Les poètes brésiliens sont vivants

Une nouvelle anthologie de poésie brésilienne est publiée, rassemblant les voix de poètes contemporains qui portent un regard neuf sur le monde, sur le Brésil, oscillant entre grâce et disgrâce.

| Poésie intraitable. Anthologie internationale de poésie contemporaine. 2. Brésil. Poèmes choisis, présentés et traduits par Inês Oseki-Dépré. Les presses du réel, 696 p., 35 €
Couverture de Poème-bombe de Augusto de Campos © Les Presses du Réel
 pour Anthologie des poètes brésiliens
« Poème-bombe » de Augusto de Campos (détail) © Les Presses du Réel


Il y a quelque chose de fascinant dans toute anthologie poétique. Ce volume bilingue rassemble trente-trois poètes brésiliens nés au XXe siècle. Le plus ancien, et le plus célèbre, João Cabral de Melo Neto, ouvre le livre avec cinq poèmes d’une originalité absolue, tranchants comme des couteaux (voir « Un couteau rien que lame », où l’on retrouve ses thèmes obsessionnels, ses « idées fixes » : la montre, le couteau, la balle). L’anthologie se termine par un poème de Lorena Martins écrit en 2021 :

Les chats sont malheureux
je ne sors pas de la maison je pourrais
apprendre à tricoter
pour me débarrasser de la Covid

Entre ces deux poèmes, le lecteur peut suivre l’ordre chronologique et découvrir des poètes, hommes et femmes (très présentes ici, surtout chez les plus jeunes), souvent encore méconnus en France, ou bien ouvrir le volume au hasard et s’arrêter, l’espace d’un instant, sur des poèmes qui frappent avant tout par leur liberté. Est-ce que, comme l’affirme Wlademir Dias-Pino, « la liberté est toujours expérimentale » ? L’abondante iconographie, la disposition graphique de certains poèmes, les peintures, les dessins, les photographies, les lettres tantôt minuscules tantôt énormes, semblent repousser, bien au-delà du vers libre, les limites de l’écriture poétique. Comme si le poème lui-même voulait quitter le cadre étriqué du livre, vivre ailleurs, autrement.

Couverture de Poésie intraitable. Anthologie internationale de poésie contemporaine. 2. Brésil © Les presses du réel

L’œuvre d’Eduardo Kac, avec sa poésie holographique, ou holopoésie, en témoigne. Mais il n’est pas le seul. Avec Marília Garcia, avec Arnaldo Antunes, avec Augusto de Campos, et beaucoup d’autres, le poème veut se dire d’une autre manière. Dans un pays qui a connu tant d’années de répression, peut-on y voir une forme de réponse à l’étouffement ? Peut-être, autant qu’un cri, est-ce un grand éclat de rire qui fait dire à Paulo Leminski en 1982 : « à mon avis le graffiti est la limite » (le poème est écrit à la bombe aérosol). L’humour est ainsi très présent dans ces pages. On se surprend à rencontrer un poème de Paula Glenadel sur les tardigrades, un autre d’Eduardo Sterzi intitulé « Unicornes et chimpanzés », composé uniquement de questions. Et Ricardo Aleixo qui affirme « rire aux éclats et ne pas mourir »… Le rire, qu’il soit réponse à la répression ou simplement expression de l’existence, semble être l’un des éléments importants de la poésie contemporaine brésilienne (c’est là aussi un héritage des concrétistes : Décio Pignatari et les frères Augusto et Haroldo de Campos).

À la lecture de ces pages, nous sommes également saisis par la dimension réflexive des poèmes. Nombreux sont les poètes qui, à la suite de João Cabral (« Antiode », poème qui a pour sous-titre « contre la poésie dite profonde »), s’interrogent sur le faire poétique. Ney Ferraz Paiva dans « Table de travail », Simone Brantes dans « Des choses auxquelles un poète pense », Ricardo Aleixo dans « Seul l’anomal parle dans le poème », parmi tant d’autres. Les citations et les adresses animent plusieurs poèmes : Baudelaire, Rimbaud, Anna Akhmatova, Ezra Pound, T. S. Eliot, Hölderlin… La poésie brésilienne contemporaine dialogue aussi avec les poètes d’autres lieux et d’autres temps.

