Écrivain né à Beyrouth ayant grandi dans des langues mêlées, auteur d’un lumineux Chant balnéaire où exulte l’enfance, Oliver Rohe a rarement évoqué son père. Qui apparaît ici, derrière un blond paravent ajouré.
Sur des images tournées à l’automne 1973 ou 1974, dans les deux années d’insouciance et d’aveuglement qui ont précédé, et sans doute rendu possible, le déclenchement de la guerre civile libanaise, on le voit, le père blond, grand et mince, en long manteau de cuir noir, se promener dans un parc sous la grisaille de Hambourg, donnant des ordres à son jeune chien et devançant de son pas large et dégingandé, le même que le mien, sa femme brune, aux cheveux noirs et à la peau très mate, presque sombre, sa fille brune en ciré rouge et son fils brun retenu dans un landau.
Le film, auquel se résume la totalité de mes archives personnelles, réunit trois ou quatre bandes magnétiques rescapées des catastrophes de la guerre, puis emmenées dans nos bagages le jour du départ en France, puis ramenées à Beyrouth bien après la guerre et confiées à un professionnel de l’image du quartier de Hamra ou de Bourj Hammoud qui les a sauvées de la ruine complète et montées à sa guise – et habillées à sa guise d’une bande-son composée des plus belles pièces romantiques de Richard Clayderman, lui-même blond et, sur la pochette de son album le plus connu comme, vérification faite, sur beaucoup d’autres de ses albums connus, blond et assis en costard blanc derrière un piano à queue.
Dans un désordre vertigineux, que seul le professionnel de Hamra ou de Bourj Hammoud pourrait expliquer, l’objet filmique, le document, comprend également des images de soirées et de fêtes d’anniversaire données en l’absence du père blond dans notre ancien appartement de Beyrouth-Ouest, des premiers temps du conflit jusqu’à notre fuite pour la région chrétienne au printemps 1985 ;
des vues sans aucun intérêt, vraiment, de plusieurs villes européennes du Nord, peut-être du pays hanséatique, datant de ce voyage à Hambourg et même de voyages antérieurs ;
des séquences de repas et de détente, de détente et de repas, tournées en sa présence, en 1973 ou 1974, dans des hôtels de la montagne libanaise, précisément dans les villages de Bhamdoun et de Aley, alors prisés de la bourgeoisie de Beyrouth pour leur ciel pur, leur calme, la fraîcheur de leurs nuits d’été ;
un plan interminable sur le père en train de glander au Sporting Club, sa carnation maintenant transfigurée par le soleil, plus sombre encore que celle du maître-nageur autochtone planqué sous le parasol, d’un marron si sombre et si profond, par rapport à sa chevelure platine, qu’elle semblait artificielle, comme acquise dans un de ces sinistres solariums d’Allemagne où je l’avais cueilli, dans l’âge mûr, sortant d’une séance de bronzage ;
sa fille offrant dans le salon un récital de piano recouvert par un nocturne de Richard Clayderman ;
le père légèrement hâlé dévalant en sandales de cuir les jardins de l’Université américaine de Beyrouth, toujours accompagné de son chien sans doute un peu moins jeune qu’à Hambourg, déjà un peu las, un peu moins exalté, d’obéir aux ordres et aux jeux inchangés de son maître allemand ;
sa femme riant aux éclats ;
tirant la langue ;
cachant son visage dans ses mains.
Quand le père n’est pas à l’image, c’est qu’il la prend. Qu’il en soit le sujet ou le narrateur, qu’il tourne sa caméra vers le paysage ou vers l’architecture, qu’il la consacre à sa femme, son chien, ses enfants, c’est toujours de lui qu’elle parle. Même plus tard, quand il devait se trouver, mort ou vivant, quelque part en Allemagne, en Autriche ou en Suisse allemande, et nous trois avec et sans chien à Beyrouth-Ouest, comme lors de ces fêtes d’anniversaire et ces soirées données à la maison tout au long de la première décennie de la guerre, l’image continue de parler de lui, puisqu’il n’est justement plus à l’image, ni derrière elle.
Les miliciens régnant en maître sur le quartier détestaient ouvertement notre chien Scheich et menaçaient de plus en plus souvent de lui faire la peau, comme ils la feront effectivement et sans sommation à nos chiens plus tardifs, des bergers allemands ceux-là, assurant parmi nous un minimum de présence allemande en lieu et place du blond disparu. Était bien sûr visée en premier sa qualité de créature inférieure, d’animal sale et indigne, soumis et aboyeur, mais aussi qu’il soit ouvertement devenu, pour les besoins de la guerre, et parce que nous l’avions ébruitée auprès d’eux, un chien désormais entraîné à attaquer n’importe quel milicien, n’importe quel taré, quiconque sortait une arme et la braquait sur nous. Ce que les maîtres du quartier détestaient le plus en lui, au fond, en Scheich, c’était sa fonction de protecteur – de rival donc ; c’était que la fonction de protecteur puisse être tenue par un chien.
Lors d’un séjour récent dans la Ruhr, qui est le berceau paternel en même temps que le caveau paternel, j’ai appris par un membre de la famille allemande que notre chien expédié en 1979 ou 1978 dans la Ruhr sur ordre de mon père, dont nous n’avions autrement plus aucune nouvelle, présentait à son arrivée en Allemagne plusieurs troubles mentaux issus de son expérience de la guerre civile libanaise et qu’il avait fallu tout de suite le soigner mentalement, tellement le bruit, la chaleur, les combats de Beyrouth dans la chaleur, la poussière beaucoup trop sale de Beyrouth pour son pelage, l’avaient bousillé, avaient bousillé son mental de chien blond et blanc, au départ pacifique, joyeux, écossais.
