Les mythonnages de Laura Vazquez

« Je vous raconterai ce que j’ai vu ». Ainsi commence l’« épopée » qu’annonce Laura Vazquez, variante des prologues antiques, « chante, Muse, la colère d’Achille » ou « je chante les armes et l’homme ». Elle, c’est : « Je vous raconterai ce que j’ai vu et deviné du monde et des signaux qui nous entourent ». Voir ne suffit pas, il faudra deviner, interpréter, décoder des signaux. Sans en croire ses yeux, qui vont être mis à rude épreuve dans ces cinq livres, sans faire au langage une confiance aveugle, elle se lance dans cette entreprise : dire « la largeur la hauteur les longueurs les cablures » de cet univers parcouru en tous sens.

Laura Vazquez | Le Livre du large et du long. Éditions du sous-sol, 410 p., 22 €

Elle y va crânement, sous le double patronage du chagrin d’Homère et de cette injonction de Monique Wittig : « devenir héroïques dans la réalité, épiques dans les livres ». Épopée, sans aucun doute : le genre est revendiqué, explicitement. « Mon épopée ». Mais que peut être aujourd’hui une épopée ? Dès les premières pages du Livre du large et du long, une personne confie : « je ne comprends rien. Je vous présente une association temporaire d’atomes ». Une certitude minimale et massive : « Nous sommes les êtres sur la terre » et cette autre, tout aussi forte : « L’inconnaissance nous recouvre ». Ceux à qui elle parle, « mes gros, mes grosses, mes sœurs et compagnie », vont accompagner « la voix de l’épopée » dans cette quête. Entre la présence immédiate du corps, dans tous ses organes « je vous raconte la brûlure » et la lutte pour nommer le monde. « Ici la voix sera seule », va se déployer cet étrange et fascinant récit qui invente ses propres mythes.

"Galatea des sphères ", Salvador Dali pour Le Livre du large et du long de Laura Vazquez
« Galatea des sphères », Salvador Dali (1952) © CC0/Elli Gerra/Flickr

« Ici commence l’aventure »

L’aventure, et même les « 12 aventures » annoncées dans le prologue, ne se présente pas comme le récit épique attendu. Le Livre de Laura Vazquez peut aussi bien être lu comme une Cosmogonie, ou une Genèse. 

« Je vis pour raconter

[…]

La génération des animaux et du reste du monde

Le rire engendra le rire »

peut-on lire dans le premier livre, comme un collage de la prise de parole poétique des aèdes grecs au récit biblique de la Création. Dès les premières pages, l’effort de compréhension, de nomination, introduit une tension exaltée, prophétique, presque douloureuse. 

« Voulant comprendre le monde 

Avec mon corps écoutez-moi »

« Avec une loupe je cherchais

lequel du corps ou de l’esprit est le plus périssabl »

Comme celui du serpent qui compare sa longueur à celle d’une proie éventuelle, le corps est la mesure de toute chose. L’appropriation du monde passe par le corps, s’appuie sur une expérience sensorielle, des chocs, des « percussions », des pertes, même des mutilations, des agressions, des naissances. Le mouvement permet une mise en rapport dynamique, instinctive. « Depuis toujours je bougeais pour comprendre ».

Le travail de raconter, et ce qu’il raconte, est celui de la création d’un monde et du langage qui le constitue en le nommant. Comment c’est possible, et comment on s’y prend, c’est ce que raconte Laura Vazquez dans ce qu’elle annonce comme « les cinq livres du large et du long, qui seront les cinq chants de ce livre ». Travail dont l’issue reste incertaine : « Il va falloir me croire », dit-elle, sans qu’on puisse décider s’il s’agit d’une prière ou d’un commandement. Ou, plus finement, d’un conseil. Les adresses au lecteur de « la voix seule » reviennent périodiquement, quand la fille qui parle réajuste sa prise sur son auditoire. 

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« L’appropriation du monde passe par le corps, s’appuie sur une expérience sensorielle, des chocs, des « percussions », des pertes, même des mutilations, des agressions, des naissances. »

L’enchaînement des cinq chants propose un cheminement à partir de l’enfantin, de l’élémentaire, vers la mise à l’épreuve du langage, l’expérience du récit et un face-à-face avec « la réalité décollée » qui appelle une décision, continuer ou non.

« VOICI COMMENT DÉBUTE 

L’AVENTURE

JE NE COMPRENAIS 

RIEN »

L’univers du premier chant est celui de l’opaque innommé, « j’étais une enfant au départ comme tous les abrutis du monde ». La connaissance se fait par une expérience de la réalité élémentaire, « petites créatures mortes », vers, asticots, insectes, escargots, parties du corps martyrisées par ignorance, doigt, œil, cheveux, dents, passages à l’hôpital, à la maternité que l’on verra souvent par la suite. 

« J’ai coupé mon doigt pour lui parler 

comm à un ami

Et j’ai coupé deux autres doigts

Je voulais des êtres »

L’important est la mise en place de cette attitude, qui, coûte que coûte, se fonde fermement sur ce propos : 

« Je suis à la recherche des lois de l’univers comm

une idiote »

L’épopée bascule ainsi par instants dans le poème didactique. De la Théogonie d’Hésiode, le ton évolue vers les matérialistes de l’Antiquité. On pense à De la nature des choses de Lucrèce tant l’idée de fondation ex nihilo est présente. 

