Réunie autour de Simon Texier, une équipe d’architectes et d’historiens propose quelques jalons précis de l’invention du musée moderne, et présente, plans, dessins, maquettes, photos d’archives et images récentes à l’appui, les réalisations qui, en France, ont marqué la période 1930-1970. C’est en effet à ce moment du XXe siècle que, parallèlement au développement de la muséographie, tant en Europe qu’aux États-Unis, les architectes s’interrogent sur les formes nouvelles du musée moderne.
La première partie de l’ouvrage, qui donne son titre au livre, est un essai liminaire précisant toutes les convergences, culturelles, sociales, politiques et scientifiques, qui vont constituer les fondations d’une nouvelle conception du musée d’art. En réaction à « l’accumulation d’œuvres », voire « l’esthétisation excessive » ou la place du « décor » à l’intérieur même de chaque salle de musée, l’idée d’un lieu « neutre », offrant à chaque visiteur les « conditions telles qu’il puisse apprécier chaque objet pour sa seule valeur », va rapidement s’imposer pour bâtir le musée moderne.
Dans un article daté de 1923, « Le problème des musées », Paul Valéry pointait déjà « cette maison de l’incohérence », ennemie de « [son] indivisible attention », mais surtout évoquait un curieux état de fatigue face à toutes ces « visions mortes », « [affolant] le point vivant qui entraîne toute la machine du corps vers ce qui l’attire ».
Bref, le musée a besoin d’une boussole et toute une communauté d’experts, architectes, conservateurs, muséographes, muséologues, va s’en charger. L’espace public est réinterrogé : circulation des visiteurs, éclairage des œuvres, élément de décoration permettant « de faire valoir les objets exposés ». L’espace professionnel s’accroît considérablement du fait d’une spécialisation en plein développement : bureaux, services, magasins, ateliers divers, salles de réception des œuvres, réserves.
1926 et 1934 restent deux dates essentielles : la première pour la naissance de l’Office International des Musées (OIM), créé sous l’impulsion de l’historien de l’art Henri Focillon, la seconde pour la conférence de Madrid, organisée justement par l’OIM, donnant lieu à une publication de référence intitulée : Muséographie : architecture et aménagement des musées d’art.
Mais très vite, la question du public va devenir celle des publics, et à la question des œuvres du passé va s’ajouter celle des œuvres du présent, puis une question grande ouverte : celle du « musée à croissance illimité ». C’est aussi autour de ces problématiques que sont organisés les chapitres suivants, chacun d’entre eux présentant une réalisation architecturale ayant transformé, de manière originale, l’espace du musée. On quitte bientôt Paris pour Le Havre, Nice, Beauvais, Saint-Germain-en-Laye, ou encore Besançon, Saint-Paul-de-Vence, Villeneuve-d’Ascq et Poitiers. Les musées présentés « participent d’une relation nouvelle du bâtiment et de l’institution à la ville, qu’ils n’ont plus vocation à monumentaliser ». Il n’est pas inutile de rappeler, comme le font les auteurs, qu’à Paris même, entre 1950 et 1970, « un seul musée, aujourd’hui disparu, qui plus est, a vu le jour dans la capitale : le musée des Arts et Traditions populaires » (Jean Dubuisson et Michel Jausserand, architectes).
« Nous n’avons pas fait d’architecture », c’est ce qu’annonce à un journaliste de la RTF l’architecte Guy Lagneau lors de l’inauguration du musée-maison de la culture du Havre, en 1961. Le bâtiment, inauguré par André Malraux, est perçu comme « le prototype d’un équipement démocratique dont allaient pouvoir bientôt bénéficier les grandes villes françaises ». Avec une démonstration de la « souplesse » et de la polyvalence du bâtiment dès le jour de l’inauguration : « le bâtiment fut transformé quatre fois en une seule journée. Lorsque André Malraux est arrivé, le bâtiment était équipé en musée. Après le déjeuner, c’était une salle de concert pour cinq cents personnes. Deux heures plus tard, c’était à nouveau le musée qui ouvrait ses collections au grand public. À six heures, il se transformait encore en salle de cinéma, pour la projection du Napoléon d’Abel Gance ». Guy Lagneau ne précise pas combien de fois, par la suite, cette expérience a été renouvelée, mais, l’entrée du bâtiment se faisant par une passerelle inclinée au-dessus d’un bassin, chaque visiteur devait avoir, on n’en doute pas, l’impression d’embarquer.
