Il faut qu’une fenêtre soit ouverte ou fermée

Deux plages solaires encadrent – enserrent ? – une plage plutôt nocturne. L’ensemble composite a peut-être un sens. Sauras-tu le trouver dans l’image ? La question vous est posée par l’écrivain Maurice Mourier imaginant une maison traversée par un soleil rose et changeant, des enfants, des amants, un chat.


Pascaline Mourier-Casile, Les nuages, les merveilleux nuages...
Pascaline Mourier-Casile, Les nuages, les merveilleux nuages… (détail) © Pascaline Mourier-Casile

Imaginons. C’est une maison qui n’attire pas l’œil. Quand on pousse le portail du jardinet, elle offre à droite, de plain-pied, une pièce orientée au sud et à l’est par deux fenêtres, l’une, la mieux exposée, ouvrant la face longue, l’autre, vouée au seul soleil du matin, la paroi plus petite – en somme l’intérieur dessine un rectangle, c’est clair (enfin, quand il fait clair, parce qu’il y a deux gros arbres dans le jardinet et dame ! ils font obstacle à la lumière, surtout si elle est faible, or la vallée – car il s’agit d’une vallée, on l’a compris, sur l’adret de laquelle gîte la maison, on la voit maintenant, n’est-ce pas ? – est fort encaissée et n’accueille les rayons qu’avec parcimonie).

On la voit d’autant mieux, la maison, que la neige a cessé de tomber juste à la fin de la nuit. Elle a eu le temps néanmoins, depuis hier soir, de niveler si bien les creux et les bosses que de l’idée de jardin il ne reste qu’une vague image mentale. Devant les deux fenêtres une ouate unie, que ne dérange aucun vent, s’étend jusqu’au portail et au-delà a fait disparaître aussi la route où presque jamais ne passe une auto, dans ces années-là où la circulation avait pratiquement cessé, sauf celle des charrois attelés de chevaux que les ouvriers agricoles polonais encouragent à monter la côte à coups de Tik’Wouoh ! Tik’Wouoh ! lourds comme des tas de boue et d’autres mots qu’on ne comprend pas, forcément ils causent dans leur langue. Ah ! ces pauvres bêtes, pas étonnant qu’elles leur obéissent si mal !

Mais vous sortiriez, vous, par une si grosse neige ?

Donc ils sont tous les deux bien au chaud dans la pièce. Les deux enfants. À un bout, vers l’est, à travers la fenêtre on ne voit pas grand-chose et c’est dommage parce que le soleil rose encore et pas bien haut veut entrer et qu’il y met du sien. Si les enfants étaient un peu plus grands, sûr qu’il attirerait leur attention, au moins une minute. En fait, ils ont juste la taille suffisante pour que le couvercle relevé du coffre à jouets qui occupe toute la largeur de la fenêtre immobilise leur regard qui plonge au milieu des trésors accumulés, ou plutôt des fragments de trésors car presque aucune forme originelle n’est reconnaissable dans le magma d’objets cassés, de boîtes de peintures éparpillées, de débris dépourvus de sens, de bougies bleues, dorées, vertes, à demi consumées, qui ornèrent naguère des arbres de Noël défunts, de pâte à modeler, de miettes où se reconnaissent ailes d’avions en métal, roues de modèles réduits, pièces de puzzles.

D’ailleurs rien, derrière la fenêtre fermée, ne peut être plus attirant – ne pourrait l’être tant que les moineaux ne sont pas sortis de leur cocon d’herbes tressées, séchées, calfatées de neige – que le feu qui s’agite à gauche dans le mini poêle habillé de bleu, tandis qu’une coupelle de fer blanc remplie d’eau fumante recèle un bouillon de feuilles d’eucalyptus d’où fuse un parfum balsamique et astringent.

