Le 25 mars dernier, en deux heures, la gendarmerie tire 5 000 grenades à Sainte-Soline. Aussitôt, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, annonce la dissolution des Soulèvements de la Terre, au motif de la « violence » du mouvement, dissolution effective le 21 juin. Entre-temps, des brins de muguet auront été arrachés et 33 militants écologistes arrêtés par la police anti-terroriste (relâchés sans poursuites pour la plupart). Mais qu’est-ce que les Soulèvements de la Terre ? Un livre paru le 9 juin répond à la question. Sous forme d’abécédaire, il décline les facettes d’un mouvement pluriel, en quarante textes écrits par des historiens, des philosophes, des scientifiques, des militants ou, entre autres, Virginie Despentes, Alain Damasio, Philippe Descola, Kristin Ross.
En lisant ce livre, ce qui domine c’est la diversité des voix, la variété des angles d’attaque, l’énergie dégagée par des textes ramassés en quatre ou cinq pages. Certainement parce qu’ils décrivent des actions et des propositions au lieu de se limiter à la dénonciation et à la déploration.
Cet ouvrage permet de retracer le chemin qui a conduit les Soulèvements de la Terre à des « modes opératoires plus offensifs », selon les mots des Renseignements généraux. Plus encore, il décrit un mouvement qui n’est pas une organisation en lui-même, mais une association souple de collectifs et d’individus réunis par un but commun.
On ne devrait pas avoir à rappeler l’urgence climatique. S’appuyant sur des chiffres et des arguments précis, les différents textes le font pourtant. Le collectif « Scientifiques en rébellion » souligne que la politique de l’État est celle de l’autruche, voire pousse vers l’abîme : « En 2022, le président de l’Autorité environnementale, chargé de fournir des avis argumentés sur les grands projets d’aménagement, a conclu que la « transition écologique n’est pas amorcée en France », et souligné des évolutions préoccupantes pour la démocratie environnementale en France, avec des reculs du droit de l’environnement ». Quant au problème spécifique des mégabassines et de la gestion de l’eau, Florence Habets, hydrogéologue au CNRS, met en évidence que les moyens de mesurer réellement leurs effets ne sont pas mobilisés : « l’eau souterraine est finalement mal connue. Il n’existe [en France] que 2 000 points de suivi journaliers, un nombre qui ne cesse de baisser. Même lorsque des projets impactants comme des bassines dédiées à l’irrigation agricole sont planifiés, il n’y a pas d’effort pour compléter le réseau d’observation des nappes et rivières adjacentes ». « Nous sommes les témoins directs du silence qui s’étend », disent les Naturalistes des terres, puisqu’en trente ans le nombre d’oiseaux a chuté de 30 % et que des millions d’abeilles ont disparu. Tout cela est bien connu. Cela n’empêche pas le gouvernement actuel de remettre en cause les réglementations environnementales, par exemple l’interdiction d’un pesticide comme le S-métolachlore.
Plusieurs auteurs constatent que les mobilisations écologistes non violentes – manifestations considérables de Youth for Climate, occupations de sièges d’entreprise, « farce démocratique » de la Convention citoyenne pour le climat – n’ont pas été suivies d’effet. Les Naturalistes des terres signalent les limites de la voie légale : « Nous nous épuisons, en recours interminables pendant que les projets se poursuivent ».
Les auteurs soulignent à plusieurs reprises le choix de l’État de favoriser un modèle d’agriculture productiviste, porté par la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), « syndicat du crime écologique », et reposant sur l’irrigation intensive, l’utilisation massive de pesticides, les monocultures, comme si l’assèchement du climat et le recul de la biodiversité n’étaient pas des faits acquis. « Au groupe de parole des Asséchés anonymes, il y a assis en rond toutes les formes de vie », écrit Baptiste Morizot, philosophe du vivant. Or, sans abeilles et autres animaux, pas de pollinisation, et donc de mauvais rendements agricoles.
La « violence » qui aurait motivé la dissolution des Soulèvements de la Terre doit être relativisée : elle est essentiellement mesurée et symbolique, touchant des moyens de production écocidaires, comme les cimenteries, dont l’entrée « Béton » rappelle qu’elles constituaient en novembre 2022 dix-sept des cinquante sites les plus polluants de France. Les images spectaculaires d’affrontements à Sainte-Soline qui ont tourné en boucle correspondent toutes à un même moment assez court, et il faut se rappeler que, lorsque ces affrontements se produisent, des centaines de grenades ont déjà été tirées sur les manifestants qui comptent de nombreux blessés, dont certains gravement – Alix F, le visage fracturé quatre fois par une grenade, témoigne dans On ne dissout pas un soulèvement : « Les blessures, traumas et vies mises en danger rendent visible et matérialisent une violence d’État, une violence banalisée car devenue quotidienne ». Dans « Violence et contre-violence », Isabelle Cambourakis cite Dom Hélder Câmara, archevêque de Recife, considérant qu’il existe « trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise les dominations, les oppressions et les exploitations […] La deuxième est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde ». « Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la deuxième. »
En réalité, la célérité répressive de l’État – rappelons qu’Alexandre Benalla, auteur de violences sur des personnes en 2018, n’a toujours pas été jugé – est certainement motivée par le fait que les Soulèvements de la Terre mettent en accusation le capitalisme, en tant que responsable de la catastrophe climatique : « Ce n’est pas « l’espèce humaine », mais un système historique spécifique, une logique d’accumulation, qui a fait dérailler la Terre ».
Plus fondamentalement encore, il faut détruire les Soulèvements de la Terre parce qu’ils donnent à voir un mode d’organisation efficace qui n’est ni celui de l’entreprise ni celui de la démocratie représentative. On ne dissout pas un soulèvement insiste sur la « composition », qui amène des gens venus d’horizons très divers à travailler ensemble, malgré leurs divergences, et à s’enrichir mutuellement. « Par l’auto-organisation et les bases de formes démocratiques directes que nous construisons », ils montrent en action un contre-modèle de société, décrit par Kristin Ross : « Étant dans le même temps une lutte et un mode de vie, la forme-commune aborde la vie quotidienne en commun de façon immédiate et concrète ». Justement, On ne dissout pas un soulèvement traite de ces questions concrètes, en particulier dans « Cantines en lutte » et « Base arrière ».
Ce livre très riche remet aussi en perspective la lutte pour la diversité du vivant et contre l’accaparement des terres en la rattachant aux combats queer et post-coloniaux, en évoquant les zones autonomes du Chiapas, avec lesquelles les Soulèvements de la Terre partagent « la non-dissociation des univers de vie entre ceux qui assument des charges temporaires et les communautés dont ils font partie », ou au contraire « les expériences catastrophiques du Chili et de l’Espagne » en matière de bassines, exemples non considérés en France. Des précédents historiques sont rappelés : accaparement par les enclosures et combat des Luddites en Angleterre, « spoliation des landes de Gascogne » par Napoléon III, luttes des années 1970 – dans le Larzac, contre l’aéroport de Narita, les centrales nucléaires de Creys-Malville ou de Fessenheim –, écoféminisme…