À la découverte d’une anthropologie critique

L’œuvre de Talal Asad est encore peu connue en France, alors même qu’elle a influencé toute une génération d’anthropologues et de spécialistes des religions dans le monde anglo-saxon. Parmi eux, Saba Mahmood (La politique de la piété), ou encore Gil Anidjar (Sémites. Religion, race et politique dans l’Occident chrétien). On ne peut que se réjouir de voir réunis et traduits quelques-uns de ses principaux essais. Ils sont encadrés par un avant-propos et une sorte de postface dans lesquels le professeur émérite à la City University of New York réfléchit sur les épisodes marquants de son existence qui ont accompagné son cheminement intellectuel hors des sentiers battus. « Ma motivation principale n’était donc pas d’appartenir à un courant quel qu’il soit, mais simplement d’essayer de donner un sens à ma propre vie ainsi qu’à la direction qu’elle prenait. »

Talal Asad | Tradition critique. Après la rencontre coloniale. Trad. de l’anglais par Philippe Blouin et Grégoire Langouet. Préface de Mohamed Amer Meziane. Vues de l’esprit, 270 p., 25 €

L’intérêt de Talal Asad pour l’anthropologie prend sa source dans une expérience très précoce des différentes manières d’habiter le monde. Ainsi qu’il le raconte, il est le fils de Leopold Weiss, un intellectuel juif autrichien correspondant à Vienne de la Frankfurter Zeitung et de la Neue Zürcher Zeitung, qui avait pris le nom de Mohammad Asad depuis sa conversion à l’islam. Mohammad Asad est connu pour avoir été avec Mohamed Iqbal (connu en France grâce à Souleymane Bachir Diagne) un des principaux représentants du mouvement réformiste musulman arabe et indien, ainsi que pour son action politique. Talal Asad est né en 1932 à Médine. Sa mère, Munira, originaire de ce qui ne s’appelait pas encore l’Arabie saoudite, était la fille d’un chef d’une des tribus des Chammar. Très vite, la famille part s’installer en Inde, alors partie de l’Empire britannique. Quand éclate la Seconde Guerre mondiale, tous les trois vont être emprisonnés par les Britanniques dans un camp pour « ennemis étrangers » où la plupart des détenus parlent allemand et sont divisés entre « aryens » et « anti-nazis », c’est-à-dire juifs. Le tout jeune Talal, qui a vu son père, habituellement maître de ses émotions, fondre en larmes en apprenant la mort de ses plus proches à Theresienstadt et à Auschwitz, découvre alors la notion de race. Plus tard, aux États-Unis, au Royaume Uni et en France, il observera d’autres « styles de racisme ».

Talal Asad, anthropologie critique
Double page d’un manuscrit du Coran ©CC BY 2.0/Ashley Van Haeften/ Flickr

En 1947, au moment de la partition de l’Inde, c’est dans un convoi protégé par la toute jeune armée pakistanaise qu’ils quittent le Pendjab où les musulmans sont victimes de violences extrêmes dont Talal est témoin.  Plus tard, il voit aussi « les Hindous du Pakistan massacrés par les hordes de jeunes musulmans d’une arrogance terrifiante ». Ces massacres, dont on estime aujourd’hui qu’ils ont fait près de deux millions de morts, doivent être considérés, écrit Talal Asad, « comme des violences nationales plutôt que religieuses, une forme de violence qui demeure toujours une possibilité et souvent une réalité dans les États-nations modernes ».

À la fin de l’adolescence, Talal Asad quitte le Pakistan pour aller étudier l’architecture en Grande-Bretagne. Mais c’est finalement vers l’anthropologie, « art de comprendre d’autres formes de vie » (expression qu’il emprunte à Wittgenstein et qu’il préfère au terme de culture), qu’il se tournera. Ses maîtres sont les grands représentants de l’anthropologie sociale britannique, elle-même héritière de l’anthropologie fonctionnaliste. Il lit également de très près les orientalistes qui écrivent sur l’islam. La thèse sur les Kababish, un groupe nomade du Nord Soudan, qu’il rédige sous la direction d’Evans-Pritchard, ne le satisfait pas. L’anthropologie sociale, tout comme l’orientalisme, porte l’empreinte de la confrontation et de la domination coloniale qu’elle contribue à justifier, souvent à son insu, comme Talal Asad le montre dans les deux essais de 1973 qui ouvrent ce volume. En Afrique, l’intention de l’anthropologie sociale a été le plus souvent de montrer que la rationalité des cultures africaines était compréhensible pour l’Occident, et donc gérable. Les orientalistes se sont surtout souciés de montrer « l’irrationalité fondamentale de l’histoire islamique ».

