Écrire sur les images d’écrivains : Entretien avec Anne Reverseau et Jessica Desclaux

La parution concomitante cette année de deux ouvrages consacrés aux manipulations d’images par les écrivains, celui de Mona Chollet, D’images et d’eau fraîche, et celui, dirigé par un collectif de chercheuses et chercheurs de Louvain, Murs d’images d’écrivains, traduit une attention croissante pour les conditions matérielles d’écriture, mais aussi pour les images d’auteurs-ices dans leurs lieux de travail, mettant en scène leur corps et leur visage en particulier. Alors que chaque publication d’article sur En attendant Nadeau fait l’objet d’un travail iconographique complexe, où la recherche d’images d’écrivain-es et de portraits suscite toujours des questionnements délicats, nous avons souhaité interroger Anne Reverseau et Jessica Desclaux, coautrices du magnifique ouvrage Murs d’images d’écrivains. Dispositifs et gestes iconographiques (XIXe-XXIsiècle), et commissaires de l’exposition sur le même thème qui aura lieu l’année prochaine au Musée L de Louvain-la-Neuve.

Mona Chollet | D’images et d’eau fraîche. Flammarion, 186 p., 19,90 €
Anne Reverseau, Jessica Desclaux, Marcela Scibiorska et Corentin Lahouste | Murs d’images d’écrivains. Dispositifs et gestes iconographiques (XIXe-XXIe siècle). Presses universitaires de Louvain, 280 p., 39 €
Entretien Murs d'images d'écrivains
Paul Marsan, dit Dornac, Edmond de Goncourt en son grenier, « Nos contemporains chez eux » (1891) ©BnF/Gallica

Comment expliquez-vous cet intérêt pour les conditions matérielles de l’écriture et diriez-vous qu’il s’agit d’une tendance propre à notre époque ?

Anne Reverseau : Non, ce n’est pas propre à aujourd’hui. C’est là un grand topos de la médiatisation de la littérature, celui de la visite au grand écrivain, très utilisé dans les années 1920 ou 1930. Il s’agissait alors d’un intérêt journalistique. La grande nouveauté que traverse notre époque est que les écrivains prennent la plume – ou leurs claviers d’ordinateurs – pour en parler, comme Mona Chollet. Ils assument l’importance croissante du matériel visuel autour d’eux. 

Jessica Desclaux : À la fin du XIXe siècle, on cherchait déjà à percer les mystères de la création : la Belle Époque est un moment de grand essor des entretiens journalistiques d’écrivains chez eux et d’enquêtes sur leur travail, illustrés souvent de photographies de leur bureau. La série de clichés la plus connue est celle de Dornac, « Nos contemporains chez eux ». On y trouve le désir de révéler les coulisses de la fabrique d’une œuvre, en mettant en avant plus la figure de l’écrivain travailleur que celui du génie : le lettré est saisi à sa table de travail, l’air plus ou moins rêveur – héritage d’une représentation codifiée de l’inspiration –, face à des manuscrits, dans un décor chargé de livres et d’images. Ce qui est nouveau aujourd’hui est peut-être l’essor des expositions consacrées à un auteur ou une œuvre littéraire : trois grandes à Paris rien que sur Proust en 2022, année du centenaire de sa mort ! Or, pour montrer le geste créateur ou évoquer une fiction dans une exposition, il faut chercher des objets, prêter une plus grande attention à la « matérialité » de la littérature, notamment à son lien avec la culture visuelle de son temps.

Gilles Bonnet évoque à ce propos une « muséalisation de l’écrivain »…

A. R. : Oui, cela fait partie de la visibilisation de la littérature, qui nous intéresse en tant que chercheurs. Nous avons par exemple réalisé plusieurs expositions : sur l’appropriation des cartes postales, sur les images dans les bureaux d’écrivains, et l’an prochain nous proposons une exposition sur les murs d’images d’écrivains spécifiquement, au Musée L de Louvain-la-Neuve. Cela nous tient beaucoup à cœur d’écrire sur les images d’écrivains, mais il importe aussi de les montrer. La recherche se nourrit également de cela.

J. D. : Pour des chercheuses comme nous, parfois formées dans des laboratoires de génétique textuelle, ces expositions sont un moyen de diffusion auprès d’un plus large public de nos recherches sur les pratiques d’écriture. Il ne s’agit pas forcément de participer à une « muséification » de l’écrivain.

Exposition Images à l’œuvre. Métamorphoses des bureaux d’écriture, Maison du Livre de Saint-Gilles, s. dir. A. Reverseau, 16 mars-25 mai 2023. © A. Franco Harnache

Même si vous relevez une tendance actuelle à la démocratisation de l’image de l’écrivain, on peut cependant interroger une part de sacralisation encore réelle de l’écrivain à travers une forme de culte de son image. Pensez-vous que cette sacralisation, cette idéalisation, est encore opérante aujourd’hui ?

