Où le soleil a rendez-vous avec la géo

Les lignes que vous allez lire sont une rêverie savante, née de l’esprit de Jean-Louis Tissier, géographe plein de connaissances et d’humour. Sous sa plume éclairée, se déroule un inventaire qui traverse le temps et les continents suivant les courses du soleil autour de la Terre. Une manière de définition de ce qu’est la géographie.


Roger Dérieux, Ardèche
Roger Dérieux, Ardèche (1999) © DR

Pour obtenir son expertise, relative, de la connaissance de la Terre, la géographie a souvent sollicité le Soleil. Tournesol n’est pas prof de géo, mais il garde la tête froide quand la lune passe devant le soleil en son temple inca : « Inutile de s’affoler, dit-il, c’est tout simplement une éclipse… » Solliciter le soleil pour décrire et comprendre la Terre, qu’il éclaire et dote d’énergie, c’est, depuis trois millénaires, une démarche des astronomes-géographes-cartographes.

Démarche… La course du soleil, du levant au couchant, est l’un des premiers repères de situation : Ulysse le navigateur distinguait le levant, eôs, du couchant, zophos, pour s’orienter dans la « mer brumeuse ». La géographie arabe a repris cette opposition transméditerranéenne : le soleil se lève au Machrek et se couche au Maghreb.

À l’autre extrémité de l’Ancien Monde, dans une correspondance officielle, en 608, le prince nippon Shotoku écrit à l’empereur chinois Sui Yangdi, et commence sa missive par la formule suivante : « L’empereur du pays où le soleil se lève envoie une lettre à l’empereur du pays où le soleil se couche ». La course du soleil est un repère géopolitique simple et apparemment indiscutable : l’astre solaire est le suprême arbitre. Pourtant, en se considérant comme empire du Milieu, la Chine conteste implicitement le fait d’être associée au seul couchant puisque la course du soleil au-dessus des dix-huit provinces impériales se poursuit du levant au couchant.

En revenant à l’ouest de l’Ancien Monde, remarquons que Charles Quint, puis Victoria, ont régné sur des empires insomniaques où le soleil ne se couchait jamais. Tandis qu’à Versailles, à demeure, le coucher et le lever du roi, dit Soleil, tenaient du rite absolutiste, parfaitement décrit par Saint-Simon.

Le soleil a aussi contribué à la mesure et à la division de la Terre. Vers 230 avant J.-C., Ératosthène constate qu’au solstice d’été le soleil est à la verticale de Syène (Assouan), situé sous le tropique (exactement !), tandis qu’à Alexandrie (dont il dirige la bibliothèque) l’ombre d’un gnomon lui permet d’établir que l’angle des rayons solaires avec la verticale est de 7,2° degrés (1/50 de 360°). Estimant la distance d’Alexandrie à Syène à 5 000 stades (le stade égyptien équivalant à 157,5 m), la circonférence de la Terre (qui, pour un savant alexandrin, est évidemment une sphère) s’établit ainsi : 5 000 x 50 = 250 000 stades. Soit 39 375 km… Le compte était déjà le bon.

Via Ératosthène, le soleil a permis de prendre la mesure de notre planète, tour de taille M dans la famille solaire, entre le S de Mars ou de Mercure et le XL de Neptune ou de Saturne. Une certaine exiguïté en attendant que Copernic et Galilée la remettent à sa juste place dans son système orbital.

Bernardo Strozzi, Ératosthène enseignant à Alexandrie
Bernardo Strozzi, Ératosthène enseignant à Alexandrie (1635) © CC 1.0/Wikipedia

Et la division ? Ici aussi, la contribution solaire a été fondatrice. Avant notre Anthropocène et son dérèglement climatique, la science grecque avait identifié un ordre. L’inclinaison différenciée des rayons solaires par rapport à l’horizon était un moyen de déterminer les climats, du grec κλίμα. Chaque climat définissait une zone, ou ceinture, qui présentait des conditions thermiques identiques. Dans ces Météorologiques, Aristote le polymathe, donc frotté de géographie, distingue cinq zones climatiques : deux zones froides à proximité des pôles, carencées en ensoleillement ; une zone torride équatoriale, accablée de rayons ; et deux zones tempérées, l’une habitable et habitée, l’écoumène, située dans l’hémisphère boréal, et l’autre, australe, dite antipodique, source de nombreuses hypothèses, avant que Montaigne n’y reconnaisse d’autres humains.

