Toison d’or et robe couleur de soleil

Soleil et textile : avec la dextérité d’une brodeuse, Sophie Ehrsam tire plusieurs fils dorés qui traversent les siècles et les pays. Vous y croiserez toutes sortes d’animaux, d’étoffes, d’habits et de couleurs merveilleuses.


Jason apportant à Pélias la Toison d'or
Jason apportant à Pélias la Toison d’or, cratère apulien à figures rouges du Peintre des Enfers, 340-330 av. J.-C., Musée du Louvre © CC 1.0/Wikipedia

Les légendes associent fréquemment les tissus à l’or ou au soleil ; Jason part en quête de la Toison d’or, Peau d’Âne réclame une robe couleur de soleil. Les mythes religieux aussi : la déesse japonaise du soleil, Amaterasu, est à l’origine de l’invention du métier à tisser. En termes plus concrets, tout ce qui pouvait donner un aspect doré, solaire, royal, par exemple les broderies ou la dentelle au fil d’or, a longtemps été réservé aux souverains. Aujourd’hui, les tenues éclatantes se donnent à voir lors d’événements culturels ou de fêtes.

Commençons par le commencement : le soleil est indissociable de la production textile. Essentiel au bon développement de plantes telles que le coton, il permet aussi de sécher les cocons de bombyx du mûrier, d’où l’on tire la soie, et les tissus eux-mêmes, y compris le tissu d’écorce fabriqué en Océanie et en Afrique centrale. Il contribue à les blanchir, comme les Égyptiens l’avaient déjà constaté en faisant sécher le lin sous ses rayons. Le vêtement protège le corps des rayons du soleil, les tentures aussi. (On n’évoquera pas ici les lunettes de soleil [1], même si le nom Ray-Ban, étroitement lié à l’histoire de l’aviation, indique explicitement qu’il s’agit de bloquer les rayons du soleil.) Mais les associations entre l’astre du jour et les tissus ou vêtements vont beaucoup plus loin. Certains tissus s’ornent de symboles liés au soleil, parfois ils tentent d’en reproduire l’éclat. Concernant les motifs, ils sont parfois tissés, comme sur ces tissus du Pérou de l’Antiquité qui comportent des têtes entourées de rayons (proches de celle que l’on trouve sur la Porte du Soleil de Tiwanaku), parfois créés à la cire sur du chanvre ou du coton, dans le cas des batiks indonésiens et des wax africains, ou tout simplement imprimés. 

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Obtenir du tissu un certain éclat est un autre objectif. Pour reprendre les termes d’une légende liée à la teinture de la soie en Ouzbékistan : « les motifs des tissus abr (« nuage » en persan) étaient inspirés par le reflet des nuages d’été reflétés à la surface d’un lac de montagne, irisé par les rayons du soleil. La brise du matin donnait à ce reflet de subtiles ondulations [2] ». Toutes sortes de techniques sont employées. Même l’indigo le plus foncé acquiert un brillant métallique quand il est traité au blanc d’œuf selon une technique prisée des Dong du sud de la Chine. En Chine toujours, des pierres polies étaient utilisées pour écraser certaines fibres et créer un effet lustré. Au XIXe siècle, l’Anglais John Mercer a découvert que la soude rendait le coton plus résistant et plus brillant (d’où le terme « coton mercerisé ») et le Français Trignat a mis au point une technique industrielle de lustrage, la moire. Toutes sortes de matériaux autres que les fibres textiles usuelles ont été utilisés pour tenter de créer des tissus ou des motifs aussi brillants que le soleil : fils métalliques, paillettes, sequins, fibre de verre, byssus (aussi appelé « soie de mer », fabriqué à partir de filaments provenant d’un mollusque) et même le fil jaune d’une araignée de Madagascar [3].

