Un angle mort du partage colonial

Nous avons le Quai Branly, dont l’ouverture suscita bien des critiques. À Berlin, ils ont depuis 2021 le Humboldt-Forum, qui en a suscité de plus vives encore. La « grande pirogue » (Langboot), qui y est fort artistiquement exposée, est devenue le symbole du colonialisme allemand. Cet épisode tardif et de courte durée de l’histoire nationale, mais qui fut d’une rare brutalité, a été mis en poèmes cinglants par l’écrivain Volker Braun. Certains d’entre eux ont été traduits par le germaniste Jean-Paul Barbe, dont la présentation du présent recueil résume brillamment le cas allemand.

Volker Braun | Grande pirogue en souffrance. Trad. de l’allemand par Jean-Paul Barbe. Bardane, 52 p., 8 €
Pirogue pour Volker Braun | Grande pirogue en souffrance.
La « grande pirogue » (Langboot) au musée d’ethnologie, Humboldt-Forum (2021) © CC BY-SA 4.0/Plenz/Wikimedia

Frustré de n’avoir pu participer à la curée à laquelle se livraient les autres puissances occidentales, Bismarck avait dit : « Mon Afrique, c’est l’Europe ! » Vrai et faux à la fois, rappelle Jean-Paul Barbe. Vrai, car, depuis les chevaliers teutoniques jusqu’au Lebensraum (espace vital) du IIIe Reich, l’est européen n’a cessé d’être considéré comme l’arrière-pays, en d’autres termes, les colonies « naturelles », de la Prusse et de l’empire germanique. (Le 14 avril dernier, le journal Freitag publiait un article qui fit pousser des cris d’orfraie à la corporation fortement établie en Allemagne des historiens de l’Osteuropa. Et pour cause : Wolfgang Michal montrait comment cette discipline s’était institutionnalisée à la fin du XIXe siècle en science au service de l’État et de ses ambitions territoriales.) Mais faux, par ailleurs, comme l’origine de la grande pirogue allait le rappeler : en sus du génocide des Hereros et Nama (1904-1908) dans le Sud-Ouest-Africain (aujourd’hui la Namibie), dans lequel on avait tendance à ne voir qu’un « malheureux acte isolé perpétré par un peuple au fond si peu colonisateur », il y eut les massacres et pillages radicaux et systématiques de peuples mélanésiens. À ce jour, l’archipel Bismarck, dans la lointaine Océanie, en garde la trace par son nom.

La pirogue gisait dans le musée ethnologique de Dahlem, situé au fin fond de Berlin, entre autres trophées rapportés par les ethnologues qui avaient accompagné, avec toutes sortes d’aventuriers alléchés par les bonnes affaires prévisibles, la soldatesque wilhelminienne de l’État prédateur dans ce qui s’appelle désormais la Papouasie-Nouvelle-Guinée. La grande pirogue faisait l’objet d’une légende : le peuple qui vivait sur l’île micronésienne Luf, ayant décidé de ne plus avoir d’enfants, avait en même temps décidé de ne pas achever sa construction. D’où venait donc cette étrange légende adoptée sans recul ? On la tenait sans doute, plaisante Volker Braun, de « Jimmy Devlin, le marchand irlandais, buvant sa bière, sifflant son gin » qui l’avait racontée à un marin… Ainsi va l’histoire de l’homme qui a vu l’homme qui etc. et que gobent les savants.

