Bobin, malgré tout

Les Œuvres choisies qui n’arrivent pas. La mort du poète qui s’en mêle. Comment manquer Bobin, qui finit par me manquer.

Christian Bobin | Les différentes régions du ciel. Œuvres choisies. Gallimard, coll. « Quarto », 1 024 p., 26 €
Christian Bobin | Le muguet rouge. Gallimard, 88 p., 12,50 €
Christian Bobin ( 2018) © Francesca Mantovani / Editions Gallimard

J’ai manqué, presque éludé, esquivé Christian Bobin. Le gros livre, Les différentes régions du ciel, tardait à arriver, n’arrivait pas, ce devait être vers la fin du mois de septembre. J’avais décidé de ne plus attendre. Et puis la nouvelle de la mort de Bobin est arrivée, inattendue, subite, étrange, qui m’a fait douter de la raison de la parution de ces Œuvres choisies : hasard de « calendrier » ?  livre en forme de testament ? pressentiment de la mort à venir ?

Je voulais écrire sur Bobin. Je ne pouvais plus écrire sur Bobin. L’avais-je d’ailleurs jamais voulu ? Je ne savais pas si je l’aimais, si je croyais l’aimer, ou si je détestais l’aimer – j’ajoute toutefois que je n’ai jamais aimé le détester…

C’est une affaire de lectures, ou de sensations, ou d’impressions, partagées, ou non. Son quotidien n’est pas le mien. Tandis qu’il « veille des roses et un brin d’herbe », je m’enquiers et m’inquiète plutôt de l’état de la planète. Il admire regarder apparaître là où je suis en colère de voir disparaître. Mais ça n’est peut-être pas si simple, l’écriture qui n’est pas tout à fait de l’autre côté de la vie. Il y a aussi sa façon de lever les yeux au ciel, de s’approcher d’une lumière qui vient de très haut, quand moi je préfère les façades d’immeubles et leurs fenêtres, et les occupants derrière ces fenêtres. Mais c’est sans doute plus compliqué, les affaires de la terre qui sont parfois très lointaines, et la transcendance qui peut se trouver au bout de la rue, chez lui, près du Creusot, dans un bar à Vichy ou en gare de Sète. Et puis il y a encore ses expressions, qui poussent partout dans ses livres, comme de la bonne herbe : « Dieu merci », « l’amour vrai », « la beauté du monde », « cœur brûlant », « littérature éternelle », ces excès d’âme et d’être qui pullulent, alors que j’aurais plutôt un penchant pour les sachets de mauvaises graines. Mais c’est peut-être que je suis incapable d’accéder à cette poésie modeste (comme on parle aujourd’hui d’art modeste), que je ne sais pas, ou que je n’aime pas aimer ?

Couverture de Les différentes régions du ciel, de Christian Bobin © Gallimard

À qui s’adressent les livres de Bobin, cette poésie en prose, ou prose en poésie, cette manière de tenir un journal qui n’en est pourtant pas un, ni un essai d’ailleurs, ni un roman, ni un récit – ce qui fait la singularité de son Autoportrait au radiateur et rencontre tout le commun des mortels dira-t-on ? Oui, quelle est la raison qui pousse à ouvrir un livre, j’allais écrire, une bible de Bobin ? La réponse est dans le lapsus, le lien qu’il génère, comme un mystère. Le lecteur de Bobin serait moins qu’un lecteur et plus qu’un lecteur, comme l’écrivain Bobin serait moins qu’un écrivain et plus qu’un écrivain : quelqu’un qui m’écrit à moi, du fond et dans le fond de moi, de mon moi. Ou alors ? La réponse appartient tout entière à l’auteur, qui, en désignant le livre, désigne en même temps la qualité intrinsèque du lecteur, l’enfant qu’il est et demeure : « Le livre est la mère du lecteur. »

Et c’est bien vrai que Bobin a réussi son examen d’entrée en enfance. Plus d’une fois, et surtout quand il a écrit La folle allure, l’histoire de cette grande petite fille qui traverse la vie comme une comète insoucieuse, ses premières années qui ressemblent à des épreuves riantes, suite de sauts exécutés à la barbe des adultes souvent mort-nés : « On parle beaucoup aux enfants. On leur parle jour et nuit. On leur parle de leur bien, de leur vie et de leur mort. Surtout de leur mort. L’enfant est celui auquel on annonce jour et nuit sa fin prochaine, certaine, voulue : grandis. Dépêche-toi de grandir. Meurs et laisse-nous entre nous. L’enfance est comme un cœur dont les battements trop rapides effraient… Tous les enfants ne sont pas Rimbaud, mais Rimbaud est toute l’enfance : un goût innocent de la ruse, une joie des ritournelles et des pierres brillantes. »  Mais pourquoi La folle allure ne figure-t-il pas dans ces Œuvres choisies ? Curieux non-choix qui m’avait étonné autant que déçu, moi qui croyais me rappeler avoir aimé ce Bobin-là, comme on se souvient d’avoir aimé un premier amour…

"
« Le lecteur de Bobin serait moins qu’un lecteur et plus qu’un lecteur, comme l’écrivain Bobin serait moins qu’un écrivain et plus qu’un écrivain : quelqu’un qui m’écrit à moi, du fond et dans le fond de moi, de mon moi. »

… À tel point que j’avais oublié de regarder l’autre livre qui était glissé avec celui qui avait fini par arriver, son autre dernier livre donc, j’allais écrire son autre herbier : Le muguet rouge, plus modeste, mais pas modique me semblait-il. Car c’est en l’ouvrant et en lisant les premières pages que j’ai compris qu’il contenait non pas le Bobin que j’essayais d’aimer, mais ce que j’aimais de Bobin, celui qui est pourtant, peut-être, l’autre face d’une même médaille. Celui qui connaît son métier au-delà du bout des doigts : un art d’épingler la tête d’un « sale prêtre », « la tête du savoir, la tête du dominant. Cette affreuse domination de la douceur fausse ». Un art d’accrocher un tableautin sur le mur de la page : « À cent ans elle venait d’entrer à l’école maternelle de la mort. » Un art de l’humour, vif comme est l’humour : « La momie dans le scanner éclate de rire. » Un art d’être postmoderne, presque comme Baudrillard, oui l’auteur des Cool memories ! : « La modernité est le crime parfait : même le mort ne s’aperçoit pas qu’il est mort. » Un art de la formule, et, il faut bien le dire, un art d’être poète, de transformer une vision en une phrase, une seule. Comme ses derniers mots du Muguet rouge : « Un petit manège tourne, allumé dans la nuit comme un chagrin merveilleux. » Je sais, vous allez me rétorquer : c’est facile comme image… Mais non, c’est facile comme une image…  Et puis c’est peut-être encore une question de vie allée avec l’écriture, la vie qui s’en est allée, l’écriture qui reste. Et de toute façon, on pardonne tout à un poète, surtout le fait d’être poète. Et c’est bien pourquoi Bobin me manque quand même un tout petit peu, déjà…