Le sol de la pièce est totalement occupé par les plis en accordéon d’un tapis jonché de pommes de sapins glanées dans le grand jardin, celui du bas, où coule le ruisseau aux rives ourlées de neige. Puis on y trouve pêle-mêle des ronds de monnaies périmées, grises avec un trou carré au centre, des brins de laine de diverses couleurs, des boules compactes en coton teinté de rouge, mille papiers froissés et çà et là quelques cartels précieux, d’un blanc de nacre, sur lesquels s’étend une inscription en majuscules argentées : billet d’honneur décerné a l’élève…

Depuis la porte ©CC BY 2.0/Christina Sanvito/Flickr

La quasi-totalité de l’espace est pourtant dévolue à trois meubles massifs. Le premier est une table ronde et basse en bois solide, brun et ciré, deux plateaux superposés reliés par des montants larges qui vers le sol servent de pieds à l’ensemble et en haut se terminent par des anses, sortes d’oreilles proéminentes de l’espèce qu’on ne peut utiliser quand on n’a que des menottes. Les seconds, des monstres eux aussi inamovibles, sont constitués chacun de deux vieux fauteuils anguleux, profonds et durs, disposés tête-bêche, si bien que leur réunion forme un sarcophage garni de coussins avachis de nuance chocolat chaud, plus ou moins incrustés de poils des nombreux félins qui ont signé leurs flancs et le dossier des fauteuils de longues meurtrissures à vif. Les sarcophages, dont on ne peut atteindre le creux douillet qu’en escaladant les parois verticales, ont pour destination le repos, la sieste, le sommeil des enfants car c’est chose divine de s’y affaler en agaçant sa main aux clous de cuivre des accoudoirs. Mais, comme ce qui reste de terrain accessible est couvert, table comprise, d’albums et de volumes dépareillés, le petit garçon qui s’y installe, dès qu’il a cessé de considérer son gourbi comme un tank voué à l’attaque ou un paquebot à la dérive, consacre ce lieu amène à la lecture.

Puis la fenêtre du midi s’illumine d’un coup et la fillette, plus jeune, plus preste, plus avide de voluptés extérieures, s’y précipite, écarte le brise-bise et voilà, un soleil étourdissant éclaire la nappe de neige jusque-là immaculée, et elle voit le merle mâle d’un noir lustré, qui tient dans son bec jaune vif une baie gluante de lierre, elle voit les moineaux s’énerver autour d’un comestible informe et tracer sur le linon blanc des cercles qui s’emboîtent. Toute happée par le soleil, à demi immergée déjà au sein de la véhémence vivante qu’on appelle le monde, éperdument douée pour l’essor, le vol, la perte.

Comme elle ne veut rien tenter sans lui, parce qu’il est l’aîné et la domine de sa force, elle se hausse maladroitement, essaie en vain de tourner l’espagnolette, va se heurter au sarcophage occupé, essuie un refus assorti du rappel de l’interdiction, qui les frappe tous deux, d’abandonner leur nid tiède par ce temps de neige et de froid sec, se fait une raison car elle est naturellement sage et court s’accroupir devant les losanges de mica du poêle, qui protègent du feu dansant, ramasse autour d’elle des fils de laine et différentes couleurs et s’emploie à les agencer en bouquet, laissant le soleil tout seul, là-bas, dans son dos, derrière la clôture de la fenêtre.

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Lui cependant vit sans soleil. Il avance très lentement dans une allée large et rectiligne que l’effet de perspective transforme en un carreau d’arbalète, ample base et pointe effilée s’enfonçant vers les futurs. Temps d’automne pluvieux ou de début d’hiver. Les arbres, bien alignés des deux côtés, n’ont plus que quelques feuilles secouées par le vent. Les autres ont chu en litière déjà transmutée en tapis imbibé d’eau qui s’étend sous le pas jusqu’à l’horizon. Aucun soleil n’est visible et c’est pourtant le plein jour, blafard, qui sert de bouche-trou entre les éléments du paysage : les arbres, quelques vagues buissons de part et d’autre, la route jonchée. Tout cela d’un noir remarquable, sans rien qui palpite ou qui luise, un noir mat, beau de sa présence nécessaire, sans velléité de séduire.

L’enfant s’avance, il n’a même plus besoin de tourner les pages. Il y a pause dans le récit. L’image est là, solitaire. Unique parce qu’elle est la plus parfaite du livre, la plus réussie, dessinée avec le plus grand soin comme si le conteur avait décidé d’y enfermer tout son désir, toute sa destinée.

