De l’écriture comme sport de combat

Les textes réunis dans le recueil Que s’est-il passé ? témoignent de qualités avant tout athlétiques. Derrière l’image de l’auteur sexy et pop, auquel on doit Le Bouddha de banlieue, Black Album et le roman Intimité qui inspira un film à Patrice Chéreau, se cache un sportif affûté. L’écriture y est un sport comme un autre, dans lequel Hanif Kureishi se « démarque », pour employer un mot qu’il affectionne. C’est donc la gorge serrée qu’on lit ces textes quelque peu éclectiques, en songeant que l’athlète a passé une bonne partie de l’année 2023 sur un lit d’hôpital, à la suite d’une chute à Rome qui l’a laissé paralysé.

Hanif Kureishi | Que s’est-il passé ?. Trad. de l’anglais par Florence Cabaret. Bourgois, 288 p., 22 €
Couverture de Que s'est-il passé de Hanif Kureishi © Editions Christian Bourgeois
Que s’est-il passé ? de Hanif Kureishi © Editions Christian Bourgeois

Qualités athlétiques, disions-nous. Sont au rendez-vous la résistance, l’endurance – de plus en plus désinhibé, Kureishi vieillit bien, ce qui n’est pas donné à tout le monde –, la vélocité ou bien encore l’adaptabilité au terrain. Tantôt, les textes sont de circonstance ou de commande. Ainsi quand il s’agit de réagir à la disparition du magnifique et « jamais banal » David Bowie, qui sut comme personne concilier expérimentation et popularité, ou à celle de Matthew Evans, directeur général des prestigieuses éditions Faber & Faber, lequel détestait lire (!), mais ne perdait jamais une occasion de se montrer drôle, anarchique et rebelle. Parus dans le TLS, la London Review of Books, ou dans La Repubblica, les essais, eux, se donnent pour ambition de radiographier le Zeitgeist, dans un esprit post-freudien qui placerait leur auteur dans la compagnie idéologique d’un Reich ou d’un Marcuse – sauf que c’est du Kureishi pur sucre, qui lui fait disséquer le capitalisme comme il analyse l’islam politique. De ce dernier, Kureishi ne pense rien de bon. Il le sait, les mots sont dangereux, et sa conviction n’est pas sans risque, surtout quand il parle de « faux pas » à propos de la fatwa dirigée contre Salman Rushdie. Mais la « haine fantasmée du musulman » le fait tout aussi promptement sortir de ses gonds. Sur un autre mode, il avoue rêver d’une culture plus démocratique et inclusive, revendiquant avec bonheur un universalisme qu’on pensait à tort d’un autre âge. Enfin, à l’occasion d’un choix de nouvelles, formant la troisième composante de cet « entrelacs », Kureishi change de nouveau de braquet, comme d’autres changeraient de chemise. Il y a le coup de pédale souple et délié – articulate, dirait-on en anglais, ce qui veut dire intelligent. Mais qu’on ne s’y trompe pas, c’est dans la bagarre finale, au moment d’emballer le sprint, que le puncheur se révèle.

Son sport de prédilection, de fait, reste le combat. L’écriture de combat, car, dans son cas, l’écriture en est vraiment un. À l’intersection de la race, du genre et de la classe, son existence pluri-ethnique s’est retrouvée très tôt en butte au racisme, aux préjugés et autres suspicions mal placées, et son parcours en fut d’autant plus « ardu et souvent humiliant » : « On m’a souvent pris de haut, j’ai entendu beaucoup d’insultes et ça n’est pas terminé. » 

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Son sport de prédilection, de fait, reste le combat. L’écriture de combat, car, dans son cas, l’écriture en est vraiment un.

Parmi les figures et autres role models plus ou moins tapageurs et excentriques qui ont structuré ses récits de bataille, à lui et aux écrivains de sa génération (boomers, immigrés de deuxième génération et autres « bâtards errant dans les limbes de l’histoire »), figure Tommie Smith, dont la fine silhouette aux mains gantées de noir surgit fugitivement. Aux jeux Olympiques de Mexico, on se souvient que le vainqueur de l’épreuve phare du 400 mètres avait levé le poing, et baissé la tête, ainsi que son comparse, au moment de l’hymne américain, en signe de protestation contre les discriminations à l’encontre des minorités de couleur. Inévitablement, sans que son nom apparaisse – mais est-il besoin qu’on le nomme ? –, un autre grand réfractaire, en la personne de l’agile et invincible Mohammed Ali, autrefois Cassius Clay, suit Kureishi comme son ombre. Uppercut, crochet au foie, swing, direct à la tête (cinq, reçus pleine face, lors de la première écoute du Köln Concert improvisé de bout en bout par Keith Jarrett) : l’essayiste possède tous les coups du noble art et sait tirer avantage de son allonge. Mais quand il s’agit de régler des comptes, il quitte le ring et descend dans la rue, là où le corps-à-corps, en particulier médiatique, se mène sans prendre de gants et dans l’oubli des règles. Son adversaire principal ? L’extrême droite, la droite dure britannique, celle qui accuse les musulmans de maux « plus absurdes les uns que les autres », qui est à l’origine du climat de haine ambiant, le plus violent que Kureishi ait jamais connu, prend-il soin de préciser. Et, cerise sur le gâteau, qui a entraîné le Royaume-Uni dans l’impasse du Brexit.

