Le soleil grec, condition de la connaissance

Le destin de la philosophie grecque est indissociable du soleil. Condition de toute visibilité, le soleil y occupe une place centrale dans le domaine de la connaissance où il est l’incarnation physique du critère du savoir, et dans le domaine politique où il participe de la publicité propre au régime démocratique grec athénien. Le voici qui brille sous la plume d’Emma Carenini, professeur de philosophie.


Rembrandt, Philosophe en méditation (1632) (détail) © CC 0/Wikipedia

La philosophie grecque a toujours entretenu un rapport singulier à la vision. La vision n’y est pas traitée pour elle-même, comme simple processus organique, mais comme connaissance qui permet la saisie du lointain. En général, c’est son paradoxe : la vision ne se soutient que de l’oubli d’elle-même, au profit de la splendeur de l’objet regardé. Mais les Grecs n’ont pas seulement glorifié la vision par les objets nobles (les étoiles et autres) qu’elle découvre aux hommes, mais aussi par ce qui la permet : la lumière. Le problème du savoir part d’une distinction entre le visible, l’évident, d’une part, et l’invisible, l’obscur, d’autre part.

Le soleil est la source de cette lumière, l’opérateur par excellence de ce partage. Il est la source de toute visibilité. Le soleil est ainsi ce qui permet de voir. Or la vision est l’appréhension éminente du réel. Elle est au centre de la fameuse theoria grecque, c’est-à-dire un certain régime de la connaissance lié au regard, à la contemplation (thea : action de regarder). On oppose ainsi souvent le voir et l’entendre : pour voir, il faut être là hic et nunc, alors qu’on peut entendre par ouï-dire, cela n’implique pas forcément la présence de l’objet. Sans lumière, pas de formes, pas de monde à regarder. La lumière est la condition de l’existence des choses du monde. Elle permet de faire coïncider notre regard et ces choses.

Aristote soulignait le plaisir de voir : « Ce qui le montre, c’est le plaisir que nous prenons à percevoir par les sens, car les sensations plaisent par elles-mêmes, indépendamment de leur utilité, et plus que toutes les autres, la sensation visuelle. […] La raison en est que, parmi toutes les sensations, c’est surtout elle qui nous fait connaître et qui nous révèle le plus grand nombre de différences [1]. » Il y a un plaisir propre à voir les choses, car, quand nous les regardons, nous commençons déjà de savoir. Ce plaisir est contenu au niveau premier de la sensation humaine.

On peut s’interroger ici sur le mystère du « plaisir » dont parle Aristote avec tant d’aplomb : est-ce un plaisir sensible, qui cause une satisfaction intellectuelle (par réflexion ou par curiosité) ? Est-ce un plaisir spirituel, qui naît à l’occasion d’une sensation sans puiser ses racines dans le corps ? Rien ne semble absolument définitif. Quoi qu’il en soit, la vision, en nous révélant une multiplicité de différences, de formes et de couleurs, permet de discerner les choses entre elles. La lumière est la condition du savoir ; le soleil, l’origine de toute lumière. Pas de connaissance possible sans cette condition première de visibilité du monde.

La sagesse grecque, telle qu’elle est définie par Socrate, accorde une place centrale à la connaissance rationnelle de la nature des choses et à des procédures objectives et communicables d’établissement de la vérité. La Grèce classique a ainsi défini la conception occidentale de la sagesse comme savoir universel. Le savoir dans ce sens signifie se rapporter à un objet qui est toujours, à ce qui est vraiment (ontos ôn – aeiov). Le savoir porte sur un objet qui transcende le devenir. C’est le mouvement de l’allégorie de la caverne de Platon. Savoir, c’est remonter des ombres à la lumière qui les induit et de celle-ci à sa source unique, le soleil. Cette allégorie figure le geste fondamental de la connaissance, le cheminement intérieur de l’ignorance vers la connaissance, celui que tout homme peut entamer pour accéder à la vérité désormais affranchie des prêtres et des sectes et accessible à tout homme qui s’est mis dans les conditions de la désirer (eros).