Si le poème se regarde, s’il se critique, il critique aussi sa place dans le monde. Plusieurs poèmes contiennent une réflexion sociale, parfois même politique. Pour dire le monde, aussi, comme poète. Ainsi, les poèmes de Regis Bonvicino, où la violence urbaine est transcrite à travers le regard qu’il porte sur les déclassés, les mendiants, les petits voyous et les prostituées (né en 1955, Bonvicino a publié nombre de ses poèmes pour la première fois sous forme orale dans des CD, ce qui démontre l’aspiration claire de la poésie contemporaine à sortir du cadre du livre). Dans « Alibi », il critique vivement les puissants de ce Brésil où l’inégalité est toujours aussi brutale :

Ô Père, ayez pitié
des zillionaires, des marchands légaux d’armes
des lobbyistes, de l’argent riche des narcos
des âpres au grain, des gigolos des casinos
des trafiquants d’iguanes, rein et foie

Et il finit sur un vers acerbe : « Ô Père, surtout, ayez pitié de notre honorable boss » (le poème a été publié en 2020, alors que Bolsonaro était président du Brésil).

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« La poésie brésilienne contemporaine dialogue aussi avec les poètes d’autres lieux et d’autres temps. »

Dans un autre poème, « Après-midi », quelques vers décrivent un mendiant, comme on en rencontre tant en marchant dans les rues de Rio ou Recife :

il dort
étalé à certaine distance de l’entrée
la tête sur la bouteille d’eau vide
le soleil d’hiver bat en plein sur sa figure
des habits du corps,
déchaussé,
il n’a plus rien, il n’a pas de spleen
il n’a que des coups de bâton

Chez Diana Junkes, la critique sociale est aussi très forte :

La misère exposée à la gangrène attire les mouches
même sous le bleu du ciel
même si des hommes encapuchonnés amputent
les membres malades

Ou encore Izabela Leal, qui dédie un poème à Davi Kopenawa et un autre à Marielle Franco, militante féministe et femme politique assassinée le 14 mars 2018, symbole de la lutte contre le fascisme.

Voix qui se dresse en dure lutte
noire
ta couleur qui résiste
femme
la face qui ébranle le monde

Portrait de Marielle Franco sur un mur de Sao Paolo © CC0/Jurre Van B./Flickr pour Anthologie des Poètes brésiliens
Portrait de Marielle Franco sur un mur de Sao Paolo © CC0/Jurre Van B./Flickr

Toute anthologie dit quelque chose de son auteur. Inês Oseki-Dépré, qui a choisi et traduit l’ensemble des poèmes qui la composent, porte un regard singulier sur le Brésil contemporain et sur sa poésie. Comment ne pas être admiratif devant un tel travail ? On suit avec délices le parcours qu’elle propose, dont les concrétistes brésiliens sont à la source. Pourrait-on dire que, dans ce livre, l’accent est mis sur une forme de poésie contemporaine urbaine, ouverte sur le monde extérieur ? Un autre regard sur la poésie contemporaine brésilienne aurait-il mis en avant des poèmes tournés vers l’intérieur du pays, vers le sertão ? On songe à João Cabral, par exemple, qui est aussi le poète du Pernambouc, des cannaies, de la sécheresse et de la minéralité.

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« Toute anthologie dit quelque chose de son auteur. »

Autre fait notable, cette poésie contemporaine, à l’exception de certains poèmes graphiques, se lit parfaitement en français (et semble même parfois avoir été écrite dans cette langue). Si la grande qualité des traductions y est sans aucun doute pour beaucoup, ce n’est peut-être pas la seule raison. Cela dit aussi peut-être quelque chose de la poésie contemporaine, dont le rapport à la langue n’est plus celui des décennies antérieures. Un poème classique n’est pas nécessairement plus difficile à traduire (tout dépend de comment on le traduit), mais l’absence de rimes (pour la majorité des poèmes ici présents), la grande présence de vers libres, contribuent sans doute à rendre le passage entre les deux langues plus aisé.

une langue n’est pas quelque chose
qui se bâtit
elle est plus proche de la mer
que d’un bateau

(Ana Martins Marques, « Volapük »)

Ce livre, que l’on sillonne avec bonheur, est la preuve que la poésie brésilienne a sa place dans le monde, qu’elle est originale, qu’elle est pleine de vigueur. C’est un Brésil que l’on ne voit pas si souvent, très loin des clichés de la carte postale, très loin aussi de l’image déplorable de ces dernières années.