Trois jeunes rayons

Le soleil est-il encore synonyme de vie et d’avenir ? Nous y croyons, si bien que nous avons donné la parole à trois jeunes plumes jamais publiées jusqu’ici. La première, Kasper Sørensen (ceci n’est pas un pseudo), est étudiant en littérature. La deuxième, Lou Chaillé, est aussi étudiante en littérature. La dernière, Eugénie Bernachon, est comédienne et compositrice. 


Soleil ou Lumière de Hölderlin

par Kasper Sørensen

I

« Ouverture… Liberté…  Profondeur… » 

Ce sont les trois mots que répétait le poète mourant. Les heures passaient une à une, et la famille du menuisier se relayait auprès de son lit, veillant à le nourrir, à éponger sa sueur. Rien n’y faisait. Dans son délire, il poursuivait : 

« Ouverture… Liberté… Profondeur… »

Puis, enfin, alors que le soleil s’était couché, le ciel était noir, les étoiles scintillaient, il jeta un dernier regard par la fenêtre. 

« Pense-t-il au Père ? » se demanda Lotte. 

Sa voix s’éteignit lentement. Et le poète prononça un dernier mot : 

« Ouverture… »

II 

Sa chambre était couverte des poèmes qu’il avait écrits durant ses trente-six années de folie. Après son enterrement, on en fit un tas qu’on plaça dans une vielle malle. De temps à autre, Ernst Zimmer, le menuisier, aimait monter là-haut y jeter un coup d’œil. Il y avait là quelques bons vers. 

Ce ne fut que bien plus tard qu’on fit la découverte d’une enveloppe sous le parquet. À quel moment Hölderlin l’avait-il placée là ? Nul ne sait. Ils ouvrirent ensemble le cachet au cours d’un repas. À l’intérieur se trouvait un long poème. Une élégie, reconnut Zimmer, intitulée Soleil

Il se mit à déclamer : 

… Nul Soleil n’abandonne sa lumière !

Les vers résonnèrent un à un, et la force inouïe de cette composition les bouleversa. Certains psaumes leur avaient déjà tiré des larmes, mais aucun de cette manière. 

C’était comme une brûlure de l’âme. 

Une invocation divine. 

III 

Ce poème avait été écrit avant l’internement du poète en hôpital psychiatrique. Pourtant le style était tout aussi limpide et clair qu’auparavant. 

Le temps passa. 

Nul ne vint plus les voir pour leur parler de Hölderlin. Le menuisier continuait pourtant à relire les œuvres qui avaient fait sa gloire : HypérionEmpédocle

À ses yeux rien n’égalait Soleil. Son élégie finale. 

À force de la relire, encore et encore, il avait fini par la connaitre par cœur. Il la chantait même en travaillant. Sur des airs religieux ou de sa propre invention.

Parfois, quand il marchait dans la campagne, l’élégie lui venait naturellement. Et un soir, alors qu’il était assis près d’un ruisseau et qu’il déclamait le long poème, se produisit un étrange phénomène. 

IV 

De l’autre côté de la berge où il se trouvait, le menuisier crut apercevoir une lueur. Presque rien, comme un petit battement d’aile. « Une furtive illusion », se dit-il. 

Il se leva et rentra chez lui. Mais ne reprit pas l’élégie là où il s’était arrêté, quelque chose en lui avait instinctivement fait le lien entre les vers de Hölderlin et cette lueur. 

Durant son enfance, Zimmer avait entendu parler de ceux qui peuvent entrer en contact avec l’au-delà. Les voyants. 

Il s’agissait de sorcellerie selon le pasteur. 

Rien dans sa vie n’avait jamais laissé penser que de tels évènements puissent être réels. Il se rendait au temple, croyait à la nécessité de préparer son salut, mais la possibilité d’avoir un contact physique avec cette réalité ? 

Cependant, la curiosité le travailla. Et un jour, assis sur le tabouret de travail de son atelier, il se concentra et déclama l’élégie dans toute sa puissance. « Si quelque chose doit advenir, que cela advienne maintenant », pensa-t-il. 

Seuls les oiseaux lui répondirent. 

Zimmer sentit monter en lui un double sentiment de déception et de soulagement. « Qu’est-ce que tu es bête ! » Et il se mit à rire. « Comment as-tu pu imaginer qu’un poème aurait le pouvoir de convoquer autre chose que des images ? » 

Le menuisier reprit le travail, ayant honte de lui-même, mais le cœur empli d’une ardeur nouvelle. 

Le soir, pourtant, alors que toutes les lumières étaient éteintes, il entendit un bruit. Comme des petits pas discrets sur les escaliers de la maison. Il se leva, et se rendit au jardin. 

La lumière le frappa. 