Au quotidien, le soleil est un astre évident et accessible. L’allégorie de la caverne retourne cette évidence mondaine en un objectif quasi impossible à atteindre ; le soleil devient ce que le monde refuse de donner ; il n’éclaire que les esprits philosophes les plus tenaces. Savoir, c’est donc remonter des ombres au soleil, du visible à la condition du visible. La visibilité relève donc d’une certaine conception de la philosophie qui cherche moins à se définir positivement comme savoir que comme interrogation sur la possibilité du savoir. Dans ce modèle platonicien, on considère le soleil pour lui-même et cette allégorie nous rappelle une chose très importante : la lumière a un point d’émission. C’est une lumière transcendante par rapport au monde. Le soleil est le centre autour duquel s’articulent les vérités de toutes les expériences. Il fait partie d’une structuration de l’espace où les points du monde n’ont pas la même valeur ni la même importance. De ce point de vue, le soleil est une image concrète de la transcendance.

Gravure de Charles Laplante
Gravure de Charles Laplante, Éducation d’Alexandre par Aristote (1866) © CC 0/Wikipedia

Ce n’est pas qu’une allégorie ; c’est le geste quotidien d’une des sciences grecques par excellence, l’astronomie. On a souvent parlé du gnomon du cadran solaire grec comme d’une manière antique de lire l’heure. Mais le gnomon est avant tout un instrument de connaissance de l’univers fondé sur la lumière et les discriminations qu’elle dessine dans ses danses avec l’ombre. Le gnomon permet d’induire des informations sur le monde à partir de la position des ombres sur le cadran. Il est une tige dont le placement convenable donne ainsi des résultats étonnants. Cette pointe écrit toute seule sur le marbre. Le gnomon marche tout seul, sans aucune intervention humaine.

Sous le cours régulier du soleil, le monde se connaît lui-même, par lui-même. Michel Serres y voyait la forme pré-moderne de la connaissance, celle qui n’est pas encore fondée sur le sujet – l’expérimentateur Galilée derrière sa lunette astronomique [2]. Ici, le soleil n’est pas du tout pris dans son rapport au temps, mais dans son rapport à l’espace. Il ne sert pas à marquer le temps ; il sert à construire des modèles grâce au jeu de l’ombre et de la lumière. Plus qu’un savoir absolument objectif représentant le savoir pré-moderne, j’y vois un dispositif de mesure ingénieux ; le premier dispositif de connaissance automatique de l’histoire, ou une sorte d’ancêtre lointain de l’ordinateur moderne – non pas une machine de traitement de l’information comme nous la concevons aujourd’hui, mais plutôt un moyen pour les êtres humains de transformer des phénomènes naturels en données quantifiables et manipulables.

C’est bien ce principe fondamental – la conversion des observations du monde réel en des informations traitables – qui est au cœur de la plupart des technologies informatiques. Le gnomon est une sorte de machine à données qui convertit la course du soleil en une série de chiffres que l’homme peut utiliser pour connaître le monde. Ce n’est pas un outil de calcul à proprement parler mais un ordinateur – ou plutôt un ordonnateur de données et d’informations interprétables et chiffrées. Chaque ombre donne des informations sur l’univers. Ces informations sont notées scrupuleusement par Anaximandre, Thalès et bien d’autres. L’ombre du soleil marque les solstices et les équinoxes ; elle permet à Hipparque et à Ptolémée d’établir de longues listes de rapports entre la mesure des côtés de triangles rectangles et celle de leurs angles qu’on appelle la table des cordes et qui constitue les prémices de la trigonométrie. Cette connaissance automatique qui produit des tables de chiffres est un savoir objectal et tabulaire. C’est donc un dispositif de mesure qui permet de convertir une information matérielle en information conceptuelle disponible pour la connaissance – l’information matérielle désignant ici un mouvement apparent et potentiellement signifiant du soleil qui produit des effets optiques. Le gnomon n’est pas l’ancêtre de la montre, mais l’ancêtre de la photographie de l’univers (presque du télescope Hubble). Il figure le geste théorique de Platon de conversion de l’invisible en visible. Le soleil est l’opérateur de cette conversion décisive dans la connaissance de l’univers.

