« Sun » ou « Son » ?

Parisien d’adoption, Steven Sampson a grandi dans le Wisconsin, à Milwaukee. Le soleil ? Le mot français a immédiatement fait naître en lui sa traduction et son faux jumeau, « sun » et « son ». Une confusion que l’enfant et l’adolescent Sampson ont entretenue sur fond de musique pop et rock.


Milwaukee
Milwaukee © CC BY-SA 2.0/Matt Schilder/Flickr

J’ai toujours eu du mal avec les homonymes : read/red ; weak/week ; see/sea ; plane/plain ; meet/meat. C’est au cours préparatoire à Milwaukee, quand j’apprenais à lire, que j’ai découvert ce phénomène, confirmation de mon sentiment qu’on ne pouvait compter sur l’ouïe. De tous les homonymes, le plus déconcertant fut son/sun : d’une part, la star de notre système solaire, à l’origine de la vie terrestre, d’autre part, le fils, catégorie dont je faisais partie. Y aurait-il un fil conducteur menant du fils jusqu’au soleil, une sorte d’Icare linguistique ?

Here Comes the Sun, sortie sur Abbey Road en 1969, quand j’avais douze ans, ajouta à ma confusion. Chaque fois que j’écoutais le début de la seconde face du 33 tours, j’entendais en la majeur un message qui m’était adressé. Dire cela, c’est prendre le risque de passer pour un fou : Charles Manson ne tenait-il pas les « Fab Four » pour responsables du massacre qu’il a perpétré, sous prétexte qu’il aurait déchiffré des ordres dans les paroles de Helter Skelter ? Moi, c’était pareil : les vers de George Harrison décrivant l’arrivée du soleil après un long hiver bien rude semblaient écrits pour l’usage privé de Steven Sampson, pour qu’il apprenne l’optimisme, le calme, l’amour. « Little darling », l’incipit, s’adressait-il à l’amoureuse du chanteur, ou à un garçon du Midwest mal dans sa peau et en conflit avec son frère cadet ? 

D’ailleurs, s’agissait-il vraiment du soleil ? Si on écoutait bien, que chantait George ? « Here comes the son » ? Ça paraîtra bizarre comme exégèse, pourtant je vous jure, chers lecteurs francophones, que c’est précisément ce que j’entendais. Comme le dit le proverbe anglais, « People only hear what they want to », dérivé sans doute de Goethe : « Es hört doch jeder nur, was er versteht. » Fort de ma compréhension personnelle, j’entendais dans la poésie du Liverpudlian une ode ambivalente à l’irruption bouleversante du Son. Lequel ? L’Autre, comme l’écrivait Pontalis dans Frère du précédent. Sauf que le précédent, c’était moi, présent à l’aube du mariage parental avant d’être éclipsé par le second fils.

« You are the sunshine of my life », de Stevie Wonder, aurait pu décrire les sentiments de mon père lorsqu’il regardait mon frangin, la prunelle de ses yeux. Bien évidemment, dans ma tête « sunshine » sonnait comme « son-shine », et l’œil paternel brillait quand il couchait son second son, tandis que je restais éveillé, telle la lune, espérant régner pendant la nuit, pour refléter un peu de la lumière du visage endormi.

Même George Harrison se fait éclipser, sur la face B d’Abbey Road, quand, sur la troisième piste, John Lennon chante : « Here comes the Sun King/ Everybody’s laughing / Everybody’s happy ». Comme quoi il y a toujours un traître qui arrive après, prêt à rattraper la lumière, à évincer du royaume le précédent.

Pochette de l’album Sunny de Bobby Hebb © Trocadero

Les traumatismes précoces sont-ils guérissables ? Des décennies de psychanalyse m’ont conduit à croire que rien n’est plus thérapeutique que le chant, à condition de trouver un chanteur complice : depuis, c’est la musique solaire qui m’attire. Ce qui nous amène à Sunny. Je l’entendais souvent à la radio, ignorant la graphie du titre. Il était évident pour moi que Bobby Hebb chantait « Sonny » (fiston), qu’il s’adressait tendrement à un jeune garçon, comme j’aurais voulu que mon père s’adressât à moi. L’amour exprimé n’avait rien de la violence du désir hétérosexuel, on était entre hommes, il y avait quelque chose de bienveillant, de chaste, même, pourquoi pas, d’homosexuel. Alors que « Sunny » était un prénom féminin. Quand, plus récemment, j’ai vu le nom écrit sur YouTube, j’ai été épaté : qui était alors l’interlocutrice de Bobby Hebb ? 

