Au XVe siècle, à Florence, le philosophe Marsile Ficin identifiait le Soleil à Dieu, puissance d’un éclat et d’une bonté infinis. Une cosmologie solaire que Stéphane Toussaint déploie en se penchant sur la tombe de Francesco Sassetti, sise dans la chapelle du même nom, au cœur de la basilique florentine de Santa Trinita.
« Si la lumière du soleil était infinie ou si la chaleur du feu était illimitée, il n’y aurait pas de place pour l’obscurité, ni pour le moindre froid en ce monde. Nous savons que seul le maître de tout l’univers […] est bon et sans limite. Et s’il est incontestablement sans limite, s’il se répand à l’infini dans tout l’espace et s’il dépasse tout à l’infini par sa force, où donc habite le mal, qui ne peut coexister avec le bien, puisque le bien lui-même remplit l’univers ? » (Lettre de Marsile Ficin à Francesco Sassetti, 1479.) C’est en ces termes de cosmologie solaire que le philosophe Marsile Ficin (1433-1499), qui fut une sorte de Platon florentin, expliquait sa conception du bonheur solaire au grand banquier Francesco Sassetti (1421-1490), président-directeur général de la banque internationale des Médicis. Dans ses conseils sur la félicité humaine, Ficin expliquait à Sassetti que le mal n’était qu’une projection ténébreuse de notre imagination sur une création dominée par le Soleil divin. Quelques années plus tard, à partir de 1480, le banquier Sassetti faisait édifier sa somptueuse chapelle de famille dans la basilique de Santa Trinita, à Florence, que les frères Ghirlandaio ornaient d’une vie de saint François et surtout d’une Adoration des bergers, achevée en décembre 1485, chef-d’œuvre absolu de la peinture florentine. Or, le Soleil est partout présent à Santa Trinita, où il est peint sur les fresques et sculpté sur la tombe de Sassetti
Depuis les mémorables études de l’historien d’art allemand Aby Warburg (1866-1929) sur le testament de Francesco Sassetti et sa chapelle, les critiques travaillant sur cet ensemble décoratif exceptionnel, même fondamental, pour l’art du Quattrocento, ont négligé de prendre en considération Ficin et sa lettre solaire. Aussi curieux que cela puisse paraître, aucune mention du Soleil de Ficin n’apparaît dans la littérature sur Ghirlandaio, encore moins dans les guides illustrant la fameuse chapelle Sassetti pour les innombrables touristes qui vont la visiter. Pourtant, il s’agit d’un symbole lié d’une part au mysticisme païen, d’autre part à la religion chrétienne, franciscaine en particulier. Car, en remontant aux sources antiques, mais aussi au poète Dante Alighieri et à saint François, le platonicien Ficin rendait au Soleil un culte syncrétique fort étonnant.
La critique artistique a donc négligé Ficin, mais, en retour, Ficin n’a pas négligé le Soleil dans ses écrits, comme en témoignent ses traités « héliaques » composés entre 1476 et 1493. On peut même dire que la symbologie solaire s’inscrit dans une stratégie ficinienne de grande envergure. Et lorsque le De sole de Ficin parut en 1493, l’opposition de certains théologiens à son traité poussa Marsile à écrire une vigoureuse apologie contre ces censeurs, « chauves-souris » aveuglées par son Soleil !
Autour des années 1480, quel type d’idées nouvelles, plus ou moins orthodoxes, le Soleil de Ficin introduisait-il à Florence ? Les sources païennes sont les premières qui nous viennent à l’esprit. Orphée, l’empereur païen Julien, Platon, Plotin : Ficin prônait un étrange syncrétisme – il n’y a pas de meilleur mot – en harmonie avec son christianisme très particulier.
Dissipons quelques malentendus sur ce point. Depuis des siècles, en Toscane, au moins depuis saint François et son Cantique des Créatures, le Soleil représentait le Père éternel :
« Loué sois-tu, Seigneur, avec toutes tes créatures,
en particulier le frère Soleil,
qui nous apporte le jour, toi qui nous éclaires par lui.