Couverture de Tradition critique. Après la rencontre coloniale, de Talal Asad

À Ernest Gellner qui assimile le travail de l’anthropologue (social) à la traduction d’un texte, Talal Asad répond que « la société n’est pas un texte qui se communique lui-même à un lecteur qualifié. Ce sont des personnes qui parlent », dans des langues inégales du fait des « structures mondiales de pouvoir créées par l’impérialisme et le capitalisme modernes ». La tâche de l’anthropologue devrait être non pas d’établir des correspondances entre des phrases dans l’abstrait, mais d’ « apprendre à vivre une autre forme de vie et à parler une autre sorte de langue ».

C’est donc toujours dans le dialogue critique avec d’autres auteurs, anthropologues mais également philosophes ou historiens, que réfléchit et écrit Talal Asad, dans un mouvement constant d’approfondissement de sa propre pensée. Ses textes sur la religion et l’islam, dont son célèbre essai sur « l’idée d’une anthropologie de l’islam », qui figurent dans ce recueil en témoignent. Quand il présente l’islam comme une « tradition discursive », il renouvelle le concept de « tradition » qu’il définit comme un ensemble de « discours qui visent à instruire des pratiquants quant à la forme appropriée et au but d’une pratique donnée » qui possède une histoire, et donc sans rapport mimétique au passé. La réflexion sur la vie religieuse de sa mère, femme pieuse qui « menait la vie d’une musulmane sans tenter d’en expliquer les doctrines », a ici servi de catalyseur à sa pensée. S’il essayait de comprendre la vie de sa mère dans ses propres mots, comme elle l’avait vécue, il lui apparaissait que les pratiques religieuses de celle-ci étaient « incarnées », en quelque sorte mondaines, faisant partie intégrante de sa vie quotidienne et qu’elles ne se prêtaient pas à des méthodes herméneutiques, au « déchiffrage, par des observateurs, de [leur] véritable signification ».

"
« La tâche de l’anthropologue devrait être non pas d’établir des correspondances entre des phrases dans l’abstrait, mais d’ « apprendre à vivre une autre forme de vie et à parler une autre sorte de langue » »

Finalement, l’anthropologie de Talal Asad se révèle à la fois critique et réflexive, visant à nous aider à comprendre le monde dans lequel nous vivons, en nous conduisant à nous étonner de ce qui pourrait sembler aller de soi. Ainsi de la conversion à la modernité, que la plupart des gens intègrent comme une nouvelle religion. Et cependant, « si les conversions religieuses semblent exiger d’être expliquées, ce n’est pas le cas des conversions séculières à un mode de vie moderne ». Une grande partie de l’œuvre plus récente de Talal Asad porte sur cette question du séculier et de sa formation. Peut-être fera-t-elle l’objet d’une prochaine traduction.

Il est déjà très important que ce premier ensemble d’essais ait pu être publié. Toutefois, la lecture de Talal Asad n’est pas aisée pour qui n’est pas familier de l’anthropologie anglo-saxonne et des études sur l’islam. On aurait souhaité que les notes souvent très utiles de Talal Asad lui-même figurent en bas de page, où il aurait été facile de les consulter, et non à la fin du livre. Ensuite, et surtout, chacun de ces textes ou de ces groupes de textes aurait largement gagné à être précédé d’une introduction le situant dans son contexte intellectuel et explicitant certaines notions peu familières aux non-spécialistes. Les autres seront heureux d’avoir ce volume à leur disposition.