Rachel Bespaloff ne pouvait aimer qu’inconditionnellement, sans exil, alors que la vie terrestre accumule conditions et exils…
C’est une pensée tragique que celle de Rachel Bespaloff (1895-1949). Sa référence, écrit-elle, est « l’Écriture, les prophètes, eux seuls me parlent » (lettre à Jean Wahl, 8 novembre 1939). Ils parlent de ce que l’on est, de ce que l’on vit, de ce qui saisit avant qu’on cherche à le comprendre et que l’on s’éloigne d’une distance imprudemment établie.
Eux seuls parlent, mais tant de voix affluent aussi, se réclamant du moi, en concurrence. Le dialogue avec soi se retrouve tout autant serré par des conceptions qui ne nous appartiennent pas tout à fait mais que l’on a fait siennes. Et seul le diable sait.
Le point fixe peut échapper, le je, la référence ultime être oubliée, « les véritables moments de bonheur et de vérité profonde » perdent leur musique et l’effort sa volonté. Alors on ne peut plus entendre ni voir, ni même soupçonner « le plus important, le plus nécessaire » qui souffle en silence et que rappelle, tonitruant, Léon Chestov.
Rachel Bespaloff a connu Chestov (et Fondane) à Paris, s’est éloignée d’eux mais n’a pas oublié. Elle garde tout le poids de cette rencontre.
Elle reste liée aussi à l’Ukraine familiale et la langue russe familière.
Elle naît en Bulgarie, vit en Suisse puis en France, s’exile (la même année que Simone Weil : 1941), vit aux États-Unis la guerre, et une autre guerre où vainqueur et vaincu semblent se rejoindre et s’annuler : la guerre avec soi.
Elle n’en pouvait plus de la vie mais la vie d’aujourd’hui sort grandit d’elle.
Continuellement, Rachel Bespaloff veille, affirme, s’expose : « nous cherchons… mais ici la recherche et le but se confondent ». Comme Jeanne et le bûcher.
Le point d’arrivée apparent, la mort elle-même ne peut le rendre définitif. Le point final est un fruit déhiscent. La fatalité n’était qu’un meuble de la contingence. Il faut déménager tout ça et se rendre à la musique de Rachel Bespaloff, à ce quelque chose qu’elle manifeste toujours : ici, qui pourrait parler seulement de la mort quand tout ce qu’elle est parle autant de lutte, par cette musique même des mots où se rend si présente celle qui a voulu s’absenter ?
Lire Bespaloff est aussi une leçon de vie. Comme lire Simone Weil, qui se laissa mourir. Toutes deux filles et femmes de l’exil. Figures de l’exode, « de la recherche incessante d’un point d’arrivée jamais définitivement atteint » (Laura Sanò). Donc, figures d’une espérance jamais finie et jusqu’ici comme commencée par elles seules.
Toutes deux ont voulu passer par le malheur : c’est la seule volonté qui permette de vivre. Même si le malheur reste jusqu’au bout lié à soi. Même s’il ligote. Même s’il est légitime de se demander quel jeu joue quel Dieu avec nous. C‘est la respiration et la tension continuelle de l’esprit qu’il faut maintenir, l’intelligence gardant « ses propres tendances, ses écarts, ses aliénations, ses acédies, ses fraudes » (Calliste le Patriarche). Elle voit, hésite, et c’est comme cela qu’elle connaît.
Ainsi, « en 1925, Rachel décide étonnamment d’abandonner sa carrière musicale prometteuse pour se consacrer entièrement à cette sorte de réveil philosophique provoqué, comme elle le précise elle-même, par la rencontre avec la pensée existentialiste du philosophe ukrainien Léon Chestov. ».
Pour ceux qui le rencontrent, Chestov est comme un visage du miroir de l’âme. Et l’air que l’on peut respirer après l’effroyable tuerie de 14-18. Il a l’ardeur et le désir de transmettre quelque chose d’oublié. Chestov est force et mélodie. Rachel s’éloignera de lui mais quelle importance ? Elle n’oubliera pas. Elle se retire parée des fruits de l’esprit de Chestov comme de ceux de Fondane.`
Elle trouvera d’autres compagnonnages intellectuels : surtout jean Wahl et Boris de Schlœzer (le traducteur en français de Chestov). La rupture intérieure est leur encrier.
Comme le souligne Laura Sanò, « c’est l’existence et non la connaissance qui est marquée par une rupture originelle ». La vie alors se modifie avec une « pensée qui ne s’empresse pas de conclure ». À l’arbre de Chestov, il y a de nombreux fruits. Lourds et nourrissants.