VI 

Dans la communauté, on parla longuement de la folie qui toucha subitement le menuisier. Il avait été retrouvé par sa femme au petit matin sur un arbre, conversant avec le vide. « C’est Hölderlin ! disait-il. Il est à mes côtés, regardez ! » désignant une branche qui montait vers le ciel. 

Une nouvelle fois, il fallut s’occuper d’un fou. 

On reprit les mêmes habitudes qu’auparavant. On le plaça dans l’ancienne chambre du poète. Zimmer en fut ravi. « De la sorte, je peux converser librement avec mon ami tout le long de la journée sans être interrompu. » 

Lotte, sa fille, priait chaque jour pour son rétablissement. On alla chercher le pasteur, et les médecins jusqu’à cinquante lieux à la ronde, sans qu’aucun puisse rien y faire. L’un d’entre eux, lettré, eut un jour une idée : 

« Peut-être que si vous entrez dans son jeu, que vous discutez avec lui en parlant de poésie, cela le calmera ? » 

VII 

La fille du menuisier se replongea dans l’œuvre du poète. Dans ces longues phrases si précises et solaires. 

Elle se mit à en apprendre des passages qu’elle allait ensuite déclamer aux côtés de son père. Celui-ci, enthousiaste, passait des après-midi en sa compagnie. Ajoutant même un jour, en regardant mystérieusement au bout de la chambre : 

« Hölderlin pense que celui-ci est meilleur. Intéressant. » 

En dépit des efforts de Lotte, il ne semblait nullement revenir à lui-même. Au contraire. Plus le temps passait, plus son comportement se déréglait. Il affirma un jour qu’Apollon lui avait rendu visite le matin même. 

Un soir pourtant, lasse, sa fille lui demanda la raison de tout cela. Se retournant vers elle, Zimmer désigna le soleil. 

Alors elle se souvint de l’élégie. 

VIII

Lotte fouilla frénétiquement l’atelier de son père à la recherche du texte, le retournant sens dessus dessous. Quelque chose dans son for intérieur lui disait que la clef du problème se trouvait peut-être là.  

Enfin, elle trouva, coincé sous une masse de l’établi, le papier tant de fois relu, et recopié avec soin par le menuisier.

Sa main se mit à trembler. 

IX

Le pasteur commença à lire. 

Pourquoi Lotte s’était-elle empressée d’aller le voir une fois le texte retrouvé ? Comment expliquer cette étrange chaleur qui était montée après avoir mis la main dessus ? 

Dans sa course, celle-ci avait dû résister longuement pour ne pas s’arrêter et le lire. Une force l’en empêchait. 

Quand il eut terminé la lecture de l’élégie, le pasteur se tourna vers elle. Il avait les larmes aux yeux. « Tu sais, la poésie est un bien grand mystère. Dieu a envoyé ses prophètes, puis son fils. Et il m’arrive de penser qu’ils sont leurs héritiers. Qu’Il leur parle. »

« Mais ne voyez-vous pas ce que je veux dire ? dit la jeune fille. Ne pensez-vous pas que certains éléments de ces vers puissent corrompre une âme ? Dans mon souvenir… » 

Le pasteur répondit : 

« Dieu ne donne pas ses dons en vain. » 

X

Quand Lotte sortit de chez lui, le pasteur se retrouva seul. Il relut le poème. Une fois, deux fois, trois fois. 

Puis le jeta au feu. 


Un deux trois

par Lou Chaillé

J’arrive à voir une roue.

Ce que je vois c’est une des deux roues mais mal, dans le noir, qui tourne sur son axe. Je vois le mur. Il y a une guêpe et un couteau et du gras qui a durci. J’entends la roue grincer et la roue elle stoppe pas, elle accélère la roue, c’est dans le noir. Avec les yeux fermés. Et la guêpe elle s’affole forcément parce qu’elle est coincée sous le couteau et alors là d’un seul coup ça crépite, ça envoie des étincelles, à droite, à gauche, et la roue ça continue, d’accélérer, devant, derrière, dans la fumée, avec rien autour, la guêpe marche sans sa tête, et ça siffle, ça siffle, ça siffle, au-dessus, en dessous. Et toujours à travers le même mur, c’est la même fissure dans le mur, vraiment le moindre millimètre carré de cette fissure du mur. 

Et c’est tout.

La théorie c’est qu’en fait ce serait la faute des chocs. C’est logique. À la tête. C’est parce que quand on partait, moi et mon frère, on fonçait tout l’été à vélo, le matin et le soir, on montait, on descendait les côtes, de très grosses côtes parfois, super raides, et là-bas les routes une fois sur cent elles étaient bonnes. Et les vélos pareil de toute façon.

Par exemple mon vélo moi, y avait de la rouille à des endroits et pas de garde-boue et surtout y avait plus de frein arrière. Il était coupé. Clac. Le câble. Alors ce qui se passe c’est imagine t’es dans la descente. 