Le soleil est aussi la condition de la publicité de l’espace public au sens normatif d’un principe de visibilité publique des procédures rationnelles et de toute prétention juridique au sein de la société. La visibilité joue en effet un rôle central dans la détermination proprement démocratique de la politique athénienne à l’époque classique. Le bien commun ne relève plus du roi, mais d’individus semblables et égaux, tous candidats aux mêmes magistratures. Dans la cité (polis) comme nouvel espace égalitaire, se dégage un espace public distinct du domaine des affaires privées et individuelles régi par le secret. La démocratie signifie ainsi la pleine publicité des manifestations essentielles de la vie sociale.

Dans les poèmes d’Homère, le bien commun est discuté en privé, en secret, par un conseil, sous une tente. Dans la démocratie de l’époque athénienne classique, le bien commun est discuté en plein jour, sous le soleil, sur la pnyx. La visibilité devient la condition même de la vie juridique : les lois sont gravées dans la pierre, sur les portiques, en place publique. Elles ne sont pas écrites dans des livres rangés dans les recoins d’une salle obscure ; elles doivent être visibles, c’est-à-dire accessibles à tous. La circulation de la parole au sein de l’assemblée des citoyens, l’obligation pour les magistrats de rendre publiquement compte de leur charge devant le peuple, l’écriture des lois, de tous les décrets, tout cela doit se faire en plein jour et devant tous. S’érigeant contre le secret, l’occulte et l’ésotérique, la démocratie grecque lie ainsi son destin exceptionnel à la visibilité.

Antal Ligeti, Temple grec (date inconnue) © CC 00/Wikipedia

Cette publicité met d’ailleurs en valeur, par contraste, la désertion du politique par le citoyen plus soucieux de travailler sa terre ou de rendre service que de venir prendre en main le destin de la Cité : Aristophane se moque beaucoup de l’absentéisme de ses concitoyens à l’agora. Parce qu’il n’est pas visible, l’absent a toujours tort. Ainsi, ce qui caractérise la démocratie directe d’Athènes est bien, pour emprunter une expression de Jean-Pierre Vernant, « la pleine publicité de la vie politique ».

Ce changement est ainsi repérable dans l’organisation de la ville grecque qui n’est plus centrée sur le palais, comme c’était le cas dans la royauté mycénienne, mais autour de l’agora. Ce cadre urbain définit aussi un espace mental où la lumière du soleil devient un bien commun à partager entre tous. Le soleil rentre dans les nombreuses applications du principe de l’isonomie grecque, notamment à travers l’architecture solaire.

La ville d’Olynthe est un exemple concret des principes d’urbanisme solaire antique. Construite au sommet d’un plateau exposé au ciel toujours bleu, ses rues se croisent de manière perpendiculaire selon un plan hippodamien dans les directions sud-nord et est-ouest, afin que chaque maison soit exposée au soleil de manière égale. Cette disposition, qu’Aristote qualifia en son temps de « mode moderne », était conforme à l’idéal grec d’égalité : même le logement ne pouvait se soustraire à l’idée d’une égale exposition à la lumière. L’espace mental démocratique structuré autour de la visibilité définit ainsi un certain cadre urbain qui cherche sans cesse à déterminer le meilleur partage de la lumière.

Lorsque Diogène le Cynique interpelle Alexandre le Grand : « Ôte-toi de mon soleil », ce n’est peut-être pas d’abord un aboiement vulgaire et anticonformiste contre les puissants ; c’est aussi, probablement, l’expression éternelle d’un soupçon à l’égard du pouvoir, par essence toujours dissimulateur et enclin au secret. Le secret n’est-il pas toujours, comme le pensait Machiavel, le meilleur moyen de conserver le pouvoir ? Pour Diogène, le soleil est certes « son soleil », la nature contre la convention, mais il est aussi la source de toute visibilité, ennemie des faux-semblants. La lumière naturelle nous fait voir les choses à leur juste grandeur : non pas leur grandeur sociale, symbolique, conventionnelle, mais leur grandeur concrète de corps, ni plus, ni moins. Le soleil possède ce grand pouvoir d’arasement de nos représentations ; il nous montre les choses telles qu’elles sont vraiment.

[1] Aristote, Métaphysique, I, A, trad. J. Tricot, Vrin, 2000.

[2] Michel Serres, « L’axe du cadran solaire », Études françaises, Presses de l’université de Montréal, 1998.