Écrivain et éditeur de livres d’art, Stéphane Crémer collabore avec une famille d’artistes et de poètes amis. Il vit en Bretagne entre terre et mer, au fil de marées et de soleils blancs qui lui ont inspiré une rêverie pleine d’enfance et de créatures biscornues.
Voici ce que je vois et entends. Mais ce qu’on entend n’a rien à voir avec ce que l’on voit. Par exemple, pour voir aujourd’hui la terre en l’An Zéro, il faudrait s’en être éloigné de deux mille années-lumière, soit près de dix-neuf millions de milliards de kilomètres. Or, le son ne parcourant, dans les conditions les plus favorables à sa propagation, que mille deux cents kilomètres par heure, nous n’aurions celui de l’image de cet An Zéro qu’un milliard huit cents millions d’années après son émission. Le reste à l’avenant.
Donc, à l’heure venue de vérifier par notre hublot ce qui se tient encore dans la pénombre et résiste à la nuit des cieux ou des grands fonds, ce que je vois c’est une lueur diffuse, sans couleur qui l’excède au point d’en faire une lumière et qui, à travers la vitre à laquelle s’appuie non seulement mon front mais l’esprit dont malgré les apparences je sens qu’il est encore le siège, me montre l’univers infini tel que nous fûmes nombreux à nous laisser encourager par nos amours à le rêver, tout en me laissant entendre autre chose que les vulgaires entrechocs de cailloux qu’on sort de sa poche et sème sur le chemin pour trouver celui du retour : tout de même, rien que le possible silence d’un tout petit rocher ayant fini de sécher au soleil, sur lequel un goémon en grinçant achève de se rétracter lentement, en attendant la marée dont je perçois, une ou deux secondes après, la rumeur dans le lointain.
Notre hublot est-il d’un vaisseau, il n’est à hauteur d’oiseaux et de cimes qu’en pensée à travers la perception de très anciens chants et du souffle de très anciens vents, sur les sommets. Qu’en pensée aussi les jardins et leurs vergers, par la chute délicate d’une goutte de rosée d’une fleur à l’autre ou d’une pomme trop mûre ou trop lourde, sans oublier, plus bas, plus profond, les poissons, mieux dissimulés à notre imagination et la suite de nos idées et presque invisibles, n’étaient le clapot des berges, le plongeon du martin-pêcheur, l’escrime du héron contre les coques dans la vase. Flottant ici dans l’espace ou là dans l’océan, nous ne connaissons plus de noms qui départagent tous ces chants comme tous ces fruits, ni aucune nage d’aucune autre, non plus aucuns feuillages.
À cette heure sans mesure qui la décompte, les uns ne volent pas plus que les autres ne mûrissent, quant à ceux-là ils restent entre leurs eaux d’un autre temps. Les nuées d’étoiles, elles-mêmes, les mortes et les vivantes, ou les abyssales et fluorescentes méduses, demeurent accrochées ici aux faîtes du ciel ou là aux bras des noyés, ainsi font traînes de mariées aux ronces des buissons : aussi immobiles que depuis telle nuit des temps, sans que nous nous émouvions de nul frémissement d’effraie ni d’aucun grognement de hulotte à l’affût, comme de nul chant d’orque ni d’aucun œil de squale, plus rien ne s’accordant de ce qui s’entend à ce qui se voit.
En cette saison de l’orbite aux lois elliptiques de laquelle nous obéissons, si étrangères à toute industrie comme à tout commerce, l’épaisseur de la nuit est telle que nous pouvons prétendre y voir tout ce que nous rêvons encore avoir jamais vécu. Aussi des vies tout entières se reflètent-elles, si nous le voulons, sur la vitre derrière laquelle nous avons désormais à nous tenir ensemble et où j’appuie mon front.
C’est alors un afflux continu de naissances et de morts, d’amours et de chagrins, de trafics et de larcins, de gloire dont resplendir, d’oubli où tomber, de départs, de retours, de meurtres, d’amitiés honorées ou trahies, de familles honnies, de guerres, et de hasards, et d’avenirs, et de débuts et de fins : toutes humeurs et liqueurs venant grossir de leur flot bileux la rumeur qui roule entre nos tempes et déverse dans nos crânes la cascade de ses aveux et de ses pièges.
Reverrons-nous le jour ? Le vrai jour. Celui du soleil et sa suite d’ombres. Larges, courtes, oblongues. De murs, de signes, de silhouettes. À franchir, à reconnaître, à étreindre. Ombres toujours nues de ce qui fuit ou demeure, de ce qui s’effondre ou se dresse. Car l’ombre sans face cachée qui la projette sur sa face opposée, quelle est-elle ? Les soleils d’ici, aussi blancs qu’oignons qu’on pèlerait sur le monde, ne rencontrent d’autre obstacle que la transparence des larmes, sans détresse ni joie, à travers lesquelles nous les regardons se répéter et s’éloigner comme ricochent les galets sur l’onde de nos pleurs ; puis fondre, et sombrer.