Il est beau et rayonne d’une grande splendeur :
De toi, Très-Haut, il porte la signification ! »
Pour prendre la juste mesure de cette puissante métaphore, il nous suffit de traduire Dante dans le Convivio, III, 12 : « Puisque mon exposé littéral s’ouvrait sur le soleil corporel, accessible aux sens, nous allons maintenant parler du soleil spirituel, accessible à l’intellect, c’est-à-dire de Dieu. Dans tout l’univers, aucun objet sensible n’est plus digne de devenir le symbole de Dieu que le soleil, qui s’éclaire lui-même d’abord par la lumière sensible, puis tous les corps célestes et élémentaires ; de même, Dieu s’éclaire lui-même d’abord par la lumière intellectuelle, puis les créatures célestes et les autres créatures accessibles à l’intelligence. Le soleil vivifie toutes choses par sa chaleur. »
Au Moyen Âge, l’origine de ce topos remontait au Pseudo-Denys et à son traité sur les Noms divins. Mais à la Renaissance, Ficin amplifia considérablement les références franciscaines et dantesques, comme le prouve sa comparaison « orphique » du Soleil et de Dieu, appelée Orphica comparatio Solis ad Deum. L’expression venait d’une lettre envoyée à Lotterio Neroni, grand ami de Marsile, le 19 décembre 1479, précisément à la date où le tombeau de Sassetti fut planifié : « Selon la tradition orphique, toute la sphère du Soleil est remplie d’un esprit très supérieur aux autres sphères. Il produit la vie et le mouvement dans tout le corps de la sphère et, de là, il se répand dans toutes les choses. Mais dans toute la planète du Soleil, il produit l’intelligence et la vision : l’intelligence par la lumière de l’esprit qui domine au centre du Soleil par la tête ; et la vision par la lumière visible qui brille partout […] comme dans un œil. D’où certainement, dans le Soleil, la lumière visible est créée à partir de l’éclat de l’esprit et la vision est également créée par l’intelligence. En effet, l’intelligence ne diffère en rien de la lumière intelligible, et la vision ne diffère en rien de la lumière visible ».
Trois ans plus tôt, en 1476, Ficin avait envoyé à un ambassadeur vénitien une autre lettre, appelée Qu’est-ce que la lumière ?, qui figurera, légèrement modifiée, dans le traité Du Soleil en 1493. Dans la lettre de 1476 brillaient les chapitres poétiques sur le plaisir physique et spirituel produit par le Soleil. Ficin évoquait ainsi la joie que répandent les rayons jusqu’à faire sourire et rire les âmes humaines et célestes.
L’historien d’art Edgar Wind, dans son étude sur Michel-Ange et la chapelle Sixtine, soulignait déjà l’importance de ce texte : « Ficin a réussi à ensoleiller même le côté lugubre du Jugement Dernier par ces mots : “‘Et surtout, en vérité, ce même Soleil divin, qui réchauffe admirablement les yeux sains et vigoureux des âmes pieuses, blesse en revanche les yeux affaiblis des impies et enflamme douloureusement leur esprit.” »
De fait, il est remarquable que Wind souligne l’affinité entre le Soleil de Ficin et le Fiat lux de Michel-Ange, ce Soleil michelangelesque qui réjouit l’œil des justes et blesse le regard des méchants.
Si l’on restreint donc le cercle d’indices autour du philosophe Ficin et du banquier Sassetti, que trouve-t-on dans la lettre sur la lumière de 1476 ? Toute une série d’échos révélateurs : « Dans la joie merveilleuse des esprits célestes, le ciel, semblable à leur corps, et même à leur œil, car Orphée nomme l’œil du Soleil, montre son rire dans sa splendeur et son exaltation dans son mouvement, comme la terre, très éloignée de ces mêmes esprits, montre ses larmes dans ses ténèbres et sa lassitude dans son immobilité et son inactivité […] en présence des ténèbres, comme d’une tristesse, tout s’afflige. »
Et encore : « Quant à l’esprit, il se réjouit de son propre éclat et de celui du Soleil ; l’âme aussi, se réjouit de l’éclat et de l’intellect […] Mais l’intellect est une lumière totalement invisible en raison de sa subtilité et de son extrême abondance. De plus, la lumière est dans l’intellect la vérité joyeuse et la joie véritable. Troisièmement, la lumière hors de l’intellect est une manifestation de la vérité des choses sensibles dans les corps, de la fleur de la beauté et de la volupté des sens ».