Une confusion semblable régnait autour de The House of the Rising Sun, chanson folklorique traditionnelle rendue célèbre par The Animals : « There is a house in New Orleans, they call The Rising Sun ». Jeune, je ressentais l’ambiance sordide sous-entendue par les paroles, plus tard je saisirais le concept de maison close, grâce à Josephine S., personnage flamboyant et meilleure amie de ma mère. Une anecdote disait qu’elle était en voyage familial à La Nouvelle-Orléans avec son fils adolescent, qui jouissait d’une grande liberté, lorsque, étant séparée de lui, elle essaya de le retrouver en téléphonant à un bordel connu de la ville. La réception passa un message sur le système de sonorisation : « Robert S., votre mère cherche à vous joindre. » Depuis, quand j’écoute la voix grave d’Eric Burdon, les paroles se transforment en « The House of the Rising Son », établissement associé à Robert S., que j’imagine en train de prendre son essor, de traverser l’aube de l’initiation érotique, son sexe suivant l’arc que fait le soleil levant à partir de l’horizon matinal.

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Les chansons pop ne font-elles l’éloge que des corps célestes, évoquent-elles le « sun » en dissimulant le « son » ? Heureusement, il y a des exceptions à la règle. Dans Mother Nature’s Son, Paul McCartney montre que les Beatles pouvaient jouer sur cette ressemblance. Dans le premier verset, le sens est ambigu, l’être qui passe ses journées à chanter au service de l’univers pourrait être notre étoile aussi bien qu’un paysan profitant de ses rayons. Or, dans l’ultime verset, Paul montre explicitement sa conscience de l’homonymie : « Find me in my field of grass / Mother Nature’s son / Swaying daisies sing a lazy song / Beneath the sun. » Sun et son sont-ils animés par le même esprit ?

« Son of a Preacher Man », de la chanteuse Dusty Springfield, va dans ce sens. Il s’agit d’un pasteur et de son fils qui rendent visite à la famille de la chanteuse, encore adolescente. Alors que les adultes discutent dans la maison, les enfants se promènent dans les champs. L’âme de Dusty, dont le prénom veut dire « poussiéreux », est éveillée par le regard de Billy Ray – « ray » se traduit par « rayon » : « Then he’d look into my eyes / Lord knows, to my surprise ». La femme, issue de la terre à travers le premier homme, terre où elle retournera (« tu es poussière et tu retourneras en poussière »), absorbe la lumière astrale – transmise par le fils du Bon Pasteur – afin de s’épanouir ; l’amour les surprend tous, à l’exception du Seigneur (« Lord knows »).

Les Évangiles ont-ils été pionniers ? Dieu anticipe l’Histoire, il envisageait donc sûrement le destin anglophone de sa Création. La Bible de Jérusalem, relue dans la lingua franca du XXIe siècle, en témoigne. On y trouve des dizaines de références au « Son of man », comme, par exemple, dans Marc 8,38, lorsque Jésus dit : « the Son of man […] when he comes in the glory of his Father with the holy angels » ; le lecteur visualise le soleil dans le ciel entouré par la gloire des anges. Un peu plus loin, dans Marc 9,10, après la descente de la montagne, Jésus enjoint à ses disciples de ne pas révéler ce qu’ils viennent de voir, en attendant le jour où « the Son of man had risen from the dead ». Impossible de ne pas s’imaginer le soleil (« Sun of man ») se couchant derrière la montagne, dans l’attente de son lever imminent.

Le Caravage, La Vocation de saint Matthieu
Le Caravage, La Vocation de saint Matthieu (1610) © CC 1.O/Wikipedia

Matthieu prophétise nettement l’arrivée eschatologique du dieu-soleil : « The coming of the Son of man will be like lightning striking in the east and flashing far into the west ». On entrevoit le « Sun » traverser le ciel d’est en ouest au milieu de la foudre (24, 27). Dans ce chapitre, on prévoit : « The sign of the Son of man will appear in heaven ; then, too, all the peoples of the earth will beat their breast ; and they will see the Son of man coming on the clouds of heaven with power and great glory. » (24,30)

Un « Fils » arrivera-t-il sur les nuées ? Ça ne fonctionne pas ! Les apôtres ont beau recevoir le don des nombreux idiomes le jour de la Pentecôte, la langue de Racine n’entre pas dans leur logiciel ; ils sont anglophones dans l’âme. Est-ce encore une histoire fraternelle ? Est-ce pour cela que j’ai un faible pour le français ? Comme moi, il figure l’aîné, si on considère qu’il a beaucoup influencé l’anglais au Moyen Âge après la conquête de l’Angleterre par les Normands. Et le voilà évincé sur tous les plans – diplomatique, universitaire, culturel, commercial et biblique. La France a eu son Roi-Soleil, mais, si le Messie revient, il se présentera forcément dans la langue de John Lennon.

Sera-ce The Son King, plutôt que The Sun King ? Un homme ayant eu la chance de ne pas avoir de frères officiels, d’avoir un Père qui dit : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur » ?