Les nouvelles ailes d’Icare : entretien avec Myriam Marzouki

À l’heure où nous écrivons, s’achève la tournée de Nos ailes brûlent aussi, une pièce écrite par Sébastien Lepotvin et Myriam Marzouki, qui l’a également mise en scène. Le soleil et le feu n’y sont plus seulement des images, ni des objets scientifiques. Ils y sont des objets brûlant sur un plateau, porteurs d’une lumière inattendue sur l’histoire récente de la Tunisie. Sonia Dayan-Herzbrun s’est entretenue avec Myriam Marzouki.


Photo du spectacle Nos ailes brûlent aussi
Mounira Barbouch, Helmi Dridi, Majd Mastoura dans Nos ailes brûlent aussi de Myriam Marzouki, à la MC93 de Bobigny © Christophe Raynaud De Lage

Vous présentez en ce moment un superbe spectacle que vous avez mis en scène et dont vous avez écrit le texte et conçu la dramaturgie avec Sébastien Lepotvin. Le titre que vous avez donné à ce poème visuel qui donne à voir, à entendre, à ressentir les élans et le tragique de la révolution tunisienne de 2011 fait référence au mythe d’Icare. Lorsque j’ai assisté à sa représentation à la MC93 de Bobigny, j’ai été frappée par la place du soleil, de la chaleur, du feu, mais aussi des cendres et du gris. Et j’ai pensé à ce passage du Discours sur l’Afrique de Victor Hugo : « Le flamboiement tropical c’est l’Afrique. Il semble que voir l’Afrique ce soit être aveuglé. Un excès de soleil est un excès de nuit ». Le soleil de l’Afrique serait donc comme un soleil noir, en quelque sorte un oxymore, opposé bien sûr, ici, à la clarté du soleil des Lumières. 

Vous parlez d’oxymore. Sébastien et moi avons beaucoup pensé en termes de dialectique. En particulier dans la mesure où nous voulions déjouer des attentes, proposer un récit en creux, en tension par rapport à ce qui pouvait être attendu de notre thématique qui était d’abord celle de la pré-révolution. Avec une telle thématique, on pouvait s’attendre à voir apparaître la dimension de l’héroïsme. La dialectique est déjà présente entre l’expérience héroïque et l’incarnation du récit par des individus anonymes, pris dans leur quotidien. Nous avons donc travaillé cette tension entre quelque chose qui serait de l’ordre de la fresque, de l’épopée spectaculaire, et des paroles qui seraient des paroles non spectaculaires. 

Pour revenir plus spécifiquement à cet aspect du soleil et de la noirceur, et pour que notre spectacle porte sur l’histoire tunisienne, on ne pouvait pas séparer les images de la réalité vécue en Tunisie des images-clichés que l’on produit sur le pays qui sont les images du littoral, d’une certaine douceur de vivre, de cette lumière disons plutôt bénéfique. Pour nous, ce qu’il y avait à raconter était quelque chose de non orientalisant et de non exotique, c’est-à-dire une expérience de la temporalité plutôt atone, de la désillusion, toutes ces choses qui ne sont pas du tout flamboyantes. Nous cherchions toujours le revers de la médaille. Derrière la carte postale tunisienne, il y a cette lumière beaucoup plus triste, beaucoup plus éteinte, et surtout non folklorique.

Vos propos nous conduisent au sujet de la pièce. Pouvez-vous en dire davantage ?

Le point de départ consistait à se dire que l’expérience tunisienne est une expérience à la charnière du temps présent et du passé le plus récent, et, comme dans mon travail de metteuse en scène c’est cette question de l’imaginaire contemporain, des imaginaires contemporains, des récits collectifs, et des temporalités qui se croisent entre présent et passé, qui m’intéresse, la matière tunisienne est exceptionnelle. J’avais donc envie de travailler sur une histoire récente qui est déjà à la lisière de l’actualité et en train de basculer du côté de l’histoire. Quelque chose qui est encore un peu là mais qui est déjà du passé. 