Illustration pour Que s'est-il passé de Hanif Kurseishi
Vieux sac de frappe © CC BY-SA 2.0/ Twisted Gent/ Flickr

Moins contingentes, les nouvelles relèvent le défi de la confrontation avec la part sombre en soi, que Kureishi nomme perversité ou même monstruosité. Il s’y montre, certes sexy (« Une glace avec Isabella »), bien sûr cool (« Le milliardaire vient dîner »), mais avant tout affûté et coriace. « Nulle part », la plus longue des cinq, condense le meilleur de son talent. L’intrigue y flirte, un temps, avec celle du film de Danny Boyle, Slumdog Millionaire (2008), pour finalement déboucher du côté d’un port stylisé, à moins qu’il ne faille le qualifier d’allégorique, qui semble beaucoup devoir aux toiles d’inspiration métaphysique d’un De Chirico. Entre réalisme et abstraction, quelque chose d’infiniment mélancolique s’y dit aussi sur l’amour ambivalent pour les livres (Kafka, Beckett) : « Hélas, les faiseurs de fiction que j’admire ne donnent aucun ordre et n’attendent aucun sacrifice. C’est ce qui fait leur mérite, mais aussi leur faillite. »  

Mais trêve de métaphores. Son ars poetica ne parle pas de sport, mais d’écriture. Une écriture, toutefois, qui s’incarne, se professe (la profession d’écrivain reste « enviable », sinon rémunératrice) et se pratique comme un sport en chambre, sédentaire et statique, mais qui fait pourtant beaucoup voyager, beaucoup sortir des sentiers battus. À l’image de l’énigmatique titre retenu pour le recueil, Que s’est-il passé ?, ce sont les interrogations qui en font le sel. « Où sont-ils ? » feint d’interroger, dans un pays comme l’Italie, qui est la patrie de sa compagne, Isabella, l’absence relative de gens de couleur – « auraient-ils été téléportés ailleurs ? ». Kureishi se demande encore, à titre personnel cette fois, comment l’homme brun qu’il est a pu se laisser piéger et séduire, dans sa jeunesse, par les comédies qu’avec le recul on considèrera comme racistes, type La Party de Blake Edwards, où Peter Sellers se livrait avec gourmandise aux plaisirs interdits du black face. On ne divulguera pas le fin mot de l’histoire, mais disons que le « trophée » que constitue la femme blanche n’y est pas tout à fait étranger. 

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Son ars poetica ne parle pas de sport, mais d’écriture. Une écriture, toutefois, qui s’incarne, se professe […] et se pratique comme un sport en chambre, sédentaire et statique, mais qui fait pourtant beaucoup voyager, beaucoup sortir des sentiers battus.

Mais c’est surtout la nature heuristique de l’œuvre d’art qui le tracasse et le questionne. Hors de l’inconnu, point de salut. Un écrivain qui sait où il va n’en est pas un. Issu de ce que Nietzsche nommait « l’anarchie intérieure », nourri de l’échec et de la frustration, l’art n’existe pas « sans tourment, sans dégoût de soi, sans crainte d’échouer et de réussir ». Sur scène, au stade ou à même la page blanche, pour le sportif comme pour l’écrivain, l’art est affaire d’inconvenance autant que d’insouciance. Il revient à l’écrivain qui veut se créer une langue à soi, distincte de la langue commune, de passer outre aux fourches caudines de la « présomption de culpabilité ». On ne sort du peloton, on ne gagne par K.O., on ne décroche la timbale des prix, qu’en se « démarquant », dans le style propre à chacun. Pour Kureishi, qui a connu Mai 68, ce sera affaire de « plaisir », élevé au rang de discipline olympique.  

En roue libre vers l’inconnu, Kureishi aura trébuché, début 2023, de funeste façon. Il s’est alors passé que, dans l’incapacité de manier la plume, il a eu l’idée de génie consistant à dicter de courts textes à ses proches, à transmettre au monde sous forme de « dépêches » en provenance du front. Qu’on se rassure : le combat ne saurait tourner court, et ce n’est pas demain la veille que le boxeur pourtant groggy jettera l’éponge.