Écrivain, photographe, un peu diablesse, Suzanne Doppelt engage une ritournelle sans début ni fin mais un fil, un film qui éteint tout en les ravivant les couleurs. Hors temps, peut-être en Italie.
vous vous rappelez, l’image du soleil. C’est une image assez rare parce qu’elle est tournée directement sur le soleil, lequel a exactement la grandeur qu’on lui voit, celle d’un pied d’homme, on doit le tenir pour tel, sans quartier à l’inverse de la lune qui lui emprunte sa lumière, il est double triple voire plus, sur l’eau un vrai cercle ondule début et fin confondus, le miroir concave fait de lui un iris considérable, la bulle de savon le reproduit décousu puis meurt et les nuages plats le démultiplient. Nuit et jour il va et revient presque pareil, un simple artifice d’optique mais un travelling savant, il tourne, un derviche ralenti, on dirait la ronde du pont, un joli plafonnier ou de la matière suspendue parmi d’autres, le bel assemblage cosmique, et on tourne soi-même avec son image détachée. Un cercle, une roue partagée en saisons, des phares, un réverbère ou un bon projecteur, dans une chambre sombre son rayon par la fenêtre montre une multitude de particules, de la poussière en l’air, dans une chambre noire par un petit trou on peut voir le ciel retourné et le soleil agrandi aux dépens de la lune. Autant que le brouillard dehors il change les contours, écrasé le paysage est un aplat de couleurs, un curieux tapis électrique, il s’allume-s’éteint-se rallume traversant les arbres traversant la grenouille translucide, on n’y voit goutte complètement aveuglé, ni les formes ni les idées, c’est celui de l’après-midi le plus critique, cadré en direct il se regarde de face au risque de perdre la vue ou de se mettre au travail un jour j’inventerai un film en regardant le soleil, un film sur la méchanceté du soleil, l’ironie cruelle du soleil. Soit le faire disparaitre bel et bien quand la lune vient se placer entre la terre et lui sa lumière masquée se reflète alors comme dans un miroir de verre, une tache d’ombre refait le lieu à sa manière, des cubes, des sphères, des cônes, les revenants le long des lignes, un décrochement gel soudain, la température a chuté, le silence est différent, l’air se colore autrement, les oiseaux piquent, les insectes se fixent, le mimosa replie ses feuilles, les événements s’évanouissent, trois minutes de nuit en plein jour à Aden, cinq vers Florence. Puis il quitte la pénombre, un spectre rayé, et retrouve son éclat infrarouge et ultraviolet, il est double triple parfois plus, deux soleils sous Marcus trois durant le règne de Claude, dix dit un mythe chinois, une course à l’atome, un phare qui déborde l’écran, pourquoi pas une sale affaire, tout ce que je peux penser est que pendant l’éclipse les sentiments s’arrêtent aussi ou sous le soleil très exactement
Les phrases en italique sont de Michelangelo Antonioni.
Dernier ouvrage paru : Et tout soudain en rien, P.O.L