A. R. : Les travaux que j’ai menés avec Jean-Pierre Montier et David Martens sur le portrait photographique d’écrivain il y a quelques années faisaient apparaître ce double mouvement de la banalisation et de la sacralisation dans tout portrait de grand homme ou de grande femme [i]. Les réactions du public sont toujours éclairantes de ce point de vue, puisque ces portraits suscitent une identification : « moi aussi, j’ai des cartes postales sur mon bureau » ou « moi aussi, j’ai une boîte à chaussures remplie d’images ». En même temps, on singularise une pratique, puisque l’auteur-rice fait quelque chose à partir de ces images, s’en sert dans un rituel d’écriture, par exemple.

On retrouve en effet énormément d’expressions qui soulignent cette approche rituelle et sacrée : Yannick Haenel évoque une « aire sacrée », d’autres évoquent une chapelle…

A. R. : Oui, il y a là une continuité extrêmement forte depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. Je viens de relire quelques passages du livre de Mona Chollet où elle parle des images comme de « viatiques » et de « talismans » : ce sont des termes très forts ! Alors même que l’on évoque dans ce cas des images sur écran, qui n’ont pas l’aura de la matérialité. 

J. D. : Dans un chapitre du livre, nous nous sommes intéressés à l’usage du vocabulaire sacré dans les discours des écrivains qui évoquent leur rapport aux images. Quelles sont les images qui font office de nouvelles « icônes » dans les lieux d’écriture ? Un cas majeur récurrent est celui des murs constitués de portraits d’écrivains : les créateurs se créent des « panthéons littéraires » et s’inscrivent ainsi visuellement et symboliquement parmi une communauté. On n’écrit pas seul, mais en dialoguant avec ses maîtres, ses pairs, en se projetant dans une histoire littéraire, matérialisée dans ces murs de portraits. La pratique consistant à accrocher des images au mur, qui paraît de prime abord anecdotique et banale, est chargée de sens : c’est un geste d’élection qui a, chez certains écrivains, quelque chose de sacré. Cette pratique, on l’a retrouvée de Paul Bourget à Roger Martin du Gard, et jusqu’à aujourd’hui.

Nous avons publié un dossier sur Maurice Nadeau, dans lequel une collaboratrice a analysé son mur d’images. C’était un mur impressionnant qui accueillait les visiteurs et visiteuses.

J. D. : [elle interrompt] Oui, Gallimard inscrit aussi dans son hall son panthéon littéraire, mais celui-ci est constitué uniquement d’auteurs édités par cette maison !

A. R. : [elle interrompt] Christian Bourgois, également ! Nous citons cet exemple du mur d’images d’éditeur dans le livre. Les scénographes de l’exposition sur Christian Bourgois à la BPI, Monique Pauzat et Jean-Michel Ponty, expliquent que Bourgois lui-même voulait voir l’intégralité des auteurs qu’il avait publiés sous forme de mur. Comme un genre de tableau de chasse…

Mur d’images d’éditeur, Exposition Christian Bourgeois
Exposition Christian Bourgois : 40 ans d’édition, BPI, Bfm de Limoges, Médiathèque de Troyes. Scénographie : Monique Pauzat, Jean-Michel Ponty, 2005 © JM Ponty

C’est également une manière de mettre en lumière l’appartenance à une communauté.

J. D. : Exactement. Il s’agit de s’inscrire dans une filiation, un cercle d’écrivains. 

A. R. : On retrouve cela également chez les libraires, comme Adrienne Monnier ou Sylvia Beach. On s’est beaucoup interrogé sur la singularité du mur d’images pour les écrivains, par rapport aux plasticiens, aux cinéastes ou aux graphistes. Je pense qu’il y a là une singularité : construire une communauté littéraire, une généalogie, qui soit celle des auteurs admirés mais aussi celle des gens à qui on a envie de s’adresser. Il s’agit aussi de pallier la solitude du travail littéraire. Lorsqu’on interroge les écrivains contemporains, l’idée d’un dialogue revient souvent, le fait de créer une présence parmi les absences, soit avec des auteurs qu’on adule et qu’on essaye d’égaler, soit avec des pairs avec qui on veut dialoguer. Récemment, l’autrice belge Caroline Lamarche, que j’avais invitée à évoquer ses images à La Maison du Livre de Saint-Gilles, me disait que dans sa bibliothèque se trouvaient trois portraits formant sa « trilogie » depuis ses dix-huit ans : Kafka, Thomas Bernhard et Tchekhov. Il y a là aussi quelque chose de religieux… 

Vous insistez à ce propos sur l’idée d’un « panthéon de visages ». Les portraits d’écrivains, y compris ceux produits par En attendant Nadeau, sont très rarement en pied. Comment interprétez-vous le fait qu’on ne trouve pas des corps entiers sur ces murs d’images ?