Et enfin : « La lumière est, pour ainsi dire, un signe divin reflétant l’image de Dieu dans ce temple qu’est le monde ; et cela à un degré tel que Platon, dans les livres de la République, l’a appelée l’enfant du Bien […] De là naissent la cause, la conservation et l’animation de toutes choses. C’est donc vers la vie, la vérité et la joie d’où elle est descendue que la lumière solaire a comblé tous les êtres. En son absence, tout semble mourir, mais en sa présence, tout semble vivre ».
Mort et survie, larmes et joie : ces citations sont parfaitement adaptées à la tombe de Sassetti, ensemble où palpitent la couleur des fresques, la pierre blonde dorée à la feuille et, bien sûr, les symboles solaires. En effet, si de nombreux critiques ont souligné la reprise des lamentations funèbres de l’Antiquité dans le monument de Sassetti, en retour, quel meilleur message d’espoir et de joie qu’un Soleil divin dont la lumière et la chaleur pénètrent dans la nuit d’une tombe noire et basaltique ?
Résumons-nous. En 1476, pour Ficin, la lumière du Soleil est un « œil » qui manifeste sa splendeur dans la « fleur de la beauté ». En 1479, dans la lettre à Sassetti, le Soleil brille d’un éclat infini et répand partout sa chaleur universelle. Puis dans la Comparaison orphique du Soleil à Dieu, l’astre montre sa « tête » brillante dans l’univers, au centre même de sa propre sphère. Et que voyons-nous en 1480 ? À cette date, Sassetti demande aux artistes de sculpter exactement au-dessus de son sarcophage un flamboyant visage solaire et un visage-fleur aux pétales dorés.
En comparant avec d’autres tombeaux contemporains, ceux de Leonardo Bruni, de Carlo Marsuppini, du cardinal de Portugal, et surtout celui de Filippo Strozzi sculpté par Benedetto da Maiano à Santa Maria Novella, juste un an après la mort de Sassetti en 1491, nous ne trouvons rien d’équivalent. Que deux symboles aussi extraordinaires, la Tête de Soleil et la Fleur de Beauté, apparaissent dans un décor funéraire florentin au même moment, et pour le même tombeau, doit probablement tout à la lettre de Ficin. Manifestement, Sassetti avait été extrêmement réceptif aux épîtres « solaires » du Platon florentin.
Tant d’indices portent à croire que le Soleil de Ficin fut une source essentielle de la chapelle Sassetti qui, à son tour, en termes d’héritage artistique, représenta l’un des moments les plus influents de la Renaissance.
Cette œuvre capitale de l’art européen aurait été sans doute comparée par l’imaginatif Malraux au tombeau de Toutânkhamon, l’image vivante du dieu Aton, autrement dit, du dieu Soleil. Cependant, aucune égyptomanie ne filtre à Santa Trinita, tout au plus une héliosophie, autant dire une sagesse solaire platonisante. Quant à Ficin, il devait traduire plus tard les Mystères des Égyptiens de Jamblique et s’intéresser aux hiéroglyphes d’Horapollon.
Ajoutons que le Soleil ficinien fait écho, dans son syncrétisme, au soleil franciscain. Il est explicitement montré à César Auguste par la Sibylle de Tibur, juste au-dessus de l’entrée de la chapelle, tel un signe que le visiteur doit toujours garder à l’esprit. Il participe d’une vénérable tradition chrétienne, notamment sous la forme du christogramme enflammé de saint Bernardin de Sienne. Surtout, ce Soleil ficinien triomphal se lève et rayonne derrière les quatre Sibylles antiques du magnifique plafond des frères Ghirlandaio.
Avec son œil solaire et sa fleur lumineuse, Ficin fut un inspirateur intarissable de symboles et de mystères à Florence et bien au-delà, jusqu’au romantisme. Aujourd’hui encore, ce Florentin est une source de « beauté pour un regard plus profond », selon l’expression lyrique de John Keats.
Stéphane Toussaint est directeur de recherches au CNRS (Centre André-Chastel) et président de la Société Marsile Ficin.