C’était aussi une occasion exceptionnelle de raconter une histoire qui m’est proche, familialement, personnellement, culturellement, et de tenter de faire une histoire politique qui ne soit pas une histoire factuelle, pas une histoire documentaire, mais qui soit une histoire sensible. Le projet était de raconter ce qui s’est passé en Tunisie après la révolution de 2011, mais de le raconter non pas comme le ferait un documentariste, avec un souci d’exhaustivité et d’information factuelle, non pas comme le ferait un cinéaste avec une romance, avec un fil narratif partant de personnages, mais avec les moyens de la poésie. Il y a en effet une poésie particulière qui est possible au théâtre, qui n’est pas seulement la poésie de la parole mais qui est la poésie des images scéniques. L’art très puissant et très fragile du théâtre, c’est de produire des images qui nous rassemblent pendant un temps éphémère. Nous avons fait ce pari un peu fou, qui reprenait d’une certaine manière les ambitions de Pasolini quand il disait, à propos de La Rabbia, avoir voulu « faire un essai idéologique et poétique avec des séquences d’un nouveau type » :  raconter poétiquement une séquence historique en s’autorisant toute la subjectivité de la poésie tout en étant très précis sur les documents historiques. C’est un spectacle documenté mais qui n’est pas documentaire, qui s’appuie sur les sources et n’invente pas une fiction, la traversée d’un paysage émotionnel de dix années de la vie d’un pays.

Photo du spectacle Nos ailes brûlent aussi
Majd Mastoura, Helmi Dridi, Mounira Barbouch dans Nos ailes brûlent aussi de Myriam Marzouki, à la MC93 de Bobigny © Christophe Raynaud De Lage

Qu’en est-il alors du feu ?

Il y a deux feux dans le spectacle : le feu inaugural, qu’on ne montre pas, mais qui est présent comme une sorte de puissance de déflagration qui ouvre un nouvel espace et que nous faisons exister sur scène en reprenant la parole d’Abdennaceur Laouini, cet avocat qui, le soir du 14 janvier 2011 sur l’avenue Bourguiba, totalement vide en raison du couvre-feu, improvise une sorte de harangue poétique. Nous avons ouvert le spectacle avec la parole de cet acteur semi anonyme, avec comme sous texte l’immolation, que nous ne montrons pas, de Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010. Et puis le spectacle finit par un autre feu qui amène au plateau quelque chose de très vivant, de très fondamental et de très archaïque, puisque les derniers moments du spectacle sont une flamme qui pour moi indique quelque chose comme un espoir, que l’on ne perçoit pas forcément aujourd’hui mais que l’acte poétique peut déclarer : il y aura un avenir. Entre une séquence qui s’ouvre en décembre 2010 par une immolation et s’achève dix ans plus tard à un moment où le pays est à nouveau plongé dans l’obscurité, le plateau se déploie avec l’image dialectique du feu qui est celle de la cendre. 

Nous avons fait le choix d’un plateau épuré, sobre, qui ne cherche pas à reconstituer des situations réelles, qui est plutôt un espace métaphorique, un espace symbolique et nous avons employé sur scène une matière qui s’est révélée extrêmement féconde puisqu’elle remplit plusieurs fonctions scénographiques, évoquant aussi bien la cendre que les algues, et la poussière. L’idée était que cette matière puisse évoquer plusieurs dimensions temporelles, plusieurs événements, entre nature et culture, entre catastrophe humaine et catastrophe climatique. Et c’est vrai que dans le spectacle le soleil est envisagé dans ses conséquences, dans ses effets, sous la forme de la brûlure. 

Ainsi, les jeunes Tunisiens qui quittent le pays sont appelés « les brûleurs de frontières ». Ils brûlent les frontières et se brûlent, ce qui nous a fait cheminer vers Icare. Leur départ, même si souvent cela consiste à prendre la mer, est une autre manière de s’envoler. Il y a également la dimension climatique que nous voulions aborder, mais de façon subliminale : c’est la question du stress hydrique, de la transformation des paysages et du climat, la sur-vulnérabilité d’un pays comme la Tunisie avec des terres qui littéralement brûlent et s’assèchent. Là encore, symboliquement montrer un sol qui se transforme en une terre aride, c’est quelque chose qui nous semblait juste, compte tenu de la surexposition du pays à la violence du soleil. Il nous semblait essentiel de sortir d’un imaginaire du soleil capturé par le récit du tourisme, de la plage, des palmiers, de la mer, par le récit de la fête ininterrompue des ressources. Désormais on appréhende la chaleur et le soleil comme quelque chose d’inquiétant et de menaçant. C’est la raison pour laquelle nous avons voulu travailler sur ce décor en noir et blanc. Nous avons également voulu de cette façon rendre présente une autre Tunisie, une Tunisie oubliée, rugueuse, celle de l’intérieur des terres, des régions qui ne sont pas côtières, celle du relief montagneux, quand on regarde l’Algérie et aussi celle de la désertification

En sortant de l’exotisme, de l’altérité ethnographique, nous avons voulu, au-delà de l’expérience tunisienne, raconter une expérience humaine d’émancipation, de lutte. C’est sans doute ce qui a touché les spectateurs qui ont vu la pièce dans un contexte de contestation de la réforme des retraites. Racontant une histoire locale, Nos ailes brûlent aussi contribue à témoigner des luttes universelles.