« La pensée du commencement m’est arrivée 

dans le cerveau »

Elle est à l’épreuve d’un monde gluant, sanglant

« J’ouvre la chienne enceinte

je montre ses fœtus à tel ou tel enfant… »

La pensée doit cependant le ranger à sa place, mathématiquement

« Si je suis X et le monde Y

Pour sentir l’existence des points X et Y

Mentalement il faudrait nettoyer les points 

X et Y »

Le contact avec le réel est rugueux, sans le secours du langage, que l’on voit se constituer peu à peu, certains mots restant incomplets, sans « e », on l’aura remarqué. Mais le logos montre sa puissance (assise sur un apprentissage comme il se doit)

« Par la logique je sus nommer »

« Les objets avaient un nom

Je l’appris dans l’enfance »

L’acquisition de la logique et la maîtrise de ses mécanismes ne font cependant que donner le vertige face à une réalité qui se dérobe. Un des moments les plus impressionnants, en particulier en lecture publique, est cette série de variations qui s’amorce ainsi :

« Je suis habituée au sol il me semble normal 

ou bien – Je suis habituée au sol pourquoi me 

semble-t-il normal

ou bien – Je suis habituée au sol car il me semble 

normal

ou bien – Je suis habituée au sol donc il me semble 

normal »

Laura Vazquez, dans ce premier livre, expose avec puissance les gouffres qui s’ouvrent devant qui s’affronte à cette tâche dangereuse. La phrase, dans sa dynamique, semble être la seule pierre de touche : 

« J’avais la sensation qui prend le nom de phrase »

« Quand une personne parle sa bouche est félicitée »

Couverture de Le Livre du large et du long, de Laura Vazquez
Le Livre du large et du long, de Laura Vazquez © Éditions du sous-sol

Ces affirmations sont-elles le signe d’une certaine sécurité ? La richesse du Livre du large et du long tient sans doute à l’impossibilité de trancher simplement. Les « aventures » telles qu’elles sont proposées ne sont pas des épisodes qui se résolvent et permettent de passer à autre chose. Ce sont « des chemins empruntés à partir d’un chemin plus large auquel on revient toujours et qu’on ne saisit jamais ». Les motifs et les thèmes se font écho à plusieurs dizaines de pages d’intervalle, même si peu à peu l’univers s’élargit, passant des « êtres » élémentaires à plus de complexité, jusqu’à la famille et la société 

« Les membres de cette famille sont si pauvres qu’ils n’ont pas de corps

[…]

Ils sont trop pauvres pour un mot

[…]

même le mot mort »

Et ce constat, noir ou comique, là encore indécidable :

« J’ai cru voir ma mère mais c’était un trou

J’ai cru voir une fête mais c’était un trou

J’ai cru voir quelqu’un d’autre mais c’était moi »

Qui rappelle que rien n’est gagné

« La personne humaine ne ressent pas la personne 

une personne qui s’appellerait Laura dirait je ressens Laura

cette personne ment »

Quoi qu’il en soit, et les livres suivants en accomplissent la promesse, c’est la logique, l’expérience et la maîtrise du langage qui seront les armes épiques.

Aux questions radicales sur les « êtres »

« Quelle est la différence entre une chose là et une chose pas là ? 

J’ai parlé dans le noir

Je jure que le monde est trop large et trop long »

S’allient des jeux de langue, des proverbes « arrangés » (Livre II), mots d’ordre ou formules propitiatoires

« Il faut battre le fer pour accomplir le mot 

BATTRE ainsi que le mot FER »

Ou 

« à chaque jour suffit quelque chose 

d’incompréhensible putain »

Le Livre du large et du long est ainsi une tentative obstinée de se tenir face à ce qui se dérobe, de retenir le réel dans le cercle des mots, de questionner leur adéquation, leur légitimité. Jusqu’où doit aller l’acte de nommer ? 

« Pourtant les miettes de pain si différentes 

l’une de l’autre

N’étaient jamais nommées dans leur individu »

La tentative, émouvante, est au fondement de toute poésie. 

« en dehors de tout ça 

les mots s’en vont »

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« Le Livre du large et du long » est ainsi une tentative obstinée de se tenir face à ce qui se dérobe, de retenir le réel dans le cercle des mots, de questionner leur adéquation, leur légitimité. Jusqu’où doit aller l’acte de nommer ? »

L’épique lui-même permet de donner une forme à la tragédie, familiale comme dans toute mythologie

« mère j’ai mythonné mes 

morts mes sœurs mes frères 

j’ai mythonné moi-même

je ne pus m’empêcher »

et aussi de coder la vie

« Je serai obscure pour que vous ne me compreniez pas

Je serai obscure pour que vous compreniez »

Tout au long du livre, la voix avance, irrésistible et envoûtante, cassant les résistances, avertissant, emportant les consentements

« Je vais vous dire du mal

Je vous dirai des choses graves 

Afin qu’elles disparaissent »

L’épopée, de livre en livre, variant les formes et les régimes, assied ses certitudes, même face à un « réel décollé »

« Je jure que tout existe »

Dit la voix épique, qui, au moment de conclure ces pages troublantes de désarroi et d’énergie, prouve la poésie, par ces mots 

« J’avance comme un rubis »