Imagine t’es dans la descente, tu prends de la vitesse, t’as le vélo qui commence à prendre de la vitesse à genre vrombir de plus en plus. Tu serres les dents, tu baisses la tête, tu cramponnes le guidon, et là tout d’un coup t’avais oublié direct y a un croisement. Donc tu piles. Sauf que la roue avant d’accord elle agrippe un minimum, mais la roue arrière c’est le contraire elle sursaute, alors en fait tu t’envoles quoi, ça t’éjecte. Et moi il y a pas mal de fois, quand je me suis viandé, c’était en plein sur la tête.

Le résultat c’est que maintenant j’ai pas assez de mémoire. Et ils disent, aussi, j’ai des problèmes d’agressivité. Les objets j’arrive un peu, je peux me souvenir, c’est les visages y a pas moyen, parfois j’essaye, j’essaye, j’essaye, et ça veut pas, et ça m’énerve énormément. Ça me frustre. Ça fait trop. Et c’est pour ça, après, ils m’ont envoyé loin. À l’internat. C’est pour apprendre la discipline.

Mais moi je pense pas que le moment où ça a commencé tout ça c’est parce que j’avais eu des chocs à la tête. La mauvaise mémoire, d’accord, mais à mon avis le reste c’était déjà avant. J’étais déjà comme ça.

Je faisais la course avec les voitures. Je parlais mal français. Je roulais sans les bras, sans les yeux. Mon frère il me suivait de loin. Il faisait un mètre quarante, son truc à lui c’était jouer à un deux trois soleil devant le mur du garage.

Alors déjà qu’à plusieurs le un deux trois soleil plus chiant comme jeu tu meurs, en plus on était que deux, ça marchait pas, je disais OK mais demain, la semaine prochaine, peut-être, dans ses rêves. Je disais allez prends ton vélo on se taille.

Je traçais, je l’attendais pas. Pour me marrer je passais par la route devant chez le vieux fou avec ses chiens, les quatre-cinq chiens à chaque fois qui hurlaient derrière la grille alors que mon frère il en crevait de peur des chiens. Une fois à quatre ans il s’était fait mordre fort.

J’ai volé l’argent de la quête. J’ai pris son argent, à lui, pour m’acheter des clopes. Je le faisais fumer. Il parlait bien français. Il était fort en mathématiques.

Souvent aussi ce que je faisais avec l’argent, j’achetais des pétards. Des fusées. Il y en avait une sorte c’était trois fusées accrochées sur les bords d’un triangle noir, en plastique. Il fallait le clouer au mur ou avec une vis. Il y avait un trou fait pour mettre le clou au milieu. Ensuite t’allumais la mèche et puis ça partait, il commençait à tourner sur lui-même le triangle. Ça envoyait des étincelles et de la fumée. Ça coûtait un euro soixante-dix au village, seize euros cinquante les douze, les numéros je retiens. Les prix des choses.

Je restais devant longtemps, même quand c’était fini et qu’il restait juste le bout de plastique noir, qui bougeait plus, avec son clou dedans. Ça puait la poudre. C’était interdit à cause des feux de brousse. Mais je trouvais ça beau moi je peux pas expliquer. Je m’asseyais par terre et je restais là longtemps.

Ensuite j’avais re-besoin d’argent et de clopes. J’avais la bougeotte, je suivais les voitures. Mon frère repartait derrière moi. J’allumais des pétards et je les jetais aux chiens. Il y avait un chien qui avait plus d’oreilles. Qui est mort.

Quand c’est la nuit à l’internat parfois ils sont obligés de me mettre dans une pièce avec zéro fenêtre. C’est à côté de l’infirmerie. C’est si j’ai été violent.

Alors du coup il y a pas de fenêtres, et il y a que moi, et moi jamais j’arrive à m’endormir mon cerveau il veut pas donc j’ai rien à faire, des heures et des heures j’ai rien que je peux faire, à part être enfermé. Alors ce que je fais, en fait je m’exerce. Ma mémoire. Apparemment la mémoire c’est un muscle.

Ce que je fais c’est que je fais semblant que le mur c’est le mur du garage. Je tape mon front contre le mur en répétant, comme ça, un deux trois soleil, un deux trois soleil, en me retournant, en essayant de me souvenir de la tête qu’il avait mon frère. Les fois où j’avais dit oui. Et je fais genre quand je me retourne mon frère s’il est pas là c’est qu’il est trop rapide, c’est moi je suis trop lent, il a gagné, c’est que j’ai pas tapé sur le mur assez fort ma tête, un deux trois, un deux trois, un deux trois, un deux trois, très longtemps, comme ça.

Et après j’ai plus de voix, je m’assieds, j’ai les yeux qui se ferment. Je vois le mur. Je vois une roue, une guêpe. La roue et il y a des étincelles, le béton, la roue sur le béton, les étincelles sur le béton, le mur. Le moindre millimètre carré du mur du garage, et ensuite plus rien. 