Avec les réalisations des architectes André Hermant, Louis Miquel et un peu plus tard Jean Monge, la place d’un musée moderne au cœur d’un quartier historique suscite d’intenses débats au cours desquels chacun des choix de l’architecte doit trouver sa justification technique, esthétique et fonctionnelle. Une position tranchée, mais surtout claire et cohérente, et bien souvent dogmatique, peut aussi l’emporter auprès des Monuments historiques pour l’expression de sa complète modernité assumée.
Ainsi du musée de la tapisserie de Beauvais, avec sa galerie placée à la fois « au pied du chevet de la cathédrale gothique » et sur des vestiges gallo-romains « mis au jour pendant le chantier et intégrés dans le circuit de visite du musée » (André Hermant, architecte). Ou encore de l’étonnant musée des Beaux-Arts de Besançon pour lequel Louis Miquel, collaborateur de Le Corbusier entre 1933 et 1935, « prend le parti audacieux d’occuper l’immense volume de la cour intérieure de la vieille bâtisse avec un cube tout en béton brut ». Mais cette extension au cœur du plus ancien musée de France (« fondé en 1694 et installé en 1843 dans une halle aux grains ») est avant tout une « rampe-musée, conçue comme un bâtiment indépendant et comme une sculpture qui se visite ». Avec le musée Sainte-Croix de Poitiers, Jean Monge fait également le choix de « parois de béton brut de décoffrage », « une œuvre en conformité avec la conception de la charte d’Athènes », comme le rappelle Nabila Oulebsir, autrice de cette présentation, posant comme principe, au nom de la valeur d’authenticité, que « l’utilisation des styles du passé […] est à bannir dans les bâtiments nouveaux implantés en milieu ancien ». Incontournable cas d’école pour les architectes dans l’étude des secteurs sauvegardés, le label « Patrimoine du XXe siècle » a été attribué au musée Sainte-Croix de Poitiers en 2015.
« La clarté labyrinthique » de la fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence est l’occasion de mieux saisir le principe des voûtes et des éclairages zénithaux mis au point par Josep Lluis Sert, mais aussi l’étonnante organisation des demi-voûtes du toit. De la même façon « le tracé des vues » établi par Roland Simounet pour le musée d’Art moderne de Villeneuve-d’Ascq permet de mieux saisir les contrastes volontaires de l’éclairage proposés par l’architecte.
L’intérêt, l’attrait et surtout le caractère stimulant de L’invention du musée moderne (1930-1970) tient avant tout à la remise en contexte éclairante de chaque projet réalisé. Curieusement, de façon immédiate et parallèle, et sans qu’il en soit explicitement question, surgissent au fil de la lecture et des présentations toutes les interrogations actuelles liées au développement durable, au changement climatique, voire à l’évolution des coûts d’entretien comme de fonctionnement, ou encore celles des espaces indispensables aux fantastiques machines événementielles d’aujourd’hui qui font tourner les lieux. Ce raccord avec des préoccupations très actuelles surgit inévitablement à la lecture de l’étude proposée par Marie Civil au sujet de « deux projets théoriques » : celui du « musée moderne » vu par Auguste Perret et celui du « musée d’art contemporain » perçu par le Corbusier, deux expressions architecturales à remettre dans le contexte de l’Exposition internationale de Paris de 1937.
Bref, en lisant L’invention du musée moderne, se construit aussi, petit à petit, une perception des limites, une sorte de compréhension, tout intuitive, sur le thème général et vague de « comment on en est arrivé là ». S’élève alors tout un échafaudage complexe d’interrogations autour de la réinvention à venir des musées.