La vie est mouvement et le mouvement marque les découvertes et les retours. Aux États-Unis, pendant la Seconde Guerre mondiale, Rachel Bespaloff, grâce à Jean Wahl, découvre les Entretiens de Pontigny alors en exil : la pensée française, comme la pensée tout court, n’abdiquait pas. Toute vraie pensée, d’ailleurs, a un exil pour bivouac.
Laura Sanò précise : « il n’est pas aventureux d’inscrire la philosophe ukrainienne, surtout pendant son séjour américain, dans une constellation de penseurs dont font partie Franz Kafka, Walter Benjamin et Arendt elle-même ». Hannah Arendt, que Rachel a pu écouter pendant le séminaire Pontigny/USA de 1944 ayant pour thème Kafka.
L’expérience intellectuelle ne peut avoir pour arrêt l’expérience de la guerre. Expérience on ne peut plus tangible et quotidienne.
Là où l’angoisse de Rachel Bespaloff interrogeait sans relâche la transcendance, mais prise aux nœuds d’une vie quotidienne et familiale toujours plus difficile qui la mena à se nier elle-même, Simone Weil pour sa part choisit la solitude de se laisser mourir au centre même d’une Histoire qu’elle n’a voulu ni ignorer ni surtout tenir pour fin.
Ce que Rachel Bespaloff avait devant elle sans pouvoir, croyait-elle, le tenir, et elle a voulu en quelque sorte par son suicide forcer les choses et quitter l’insupportable, Simone Weil auparavant s’était laissé glisser comme pour l’accueillir, pour accueillir Cela, ainsi que le nomme de façon plus énigmatique et comme neutre la tradition hindouiste.
Les deux morts furent bien, chacune à sa façon, volontaires. L’une dans une foi tragique, l’autre dans une foi d’espérance, proche de Péguy pour qui l’espérance était la foi seule qu’il acceptait.
Paradoxalement, la seule des deux ayant écrit sur Péguy est Rachel Bespaloff. Le désespoir serait-il le meilleur outil de l’espérance ?
Ainsi, toute mort présente l’indéfinissable et reste un défi sans religion. Et elle est manifestement comme le miroir du visage d’une vie, sans autre trait qu’elle-même cachée.
Rachel Bespaloff, souligne Laura Sanò, « était incapable de réconcilier la terreur avec la vision d’un monde meilleur ». Elle s’enlisait dans « ses déboires familiaux : la maladie de sa mère, l’incompatibilité entre celle-ci et son mari Nissim et le déménagement qui s’ensuivit de ce dernier à New York, l’éloignement de sa fille chérie Naomi ».
Elle ne vivait que des amputations.
Simone Weil ne lâchait pas une volonté de dépassement.
Mais chacune d’elles vivait le désert, « figure principale de l’identité juive ». L’exil était leur demeure : revêtu et abhorré par l’une, revêtu et recherché par l’autre. Ainsi se distribue l’impitoyable équité d’Arès. Qui peut posséder la science de ses propres raisons contradictoires ? De plus, « la création qui porte l’intelligible et l’Écriture qui porte le spirituel » (Calliste le Patriarche), comment peuvent-elles se concilier ? La création porte aussi le mal. Elle est son creuset. Et l’Écriture s’y grave. Qu’y faire ? Il n ‘y a pas d’autre page.
Chacune d’elles se présente aujourd’hui avec son temps et son corps : il ne peut y avoir séparation du temps et du corps. Les interminables et paralysantes migraines de l’une, les tâches domestiques et familiales écrasantes de l’autre.
Chacune d’elles, à la fois présente à soi-même et tendue vers autre chose : arc plié et flèche portant la mémoire du but.
Peut-être nous suffit-il de savoir que toute cette Terre, son ciel et sa mer, toutes ses formes et ses vies, sont en correspondance avec chacune d’elles, et, à les lire et les rapprocher aujourd’hui, s’en faut-il de beaucoup ? Toutes deux parlent d’un miel que nous n’avons pas encore goûté, et elles ne rencontraient d’autre nécessité que celle des forces aveugles du malheur : la seule amertume de les connaître devrait être le premier pas pour s’en écarter, le premier fanal. Celui d’une lumière nette, sans autre consolation : Rachel Bespaloff et Simone Weil ne la perdaient pas.
« Si l’homme prend conscience de sa finitude, il ne le fait qu’en vertu de son rapport, ou de son conflit, avec l’éternité divine » (Laura Sanò).
L’homme forme alors ce point d’intersection des contraires où la pensée se retrouve « commerce de l’esprit et de la chair », où il n’y a pas d’autre passage que l’impasse subie ou sublimée des conflits.