Notre vaisseau suit une route désormais incalculée, à une vitesse qui suffit à ce que nous confondions notre planète natale avec les autres de son système, puis au soleil de son système, puis à son système lui-même, depuis ce point de l’univers où nous nous trouvons et dont plus aucune distance ne peut attester la réalité : nous nous déplaçons sans coordonnées, nous ne sommes plus joignables et demeurons les seules preuves vivantes que nous avons existé. Fut-il de meilleur sort que le nôtre :
Sans être un de ces quelques simples cailloux qui s’entrechoquent au sortir des poches, disais-je, c’était un tout petit rocher. Si petit que pour y tenir à deux il fallait que nous n’ayons guère plus de je ne sais quel âge. Par une belle journée sur la plage inondée de soleil, à court d’imagination m’était venue l’idée folle de l’emmener promener rien qu’avec moi. Que tous les deux. Comme des Grands.
Et nous partons sans brassards. Ni ceintures de liège. Abandonnant là bouées canard et notre château de sable bientôt repris d’assaut par la marée montante.
Si cet âge nous le permettait, nous marcherions. Mais nous n’avons que celui de tituber dans le sable, emmêlant nos pinceaux potelés dans les algues échouées, et nous tombons, nous relevons, tombons et nous relevons encore, je nous entends enfin à nouveau depuis notre vaisseau et nous revois, projetés sur l’écran de ma voûte crânienne.
Je me sens si fort que tu n’as qu’à te laisser faire, tu ne risques rien, m’entends-je encore lui dire, je ne vais plus te lâcher jamais, tu n’as rien à craindre : jamais plus te quitter, jamais t’abandonner. Au petit bonheur je l’emmène jusqu’au petit rocher, si petit qu’invisible non seulement depuis notre hublot mais déjà depuis la plage et qui malgré cela serait le promontoire secret de notre immense château fort, plus imprenable que celui d’aucun conte.
Nous nous sommes assis là, les pieds ballants à la surface de l’eau dont je perçois maintenant le clapot. Nous nous taisons en regardant flotter de minuscules bateaux à l’horizon. Si minuscules que d’un seul doigt on pourrait presque jouer avec, c’est à l’infrason de nos phalanges que je les reconnais.
Le temps passe, de cette manière inimitable : nous ne savons pas encore que le temps passe, la terre tournant autour de son soleil sans nous le dire, et le soleil lui aussi de son côté sans que nous le soupçonnions devoir bientôt mourir. L’univers presque entier existe déjà et nous en ignorons presque tout. Même si derrière nous, au début, nous entendons au loin ce que nous nous rappelons cette fois être, sans plus les voir : des jeux de plage, de ballon, des cris de baignades. Jusqu’à ce que, sous plus seulement celle de la mer, ne s’estompe l’entière clameur du monde : au moment venu de ramasser les serviettes, à cette heure la plus douce de la journée quand les algues s’en retournent lascivement vers le large, de refermer les parasols, rassembler les palmes, les matelas, les pliants, les ceintures de liège et autres bouées canard, les seaux.
Le temps fait à sa façon si bien son ouvrage que nos petits pieds nous paraissent énormes sous la loupe de l’eau qui les recouvre maintenant. Des pieds de géants. Avec des pieds pareils nous n’aurions rien à craindre. Rien ne pourrait nous arriver. Des pieds de sept lieues. Trop éloignés du rivage, rien ne peut plus nous atteindre.
Seulement la mer. Et bientôt, qui se sont donné le mot : toutes les mers du Globe. Les mers qui montent. Qui nous rejoignent et nous font cercle pour nous fêter.
Le vent fraîchit entre les vagues, comme il fait aussi entre les montagnes. Elle s’est blottie contre moi, qui l’ai entraînée là je ne sais quand : tant elle demeure silencieuse. Nous sommes si jolis ! Si attendrissants : de vrais Amours. Quelle mer, quel loup, n’aimeraient nous garder pour eux seuls ?
À l’horizon : plus aucun de ces bateaux tout à l’heure suspendus à nos tout petits doigts. Plus rien avec quoi jouer. Ni personne.
Car le vide était devenu si grand que même le soleil s’en était allé. Le soleil couchant, nous aveuglant et nous faussant pour de bon compagnie. Mais ni elle ni moi n’avions peur, ni ne frissonnions dans le soir. Bientôt, par d’insondables profondeurs, car dans cette mer aussi loin qu’on coule il y a de l’eau jusqu’au fond, le sel aura brûlé nos langues, nos gorges, comme il aura inondé nos poumons, et ce ne sera pas grave : la toute dernière pensée de chacun ayant été pour l’autre, envolées ensemble tout là-haut jusque vers les insondables lointains de soleils blancs entre lesquels, aujourd’hui encore, selon les vitesses de la lumière et du son, depuis notre vaisseau nous entendons et voyons notre amour en expansion.