Beaucoup des journalistes et écrivains français présents à Berlin entre 1933 et 1938 se montrèrent assez indifférents à ce qui se déroulait sous leurs yeux, l’expulsion en 1933 de la grande journaliste américaine Dorothy Thompson ne leur ouvrit pas les yeux, on ne voulait pas voir, certains manifestaient une véritable passion hitlérienne, tel le triste Alphonse de Châteaubriant, d’autres virent tout de suite, mais ils furent assez rares : Daniel Guérin, Edmond Vermeil, Madeleine Jacob, et particulièrement Géraud Jouve (1901-1991).
Géraud Jouve consacre tout un chapitre à la complaisance que les voyageurs français accordent aux bobards de la propagande hitlérienne, des députés, et ils furent nombreux qui s’émerveillèrent de l’efficacité allemande : ce n’est pas chez Hitler qu’on verrait s’agiter les socialistes. Fernand de Brinon, reçu par Hitler dès 1933, est avec le ministre Georges Bonnet le principal acteur de la collaboration en train de se mettre en place. Pour Brinon comme pour Bonnet, la collaboration avec l’Allemagne impliquait avant tout l’appui des baïonnettes allemandes et l’organisation nazie pour mater le prolétariat français qui ne voulait pas se contenter des quelques concessions arrachées au prix d’une révolution manquée. La liquidation du Front populaire et des syndicats était l’objectif principal de ces gens, au service d’Otto Abetz, le principal agent de Hitler en France.
L’époque était prise en tenaille entre fascisme et communisme, mais, au départ, tout était clair, le communisme ne se proposait pas (encore) l’élimination physique des malades mentaux ni la persécution raciale. La dimension meurtrière et criminelle du nazisme n’échappe pas à Géraud Jouve, il est l’un des témoins de la mise en place du crime, il dresse les portraits mentaux et politiques de ses exécutants. Son bestiaire est impressionnant. Brutalité, narcissisme et cruauté sont communs à ces « grandeurs » du Reich (Hitler, Goering, Goebbels et autres). Tous des sous-fifres promus .
Ce qui frappe surtout Jouve, c’est l’omniprésence de la Gestapo sous forme d’organismes divers intervenant dans toutes les sphères de la vie quotidienne : « On reconnaît sans peine les Allemands, à l’étranger, sans avoir besoin de recourir aux théories racistes, à ce qu’ils jettent avant de s’installer dans un lieu public un coup d’œil circulaire sur leur entourage. Cette habitude est devenue une seconde nature pour quiconque a passé plusieurs années en Allemagne nazie et tout commentaire est superflu. »
Ce genre de remarques sur le caractère collectif des peuples est souvent de l’ordre du cliché, mais celle-là s’applique parfaitement à ce peuple soumis depuis des siècles au Drill, le dressage par un système féodal qui survivra jusqu’au début du XXe siècle. Il en résultait une soumission généralisée favorisée par l’adhésion luthérienne au pouvoir ; la laïcité, c’est-à-dire la séparation des Églises et de l’État, n‘existe pas ; s’il y a ainsi un caractère spécifique allemand, il est largement dû à l’histoire politique de ce pays qui n’existe comme tel que depuis le 31 janvier 1871, date de la proclamation du Reich wilhelminien que précédèrent des centaines de petites principautés de droit absolu (360 jusqu’en 1806).
Le pays était très largement apolitique et le réflexe critique n’existait guère, si ce n’est sous la forme de l’opposition entre modernes et conservateurs, d’où les premiers mouvements écologiques dès 1875. La surveillance locale généralisée, sans direction nationale jusqu’en 1871, favorisera grandement l‘établissement de l’omnisurveillance, d’abord impériale puis nazie et largement servie par la dénonciation des citoyens entre eux. Comme l’écrit Géraud Jouve, « l’Allemand moyen est toujours ballotté entre les exigences abstraites de sa raison et les appétits violents de sa sensibilité ».
La méfiance et la peur généralisée étaient devenues les instruments de base du pouvoir, au point que la peur se transforme en enthousiasme hystérique. Plus la soumission est grande, plus net est le consentement, si bien que l’adhésion au régime fut entière, jusqu’à la fin, d’autant plus que, à partir de 1942, s’opposer à Hitler voulait dire risquer sa vie.
Oui, l’adhésion était entière et d’autant plus manifeste que la menace était plus grande ; de plus, elle s’accompagnait d’avantages matériels pour qui savait employer la langue nazie.
Géraud Jouve revient à plusieurs reprises sur l’obsession raciale au fondement du nazisme, sur cette exclusive fixation pathologique qui entraîna la fin de la civilisation européenne, telle que nous la voyons se défaire pour faire place à la mort et aux exécutions collectives. Comme Freud l’avait si bien vu, la civilisation ne résiste pas aux assauts de la barbarie.