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Dans notre écoumène, l’empirisme des milieux que pratiquent les sociétés rurales a joué sur les saisons et les sites pour pouvoir exploiter la tempérance relative de l’ensoleillement. On retrouve l’exposition au soleil levant pour les vignobles non méridionaux (Bourgogne, Champagne, Alsace, Moselle). Mais c’est dans les chaînes de montagne que l’attrait du versant ensoleillé est le plus marqué pour l’habitat, les cultures vivrières et les pâturages. Dans le monde alpin, en français, en allemand et en italien, cet avantage est désigné comme suit : endroit, adret, Sonnenseite, indritto ouadritto. L’autre versant est appelé envers, ubac, Schattenseite, inverso… Il est forestier, plus sombre dans le paysage, et le manteau neigeux y dure plus longtemps au printemps, quand les travaux agricoles ont déjà commencé sur le versant déneigé, au soleil.

Sur ces adrets, les terroirs sont identifiés par des termes locaux tels que chaudanne, sollier, solaise. Dans les Pyrénées, l’occitan oppose la soulane à l’ombrée. Ailleurs, comme dans le Queyras, les cadrans dits solaires mesuraient le temps des journées des paysans et des bergers. Frappés par l’exode rural, ces versants ensoleillés ont été, pendant un demi-siècle, aménagés et colonisés par le tourisme d’hiver qui a souvent substitué sa toponymie promotionnelle aux subtiles distinctions agraires et pastorales.

À l’échelle continentale, les États-Unis ont été les premiers à identifier, dans les sixties, une Sun Belt qui allait de la Californie à la Floride. Cette ceinture attire des entreprises de pointe, des activités touristiques, ainsi que les séjours ultimes des retraités. Tropisme vif dans une société plus mobile que celles de l’Europe ; nos rivieras ou nos costas méditerranéennes sont vouées aux seuls loisirs. Et la prospérité de Sun Belt attire vers le nord les migrants sud-américains en quête d’une place au vrai soleil, celui de l’emploi-salaire.

Un projet de ferme solaire en Australie © CC 1.0/Pexels

Héliophiles sont les végétaux dont la photosynthèse exige une exposition durable en plein soleil : ils sont les pionniers d’une couverture végétale qui se reconstitue après un feu. Il y a très longtemps, au Carbonifère, les grandes forêts de fougères arborescentes ont stocké le CO2 de l’atmosphère en carburant au soleil et nous ont légué le charbon, énergie fossile de la révolution industrielle et anthropocénique.

Le réchauffement que nous observons aujourd’hui, dont la banquise rétrécie, n’est pas causé par un flux solaire plus important. Il est lié à la serre que nos sociétés industrielles ont construite à force de combustion d’énergies fossiles et d’émissions de méthane. Ce dôme gazeux bloque le retour vers l’espace d’une partie de l’énergie réémise par la Terre. Terre/Serre : à 150 millions de kilomètres, le Soleil perçoit-il ce passage du T au S que des Prométhée imprudents ont provoqué ?

Le nouveau, désormais, sous le soleil est le panneau photovoltaïque, aussi noir que le charbon. Sur l’adret de nos toits, il nous assure une énergie propre et expose notre citoyenneté écoresponsable. À l’échelle de la planète, on devine l’extension future de ces sombres miroirs tournés vers le soleil, de son lever à son coucher, nappant les déserts tropicaux et reflétant ici ou là les pales des éoliennes moulinant le vent. L’air est rendu mobile par des différences d’ensoleillement d’un lieu à un autre. Enfin, l’état des lieux, contemporain et à venir, de notre planète est suivi en permanence par des satellites dits héliosynchrones, tels nos Spots (Satellites pour l’observation sur la Terre), robots dont la rotation est calée sur la face ensoleillée de la Terre.

« La Terre, notre bonne vieille Terre, vue à plus de 10 000 kilomètres », jubile Tournesol en marche vers la Lune, contemplant, via son périscope stroboscopique, la face éclairée, illuminée, de notre planète.