société. Admirateur de la polis grecque et du bourg médiéval, Bookchin ne souhaite pas ressusciter le passé, mais prendre appui sur lui pour inventer une nouvelle société (belle formule !). L’écologie sociale vise à la fois à revitaliser les sociétés organiques et à retrouver le chemin de l’utopie, comme le propose Ernst Bloch.
Si sa critique de la Deep Ecology et des activistes de Earth First – néomalthusiens, anti-humanistes – est pertinente, son rationalisme scientiste, son refus du « naturalisme sentimental » et du « primitivisme » qui sacralise la nature, sont plus discutables. Mais l’aspect le plus problématique de sa réflexion est la foi dans les vertus de la technologie moderne : « la machine est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté ». Sa réflexion n’échappe pas, parfois, à un certain progressisme hyper-technologique.
À mes yeux, une des principales limites de cette école de pensée, c’est la faiblesse de sa réflexion stratégique. Comme le dit Chastenet, qui semble partager leurs vues, ils veulent construire, ici et maintenant, des sociétés à taille humaine, décentralisées, autogouvernées, des petits groupes autogérés, réunis sur un mode affinitaire ; le changement se fera par « contagion mimétique du bien » plutôt que par l’intermédiaire d’un Grand Soir. La phrase de Reclus sur la petite oasis dans l’immense désert résume bien le caractère problématique de cette démarche. Pourtant, dans un moment de lucidité, Bernard Charbonneau avait écrit : « Au lieu de fuir dans les marges, frapper au centre ». Ou plutôt, on pourrait ajouter : combiner l’assaut par les marges avec la frappe au centre.
En tout cas, on ne peut qu’être d’accord avec la conclusion de l’auteur de ce beau livre : ces penseurs ont apporté une contribution précieuse à la naissance d’une écologie sociale et libertaire, protégeant la nature autant que la liberté, inscrite dans les combats locaux, partant d’en bas et non pas imposée d’en haut.