A. R. : Chez Dornac, on retrouve souvent le corps entier dans son environnement. Mais il est vrai que l’on se rapproche progressivement du visage. Peut-être peut-on y voir l’influence du portrait de studio, sur le modèle du studio Harcourt, des portraits de stars venues du monde du cinéma.

J. D. :  Cela correspond aux cadrages des portraits, en vigueur bien avant le cinéma. Dans les caricatures d’écrivains, on voit également que la tête est souvent accentuée par des proportions plus importantes, car il s’agit du siège de la pensée et de la création. On accorde aussi une certaine place aux mains d’écrivains, qui déportent l’écriture vers le geste, vers quelque chose de plus matériel et sensible. Il y a quelques années, Anna Assouline a réalisé une belle série photographique de mains d’écrivains, par exemple. 

A. R. : Germaine Krull avait, autour de 1930, une véritable collection de mains d’écrivains (Cocteau, Malraux…). C’était une façon de faire du portrait autrement.

J. D. : On a également de très belles mains de Victor Hugo. Avec la tête, il y a donc aussi les mains. Peut-être devrait-on faire une série sur les pieds d’écrivains… [rires]

A. R. : Il y a aussi les moulages de mains. Dans les panthéons littéraires, il y a des photographies, des tableaux, mais également des moulages. Je pense au célèbre portrait de Laure Albin Guillot où Gide pose sous le masque mortuaire de Leopardi. Le masque mortuaire est un peu la version radicale du portrait photographique.

Main de Victor Hugo pour Murs d'images d'écrivains
Main de Victor Hugo (1853-1854), Maison de Victor Hugo Hauteville © Auguste Vacquerie

Tout cela interroge le lien des écrivains avec le corps, qui est rendu présent par l’image. Mona Chollet insiste sur ce rapport au corps et dit se baigner dans ces images « comme Cléopâtre et Mariah Carey prenaient des bains de lait d’ânesse ». On retrouve cette idée d’un plaisir corporel pris dans ces murs d’images.

A. R. : J’avais le sourire aux lèvres en lisant son livre. Enfin une autrice qui parle des images numériques d’une façon matérielle et physique ! Mona Chollet utilise des métaphores corporelles pour décrire notre relation aux images numériques. En tant que chercheuses, on attendait cela…

J. D. : Nous sommes là au cœur du projet d’Anne, qui partait du désir de déplacer la focale de l’œil, de la vue, pour aller vers l’hapticité, le tactile et le toucher [ii]. C’est pour cela qu’elle a appelé son projet de recherche « Handling » [iii].

A. R. : Cette question de la main est en effet difficile à qualifier en français, d’où le titre anglais de ce projet de recherche. Manipulation a des connotations négatives, maniement fonctionnait bien mais était un peu plat, manutention paraissait anecdotique. Mais ne l’est pas. Le mur d’images est une façon particulière de stocker ses images pour les garder sous les yeux, mais aussi sous la main.

J. D. : Évoquer le geste de la main, c’est aussi penser le déplacement, le mouvement des images au cœur de l’écriture. L’un des grands modèles que nous avions en tête pour ce livre était l’historien de l’art Aby Warburg, qui épinglait des images sur des draps noirs, véritables « tables de montage » d’une pensée en formation, selon la lecture de Georges Didi-Huberman. Ce mouvement de la main dans la création, je crois que l’on rêve tous de le ressaisir. 

À propos de la manipulation des images que vous évoquiez, Mona Chollet cite Susan Sontag qui soulignait l’ambivalence du geste photographique : prendre une photo, c’est aussi prendre le pouvoir. Cette dimension politique du geste photographique n’est-elle pas malgré tout présente jusque dans les murs d’images que vous étudiez ? Lorsque je regarde Breton posant devant son mur d’images orné de masques dits primitifs, statuettes, poupées, etc., je perçois quelque chose de l’ordre d’une prise de pouvoir.