Il s’avance en s’efforçant de ne faire aucun bruit autre que le chuintement régulier et endormeur des pas qui s’enfoncent un peu dans le limon de feuilles noires. Le silence est impératif sous cette canopée défaite. Comment prendre le risque de se détourner de son but, qui certainement se confond avec la limite de portée d’un carreau d’arbalète géant filant se piquer dans les lointains pour les empêcher de fuir à jamais, de jeter hors de ses voies le démon paisible maître incontesté des aîtres ? N’est-ce pas lui, ce merveilleux matou noir, élégant sur ses longues pattes, vaquant tout droit à ses affaires, la queue en l’air comme un bras flexueux qui balaie et essuie le paysage, n’est-ce pas lui, apte à cheminer, invisible, par les opacités sans soleil de la lecture, qui ouvre la seule fenêtre qui vaille, celle donnant sur l’Érèbe et les espaces indéfinis du rêve ? En lui, par lui, grâce à son truchement, n’est-on pas assuré, tournant le dos à la lumière dévorante des autres, d’accéder au feu d’artifice intérieur, qui n’a besoin d’aucun soleil ? 

Pascaline Mourier-Casile, Les nuages, les merveilleux nuages..
Pascaline Mourier-Casile, Les nuages, les merveilleux nuages… © Pascaline Mourier-Casile

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Voire. Rappelons-nous. Au bord de l’océan Atlantique, par un mois de juillet venteux, gonflé de pluies comme une éponge et froid tel un méchant novembre. Quinze jours sans une éclaircie, sous un ciel bas, une grisâtre peau de rhinocéros raidie de promesses non tenues. Les jeunes amants se réchauffent à leur propre bonheur, peau contre peau, le ciel fermé leur importe peu quand, trois jours avant leur retour obligé à la ville pleine de murs, soudain, alors qu’ils viennent à peine de s’extirper du sommeil, un rayon rose, inusité, frappe soudain sans crier gare à la fenêtre de toile de la tente transfigurée en palais.

Sur la dune immense parsemée d’oyats, de chardons bleus, parcourue de colonies de gros coléoptères patauds ponctués de blanc, le soleil mordant, grinçant, encombré de ses longs bras soyeux d’or liquide, a tôt fait de pomper les dernières flaques et de transformer les creux inermes en mini Sahara.

Dans ces années-là, où l’on se ressuyait tant bien que mal de la guerre, mais c’est bien inutile, vous ne le croirez pas, la terre abritait plus de deux fois moins d’humains vociférants qu’aujourd’hui et les côtes cariées de blockhaus étaient vides. Elle se promenait toute seule, il n’y avait pas de fenêtre, l’horizon revenu de loin remplissait tout l’espace.

Alors, Aphrodite absolue, elle se défait de sa chemisette vert de mer, abandonne le slip ridicule – portait-on déjà des slips dans ces années-là ? – qui s’accroche aux capitules hérissés d’un chardon, s’allonge dans le sable, ouvre tout grand bras et cuisses afin que le soleil inonde sa beauté de mangue attiédie et fasse d’elle cet abîme de splendeur qu’est la femme aimée, la fille offerte, éternellement nue dans la mer de sable, si évidemment supérieure à tout autre être vivant, même le chat qui pourtant, créature non grégaire, essaye en roulant à l’abri d’un tapis de lui ressembler un peu.

Tout s’altère bien sûr, tout disparaît si la plus pure intelligence, indispensable à l’amour, ne vient pas nimber de son aura la petite fille maritime, celle qui surpasse tellement les autres mortels qu’elle en devient, sans discussion possible, sans rémission, pour toujours, une déesse qui fait de l’ombre au soleil. Avez-vous rencontré ce miracle, cher lecteur ? Et vous, chère lectrice, l’équivalent en mâle ? 

À cette seconde question, allez ! on peut répondre sans remords par la négative, bien que certains se tendent, à l’aide de leurs petits moyens, afin de compenser leur handicap d’orang-outang hirsute, la bêtise et les crocs en avant.

« Mais enfin, pauvre niais, le soleil brille pour tout le monde ! »

À l’évidence, c’est faux, n’est-ce pas ? Faux comme la sagesse des nations qu’un Éole farceur gonfla jadis pour Ulysse, ce flambeur aux pognes poissées de sang.

« Mais il reste toujours la lecture, la bonne lecture qui ferme la fenêtre et installe la nuit constellée. On ne le dit pas souvent et pourtant ça, au moins, comme il serait enivrant que ce fût vrai, parfois ! »