De toutes les images contenues dans le film d’archive, que je n’ai regardé qu’à deux ou trois reprises, pas plus, ces vingt-cinq dernières années, celle du parc de Hambourg traversé d’un pas dégingandé par l’homme blond, grand et mince, en long manteau de cuir noir, me reste le plus clairement en mémoire – écrase mes impressions bien trop lointaines et délabrées de l’époque – parce que c’est la plus brève, la plus juste : cette blondeur sous la grisaille allemande qui se meut, par la faute de la vieille pellicule, à cause des défauts de la matière, de l’action du temps sur la matière, dans un environnement criblé de taches noires et d’éclats de lumière blanche, parfois estompé ou bruyant, mais toujours imprécis, constamment imprécis, résume finalement le mieux, au plus près de la vérité, la figure fugitive du père.
C’est un ami de notre voisine – dans le civil, sans mentir, un comédien prêtant sa voix au pire ennemi de Goldorak, dit Grendizer dans sa version arabe – qui venait la nuit dans le couloir de l’appartement, durant des semaines, élever chaque fois un peu plus haut notre chien dans la violence, enroulant un drap blanc autour de son bras et de sa main armée d’un 9 mm vide pour empêcher la gueule enragée d’accéder à ses os.
Au cours du même séjour prolongé dans la Ruhr, et par ce même membre de la famille allemande, j’ai découvert que le mot Scheich par lequel j’appelais notre chien n’était pas un nom propre comme je le croyais depuis toujours – un prénom à peine plus recherché qu’un Max ou une Bella – mais un nom commun désignant en vérité – dans la langue allemande que je ne sais toujours pas aujourd’hui et que je ne savais pas non plus du temps où le père blond se la coulait douce au Sporting Club et dans les villégiatures de montagne, l’idiome que nous pratiquions ensemble étant à l’époque et jusqu’à sa mort il y a vingt ans cet anglais de base qui nous était aussi étranger, aussi peu maternel, à l’un qu’à l’autre – la figure religieuse, savante ou politique arabe que chacun sait : un cheikh.
Si la possession d’un chien, et d’un chien maintenant transfiguré, capable de mordre l’ennemi jusqu’au sang, nous signalait un peu trop dans le quartier, au même titre que notre nom allemand et notre famille de trois, si elle nous séparait toujours davantage de notre environnement, ouvrant la voie aux intimidations contre lesquelles le chien, justement, devait nous prémunir, quelle aurait été la réponse de nos maîtres le jour où, parmi eux, se trouverait un germaniste, un simple germanophone ou, plus probable, un milicien avec un peu de musique qui entendrait enfin le mot arabe de cheikh sous le nom de Scheich, la dignité la plus haute ramenée à un chien ?
La parade – dont je me suis rendu compte seulement dans la Ruhr qu’elle était une parade et non une lubie inexplicable – que nous avions trouvée pour protéger le chien contre son propre nom et nous protéger, nous, du danger qu’il nous faisait courir, s’était résumée à une seule lettre, un L, que nous avions ajouté au milieu de Scheich, de manière à ce qu’aucun milicien ne puisse déceler la moindre signification dans le nom propre de Schleich, mais sans prendre le risque, non plus, de couper le chien ni de nous couper, nous, de son nom habituel, du nom que lui avait choisi son maître, le blond, le disparu, à sa naissance.
Il me semble, mais, sauf la mémoire, aucune archive ne l’atteste, que nous avions en réalité scindé le chien en deux : Scheich à l’intérieur, pour la maison, pour la paix – pour qu’il reste lui-même, autant que possible, ne pas le couper de ses origines ni de son maître – et Schleich à l’extérieur, dans le dehors milicien, pour la guerre – pour ne pas être pris pour autre qu’il n’était, ne pas nous mettre tous en danger. La cohabitation de ces deux noms, de ces deux états, n’était sans doute pas étrangère à la dégradation de son mental de départ.
Il est évidemment trop tard pour sonder aujourd’hui les raisons du maître de Scheich, dit Schleich, qui repose depuis vingt ans dans son caveau de la Ruhr. Peut-être avait-il choisi ce nom de chien par ironie ou par humour, pour se la raconter un peu, faire preuve de distinction ou d’originalité auprès des siens, dans son pays allemand, peut-être l’avait-il décidé, aussi, dans le but de rendre hommage – un hommage douteux mais sincère – à ses nouvelles attaches, à la culture arabe dont est issue sa femme, dont sont en partie issus ses enfants. Toutes ces explications se valent. C’est peut-être tout cela à la fois ; peut-être rien de tout cela.
Au lendemain de ses funérailles, quand il avait fallu se partager les meubles de son appartement et le contenu de ses meubles, j’avais commencé par renoncer à la moindre part de ses possessions. Mon regard s’étant par la suite attardé sur les étagères de la bibliothèque, j’avais demandé à récupérer une vieille édition des œuvres complètes de Hans Henny Jahnn, semble-t-il son écrivain de prédilection, parce qu’elles avaient toutes la même couverture jaune. La requête m’avait été refusée au motif que je ne savais toujours pas l’allemand et que j’étais incapable de lire Jahnn dans le texte.