Le matin quand je me réveille je regarde longtemps par terre. Jusqu’à ce qu’il revienne m’ouvrir le type payé pour. Et je parle pas après jusqu’au soir. Généralement ce qui m’a réveillé c’est les bruits de l’infirmerie. Ça grince.

Mon frère son vélo limite il était encore pire que le mien, jamais il arrêtait de grincer, de dérailler. Moi je remontais son vélo, sur la côte, dans le cagnard. J’essayais de le réparer.

Ce qu’il faut faire c’est d’abord tu renverses le vélo et tu commences à faire tourner le pédalier dans le vide. C’est comme si tu rembobines. Parfois ça suffit et la chaîne elle veut bien se remettre toute seule après. Mon frère j’essayais de lui apprendre, je lui disais ça regarde c’est le dérailleur avant, ça c’est le dérailleur arrière, écoute, tu regardes comme ça après tu le fais tout seul, ça c’est les pignons de la roue arrière, la chaîne tu la passes à la fois sur le dérailleur avant, sur le dérailleur arrière et sur les pignons de la roue, comme ça t’as les trois qui tournent en même temps et tout rentre dans l’ordre.

C’était bien quand je faisais ça. À la fin j’avais les mains complètement noires avec le cambouis et lui il était content d’avoir son vélo je crois. Parfois ça a l’air complètement foutu et en fait non, t’y mets les mains et tu t’appliques et ça repart. Ils ont dit une fois à l’infirmerie, peut-être je peux être mécanicien. Peut-être si je deviens normal je peux être mécanicien.

C’est moi j’allais chercher quand il avait du sang sur les genoux l’alcool à quatre-vingt-dix. Les pansements. Aussi je lui avais expliqué pour les guêpes.

Les guêpes il faut attendre qu’elles se posent. Pas les attaquer tout de suite, pas comme ça, ça sert à rien, ça les énerve, cent pour cent tu te fais piquer. C’est elle qui choisit le moment. Tu tiens ton couteau. T’attends qu’elle se pose, sur la nappe, près du verre, de l’assiette. Et là tu coupes bien net, en deux, à la taille, ou dans le cou.

Alors il s’y mettait, une guêpe, deux guêpes, trois guêpes. Il finissait par les aimer les clopes. Il pédalait plus fort en remontant les côtes. Il avait pris vingt centimètres, il traçait, il pédalait plus vite que moi parfois même. Il m’attendait en haut.

Je vois le mur, la roue, les étincelles.

C’était le dernier été. Ç’avait été orage sur orage sur orage. On criait dans les descentes, mon frère et moi, on faisait la course avec les voitures. On partait ensemble.


Arctique veille

par Eugénie Bernachon

Journée ou nuit permanente 

Soleil fournaise qui fixe les boucles d’un jour sans fin

Au moment où vous lirez ceci, il sera omniprésent – veillez à ne pas le regarder pendant que je vous parle, il pourrait vous re-marquer

Au moment où vous lirez ceci je serai déjà foutue – peau de rousse pas foutue de se tacheter prompte à se brûler 

Omniprésent : pour ceux et celles qui, comme moi, le tolérez avec limites, laissez-moi vous offrir une pause, une échappatoire 

Nom de code : arctique veille

Le bleu de l’eau, le bleu marin de la nuit polaire

Nez-truffe-fraîche et bras cajolés de laine

C’est un privilège que de préférer un extrême – préférez-le bien

C’est un privilège que de t’avoir connue

Arctique veille

Je n’aime pas être enfermée et le soleil est pour moi un enfermement, un panoptique, un impondérable, un dictateur, une réclusion, une claustration, une castration, oui bon bref pour moi le soleil est un emmerdeur

Arctique veille : une oasis au cœur de l’été

Idéal = soleil interrupteur → OFF

Soleil absent → possibilité de pull ON

Si vous trouvez que je m’égare, sachez que ceci n’est pas un ordre de mission mais une lettre de recommandation

Contre la seule chose implacable dont on estime qu’elle n’apporte que de la joie

Que ses coups sont matière à fierté, à gaiement exposer après s’être exposé

Pourquoi les gens sont fiers de ses coups – n’en prennent ombrage – ses coups sont un symbole de réussite sociale indice de richesse d’horizons plus ou moins lointains

Au moment où vous lirez ceci peut-être serez-vous victime de ses coups

Rappelez-vous que ceci n’est ni une fatalité ni un diktat (« Grillon, grillon, grillons ! » – on grille, on ne sait pas pourquoi)

Rappelez-vous l’arctique veille qui flotte

Arctique veille, mon amour, te retrouver quand tout fond

P.S. Quand vous aurez fini de lire ce message, le soleil le détruira