« Il est difficile de comprendre les raisons de son choix », écrit Laura Sanò à propos du suicide de Rachel Bespaloff, le 6 avril 1949. C’est que, tout comme la naissance, la mort porte une énigme en dehors des raisons et des choix.
Ce que Rachel Bespaloff avance dans une de ses dernières études (à propos du roman L’étranger d’Albert Camus et de son « éthique déchristianisée, héritière du christianisme ») peut nous guider. Camus ayant « commencé par le défi, il lui reste à accomplir la fusion paradoxale de la révolte (dans le temps) et de l’acceptation (dans l’éternel) ». Ainsi, aucune des deux ne saurait porter tort à l’autre ni l’abroger.
Montaigne lui apporte un provisoire apaisement : « Il enseigne modestement à ne pas transformer la vie en enfer. C’est déjà bien difficile. »
La résolution est prise.
Il n’y aura pas d’autres mots. Il n’y aura plus, pour elle, de pensée ni de mots à saisir.
Tout autant résolue et silencieuse, mais sans qu’on puisse la classer ni même la caractériser, fut la mort, le 24 août 1943, de Simone Weil. A l’abri de l’impensable, comme à celui des regards, elle tenait ce qu’elle voulait. Elle s’y laissa glisser.
« Elle avait besoin de s’immoler. Cela existe », écrivit Louis Closon, son interlocuteur quotidien dans les services de la France libre.
Déjà, dans une lettre à Huguette Baur (1), en juillet 1940, elle écrivait : « Mais je ne puis considérer la mort comme un malheur. » Ce sera bien une continuité.
Pour Rachel Bespaloff, ce fut un coup de hache dans un quotidien insurmontable.
Il n’est certainement pas question d’opposer ces deux attitudes.
« Il n’est pas question d’opposer ces deux éthiques. On ne choisit pas une éthique comme on choisit un manteau » (Rachel Bespaloff, « Le monde du condamné à mort », Esprit, janvier 1950).
Il y a des êtres qui, à un moment reconnu par eux, jugent en leur état n’être plus utiles au monde tel qu’il se présente. Ils deviennent l’aliment de leur solitude. Mais en même temps ils dessinent, précisent une autre utilité. Loin d’éloigner la vie, ils font, ils laissent surgir ses profondeurs. « C’est l’acte de transcendance […] Il s’agit en effet de quitter la mort sans quitter le monde du condamné à mort » (Rachel Bespaloff, ibid.).
Alors disparus, par un retournement, par retour, ils portent la valeur de tout, aux yeux un instant ouverts d’un monde qui, au fond, n’est pas tant nié que reconnu : ils préviennent. « Accepter la vie dans sa complexité, avec toutes ses contradictions, ses ambiguïtés et ses conflits insurmontables » (Laura Sanò). C’est tout autant accepter de mourir.
Si Rachel Bespaloff accepte la guerre sans directement y participer, Simone Weil (alors qu’elle a rejoint Londres et la France libre) finit par vouloir porter la lutte ailleurs. « Weil et Bespaloff ont deux façons différentes non pas de concevoir la réalité, mais de réagir aux contradictions qui la caractérisent. »
Toutes deux se tournent vers la mort mais de façon si différente. Qu’est-ce qui d’ailleurs qualifie cet instant ?
Il est des heures qui n’apparaissent pas sur les montres et ne peuvent appartenir à nos jugements. Que peut alors l’adversaire le plus intime ?
La raison même ne saurait combler l’indicible de la tension vers laquelle ont voulu se porter Simone Weil et Rachel Bespaloff. Deux irréductibles.
« Cette nuance qui sépare le sacrifice de la mystique », qu’avons-nous d’autre à savoir ?
Les raisons n’étant toujours que conquêtes provisoires, que proposent de mieux les amis de Job ? Que peuvent-ils ? A partir de quelle expérience ? En vue de quel commerce proposé par leur esprit et leur chair perclus de bon sens et de conseils ?
- Huguette Baur (1919-2020) a été l’élève de Simone Weil à Roanne, en français, classe de cinquième. Simone Weil complétait son horaire avec des petites classes. Huguette et Simone Weil se sont vues une dernière fois à Vichy en juillet 1940. Selon le témoignage d’Huguette, elles ne se sont pas parlé mais restèrent un long moment assises l’une près de l’autre dans un parc de Vichy. Pour Simone Weil, un silence partagé avait la valeur d’un entretien précieux. Mots et silences n’ayant d’autre consistance et d’autre substance que ce qu’ils montrent. Huguette a conservé ses rédactions de français corrigées et annotées par Simone Weil.