A. R. : Complètement. Ce que je trouve très beau dans le rapport des écrivains aux images, c’est qu’il y a ce vrai rapport d’appropriation – pas seulement lorsqu’on les met au mur, mais dans le fait de faire entrer des images dans sa propre orbite, dans ses tiroirs, sa mémoire, son disque dur… Cette prise de pouvoir est peut-être plus forte chez l’écrivain que chez d’autres créateurs, car les images entrent dans un autre univers de pensée. On réinvente des personnages à partir de personnages réels, on peut légender autrement, on reconstruit du sens, une autre narrativité simplement en déplaçant les images de leur contexte. C’est très surréaliste, tout cela, la pensée du choc et de la discontinuité, mais on la retrouve bien au-delà du cercle surréaliste et parfois de façon très consciente. 

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Cette dimension politique a aussi un aspect féministe, que vous abordez à travers Violette Leduc et le fait que les femmes ont été historiquement les gardiennes de la mémoire familiale. Les femmes sont souvent exclues des photos de famille. Vous citez les travaux d’Yvonne Verdier, qui abordent ce caractère genré de la question. Est-ce que les murs d’images d’écrivains nous disent quelque chose des écrivaines ?

A. R. : Le cas de Violette Leduc, qui vouait un véritable culte à Simone de Beauvoir dont les portraits recouvraient ses murs, est difficile à généraliser, mais il est vrai que les murs d’images de femmes écrivains développent sans doute plus que d’autres le tropisme familial – on le voit dans les agencements iconographiques qui entouraient Marguerite Duras. En revanche, ce que notre recherche nous a appris est que le travail de conservation et de valorisation de ces espaces iconographiques, comme tant d’autres archives d’écrivains, a été fait par des femmes. C’est très net dans le cas de Roger Martin du Gard, dont l’espace de travail que l’on donne à voir dans le livre et dans la visite virtuelle bureaumartindugard.com a été soigneusement conservé depuis un siècle par sa fille, sa petite-fille et son arrière-petite-fille, mais aussi chez Breton ou chez Cendrars, dont les filles – Aube Elléouët et Miriam Cendrars – se sont occupées de transmettre l’œuvre, au sens large.

J. D. : On le voit aussi avec Émile Verhaeren, que nous sommes en train d’étudier. L’intérieur reconstitué de son bureau a été mis en valeur dès les années 1930 par sa veuve Marthe Massin lors d’une donation à la Bibliothèque royale de Belgique. On a découvert aux Archives et au Musée de la Littérature de Bruxelles tout un dossier où sa femme donne des instructions très claires sur la disposition des images, allant jusqu’aux rideaux ou jusqu’à la couleur des coussins, pour que la reconstitution soit la plus fidèle possible.

Vue d'ensemble, chez Martin du Gard
Maison Roger Martin du Gard, Château du Tertre, le bureau (2021) © Anne Reverseau

Est-ce que votre travail sur les murs d’images d’écrivains vous fait souscrire au lieu commun selon lequel nous serions aujourd’hui débordés d’images ?

A. R. : C’est là un débat aussi vif qu’ancien puisque l’on se plaignait déjà du « débordement » il y a un siècle ! Il est sûr que la multiplication d’images de moindre qualité a fait que l’on a pu en acheter, les mettre à son mur sans les conserver comme dans un musée, les avoir sur soi, dans son portefeuille. Les nouvelles techniques de reproduction qui ont pris leur essor à partir des années 1880 environ ont permis cela. 

J. D. : C’est le terme de débordement qui me gêne. La pratique du mur témoigne d’une sélection, voire d’une recherche, qui est très active, là où le débordement suggère une passivité, un événement subi. Le mur est une manière d’exprimer le fait que l’on garde la main sur ce flux d’images !

A. R. : C’est très juste. Le mur d’images est une réponse au débordement. Il répond, je crois, à un besoin qui n’a jamais été aussi fort, puisqu’il s’agit de s’arrêter sur des images qui se singularisent, sans qu’on sache forcément expliquer pourquoi. Des images qui nous hantent, que l’on veut garder longtemps, pour y revenir, porter sur elles un regard lent, pouvoir s’y perdre, y plonger… Ce sont là des pratiques qui permettent de s’approprier et d’arrêter le flux d’images.


[i] David MartensJean-Pierre Montier et Anne Reverseau (dir.), L’écrivain vu par la photographie. Formes, usages, enjeux, Presses universitaires de Rennes, 2017.

[ii] Voir le numéro 16 de la revue Textimage: « Hapticité: quand l’image touche la littérature (https://www.revue-textimage.com/sommaire/sommaire_22hapticite.html.), dirigé par Corentin Lahouste et Marcela Scibiorska, qui fait suite à la journée d’études organisée en juin 2021 dans le cadre du projet HANDLING, à l’UCLouvain.

[iii] Voir le site du projet de recherche dirigé par Anne Reverseau grâce à une bourse ERC du Conseil européen de la recherche de 2019 à 2024.