Couverture de Grande pirogue en souffrance, de Voler Braun © Bardane

Lorsque la ville de Berlin décida la reconstruction du château impérial (des rois de Prusse), sur les décombres consciencieusement rasés de ce qui avait été le Palast der Republik ou Chambre du Peuple de feu la RDA, pour y installer un « Humboldt-Forum » dédié à la culture, elle fit venir, il fallait bien le meubler, des trésors de Dahlem sans trop s’interroger sur leurs origines. Ce qui irrita l’historienne de l’art franco-berlinoise Bénédicte Savoy, laquelle démissionna de la commission des experts à laquelle elle avait été associée, et éveilla l’attention de Götz Aly. L’historien détruisit le mythe de la grande pirogue et retraça son histoire qui s’inscrivait dans la continuité des crimes coloniaux de l’époque, les dépassant même parfois [1]. La pirogue avait été vendue en 1903 au musée ethnographique de Berlin par le comptoir de commerce de la compagnie Hernsheim & Co qui s’était installée en 1881 par la force sur l’île Luf. La rébellion de la population locale avait été matée par les soldats de la marine impériale appelés à la rescousse. Au cours de l’expédition punitive, ces derniers détruisirent les maisons et les bateaux, massacrèrent les habitants et pillèrent leurs villages. Ils laissèrent des survivants exsangues, qui auraient probablement été incapables quelques années plus tard – à moins qu’ils n’aient refusé de le faire – d’achever la construction de la grande pirogue qui leur servit finalement d’abri. De cela, ni le musée berlinois ni les ethnographes ne dirent mot pendant plus d’un siècle. Comment interpréter ce silence ? Amnésie, indifférence ou bien classique impensé administratif ? Volontaire ou non, le peu d’intérêt porté pendant aussi longtemps à l’origine des butins, produits de rapines coloniales, interroge, mais gardons-nous de triompher : l’Allemagne n’a pas le monopole en ce domaine.

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« La restitution est de toute façon à envisager dans une tout autre dimension, récupérer sa dignité, rendre civilisée notre civilisation ». (Volker Braun)

Peu avant son inauguration, l’écrivain Volker Braun adressait une sorte d’appel à la circonspection au Humboldt-Forum sous forme d’un patchwork de textes où il mêlait ses propres poèmes aux extraits de témoignages de vols et de crimes émanant de voix de l’époque coloniale, réelles ou génialement inventées. Malgré sa renommée internationale et sa probité incontestée, il ne reçut aucune réponse et c’est vers le quotidien Die Berliner Zeitung qu’il se tourna alors. C’est ainsi qu’à l’ouverture du Humboldt-Forum, Luf-Passion de Volker Braun parut dans son intégralité dans la grande presse. Dans son « Journal de travail » (à paraître), l’écrivain note, le 29 avril 2021, que « les musées allemands se consultent pour une retraite en bon ordre en ce qui concerne le butin pris aux colonies […], les fameux bronzes du Bénin n’ont pas pu être présentés comme faisant partie du patrimoine culturel prussien ». Quelques jours plus tard, il ironisait sur ce « bateau d’apparat » qui a « atterri, désincarné et astiqué à la mode (libéré de sa vermine et de la culpabilité) à travers le mur encore ouvert, dans la Salle Sud du nouveau Musée du Château. Comme s’il n’y avait pas assez de problèmes avec ce prussianisme que l’État des ouvriers et des pays [entendez la RDA] avait extirpé manu destructori, voilà que le Humboldt-forum se colle maintenant le colonialisme sur le dos ».

Le 9 juillet 2021, à la suite de l’information selon laquelle le consul général de Papouasie-Nouvelle-Guinée ne souhaitait pas récupérer quoi que ce soit, Volker Braun écrira cette phrase qu’on pourrait inscrire à l’entrée de l’aile du bâtiment qui héberge la grande pirogue et dans tous les manuels de travail de mémoire : « La restitution est de toute façon à envisager dans une tout autre dimension, récupérer sa dignité, rendre civilisée notre civilisation ». Hélas, cette phrase ne figure pas encore à l’entrée de la somptueuse exposition consacrée aux collections ethnologiques et à l’art asiatique dont la grande pirogue est le phare.

[1] Das Prachtboot. Wie Deutsche die Kunstschätze der Südsee raubten (La pirogue d‘apparat. Comment les Allemands ont volé les trésors des mers du Sud), S. Fischer, 2021.