Le textile Paracas pour le dossier soleil de Sophie Ehrsam
Le textile Paracas, Brooklyn Museum, John Thomas Underwood Memorial Fund

Aucun des matériaux bruts utilisés traditionnellement pour fabriquer des tissus n’a cet éclat, sauf dans les légendes. La plus connue est sans doute celle de la Toison d’or, trésor réclamé à Jason dans la mythologie grecque. Cette toison, provenant d’un bélier fabuleux, est un objet puissamment symbolique. Le bélier comme animal solaire, associé au retour du soleil au printemps, se retrouve dans plusieurs civilisations. Sa peau aurait été utilisée pour l’orpaillage dans cette région que les Grecs appelaient la Colchide, aujourd’hui située en Géorgie. La Toison d’or du mythe fait l’objet d’une quête et n’est pas destinée à être revêtue ; elle devient plus tard un symbole de pouvoir arboré tel une décoration militaire par des nobles et des rois en France, suite à la création de l’ordre de la Toison au XVe siècle par le duc de Bourgogne Philippe le Bon. 

Il faut des techniques particulières pour transformer un produit animal (la laine, par exemple) ou végétal en étoffe, un savoir-faire parfois présenté comme d’origine divine ou lié à une divinité solaire. En Europe du Nord, chez les Sami ou les peuples baltes entre autres, on trouve des déesses solaires habillées de tissus à fils d’or et la déesse finnoise Päivätär file et tisse l’argent du soleil. Au Japon, on attribuait à Amaterasu, la déesse du Soleil, l’invention du métier à tisser. Le soleil, associé à cette déesse et à l’empereur, présenté comme son descendant, constitue l’essence du drapeau japonais. L’astre du jour orne les drapeaux de plusieurs pays sur tous les continents. Il figure sur les drapeaux kirghizes et kazhaks ; pour ces peuples d’Asie centrale, les rayons du soleil étaient comme des fils reliant la divinité Koyash au monde. 

Les tissus sont également associés aux rites funéraires et aux rituels religieux : dans l’Antiquité, dans le bassin méditerranéen comme en Amérique précolombienne, ils enveloppaient les momies ou habiller des statues de divinités. Aujourd’hui encore, pour les prêtres comme pour les participants, des vêtements spécifiques sont associés à certaines cérémonies. Dans les mariages en Inde, les futurs époux se parent de leurs plus beaux habits, généralement tissés d’or. Dans la religion catholique, les prêtres portent des vêtements liturgiques parfois brodés d’or, dans une logique tout à la gloire du Seigneur, de la même façon que « la peinture médiévale a abondamment utilisé l’or pour décrire la lumière céleste [4] ».

L’usage de la soie et des broderies au fil doré dénote un statut social élevé, que ce soit au Moyen-Orient, en Chine ou en Europe. Seul l’empereur de Chine avait le droit de porter de l’or. En Europe sont conservés quelques vêtements tissés d’or qui remontent au XIVe et au XVe siècle : le pourpoint de Charles de Blois en France et la robe de la reine Margareta en Suède. À la Renaissance, François Ier et Henry VIII se rencontrèrent dans le nord de la France au Camp du Drap d’Or, dans une débauche de tentures dorées. Ce qui peut passer pour un détail n’en est pas un, en raison du coût des produits textiles. C’est d’ailleurs une époque où la France édite de nombreuses lois somptuaires pour tenter de mettre le holà aux extravagances : « Les équitables règlements / Qui défendent les passements. / Broderie, or, argent, dentelles, / Tant aux Messieurs qu’aux demoiselles », écrit le gazetier Loret sous le règne de Louis XIV. Ce roi étant excessivement friand de dentelle vénitienne, son intendant Colbert encourage, pour éviter que de telles dépenses enrichissent l’Italie, la production de dentelle française et même la création du point de France, incluant les motifs symboliques du roi, fleurs de lys et bien sûr soleils. 

Costume d'Apollon porté par Louis XIV de France dans le Ballet Royal de la Nuit (1653) pour Sophie Ehrsam dossier Soleil
Costume d’Apollon porté par Louis XIV de France dans le Ballet Royal de la Nuit (1653)

Si le jeune Louis XIV est apparu en habit solaire d’Apollon, doré de pied en cap avec des plumes sur la tête et des talons hauts, peu à peu, la mode masculine a changé en Occident, se faisant plus sobre, avec des couleurs plus discrètes, même pour les grandes occasions. Cette logique ne s’applique pas aux vêtements féminins, la robe de bal se devant d’attirer tous les regards dans la société bourgeoise. Les tissus lamés et autres étoffes brodées ne sont plus liés au sacré, ni réservés à la noblesse. Au début du XXe siècle, le peintre autrichien Gustav Klimt utilise la feuille d’or dans plusieurs tableaux, notamment pour une somptueuse robe sur le Portrait d’Adele Bloch-Bauer, aussi appelé La Femme en or. L’inspiration vient des mosaïques de Ravenne, mais on pense aussi aux contes de fées, tels ceux rassemblés par les frères Grimm au XIXe siècle : la tenue de bal de Cendrillon est « une robe d’or et d’argent, ainsi que des pantoufles brodées de soie et d’argent ». Les costumes de ballet et d’opéra ont continué à faire la part belle aux tissus chatoyants et aux fils d’or, mais dans un autre genre de spectacle, la tauromachie, les toreros portent le traje de luces (habit de lumières), richement orné (surtout à partir du XIXe siècle), longtemps brodé par des religieuses. Ce vêtement a des sources d’inspiration variées, mais indéniablement le matador ainsi habillé devient « un héros solaire »[5]. L’association avec le soleil est on ne peut plus explicite dans Peau d’Âne, avec la « robe de la couleur du soleil » : « l’ouvrage précieux, / Si beau, si vif, si radieux, / Que le blond Amant de Clymène / Lorsque sur la voûte des Cieux / Dans son char d’or il se promène, / D’un plus brillant éclat n’éblouit pas les yeux », écrit Perrault, véritable gageure portée à l’écran près de trois siècles plus tard dans le film de Jacques Demy, en 1970. Le cinéma, toutefois, n’en est alors pas à sa première robe dorée, si l’on pense à certains costumes comme celui d’Elizabeth Taylor incarnant Cléopâtre. 

Les genres musicaux qui émergent dans la deuxième moitié du XXe siècle ne sont pas en reste. Lors des concerts, de nombreux artistes arborent des tenues brillantes, voire extravagantes, souvent créées par les grands noms de la mode : les costumes de scène d’Elvis (dont l’un est orné d’un soleil aztèque), les tenues flamboyantes de David Bowie ou de Michael Jackson, la robe-phénix de Tina Turner ou la robe-flamme portée par cette dernière, mais aussi par Beyoncé. Ces stars, d’ailleurs surnommées rois et reines, deviennent alors, pour un temps, une version de l’étoile proche et inaccessible qu’est le Soleil.

Et le quidam dans tout ça ? Il peut toujours porter un T-shirt avec un smiley ; il paraît que son créateur américain, Harvey Ball, s’est inspiré du soleil pour dessiner le rond jaune souriant que tout le monde connaît.


[1] Pour les lecteurs souhaitant creuser le sujet, l’historien Gus Casely-Hayford leur consacre un épisode de son podcast sur l’histoire des textiles, Torn.

[2] Textiles and clothing along the Silk Roads, sous la direction de Zhao Feng and Marie-Louise Nosch, 2022.

[3] Voir à ce sujet, The Golden Thread, de Kassia St Clair, John Murray, Londres, 2019.

[4] Jean-Claude Crivelli, « Les vêtements liturgiques dans l’église », revue Célébrer, 1996.

[5] Sabine Boudou-Ourliac, Habits de lumières, du sacré au profane, exposition au Musée départemental du textile du Tarn, 2011.