D’amour est un des premiers brefs récits écrits par Aziz Chouaki, né en 1951 à Tizi Rached, en Kabylie. Alger, 1988, les émeutes font espérer une percée démocratique, mais elles donnent lieu à l’émergence du Front islamique du salut (FIS). Chaque semaine, Le Nouvel Hebdo publie une nouvelle d’Aziz Chouaki en précisant : « Ceci est une fiction ». Peu après, le nom de l’écrivain apparaît sur les murs des mosquées d’Alger parmi la liste des personnes à abattre. Menacé de mort, il fuit en France en janvier 1991. À la fin de la même année, le FIS remporte les élections municipales.
Ils se sont connus à Sidi-Ferruch, en 75, vers la fin de l’été, cette époque d’or de l’année. Quand, lascif, le soleil lancine la mer, les rochers, le petit port blanc.
Mounir, 25 ans, Fariza, 18, odeur de pins, de sable chaud.
Il est 17h, Fariza, bermuda orange, peau gorgée de soleil, vient d’acheter une glace, pistache fraise, elle se dirige vers la jetée. Dans le ciel, des oiseaux tournoient, fous.
Assis au bord de la jetée, Mounir regarde les bateaux, parfums de bord de mer. Fariza passe à proximité, faux pas, plouf, la glace dans l’eau, sa sandalette se déchire.
Mounir se lève, petite moustache fine, lunettes Rayban, il propose, la sandalette, la bricoler. Perplexe Fariza accepte, Mounir traficote, bout de fil de fer et répare la sandalette, mignon petit pied gauche.
Merci, s’échangent les prénoms, elle est en vacances, bungalow, parents. Lui, estivant glandeur, ils conversent longtemps, le soir tombe, crépuscule satin sur leurs épaules. Mounir paye des glaces, mais si, mais si, rendez-vous demain sur la plage, 1h du côté des pédalos.
Et l’amour, Mounir ne peut pas fermer l’œil, le visage, les arômes, la voix lagune de Fariza. Ils passent ce qui reste d’été ensemble, à se baigner, les coquillages, le sable mordant de soleil. Les vacances finies, c’est la rentrée, Fariza étudiante, première année de lettres, Mounir travaille à la Pharmacie centrale, gagne bien sa vie, dégourdi.
Ils restent en contact, lettres, téléphone, codes de cœur. Mounir achète une voiture, randonnées en forêt, n’importe où, juste être ensemble.
Fariza adore chanter, blues, andalou, jazz des années trente, elle chante si tendre, si complice…
Que Mounir craque, s’abîme complètement d’amour. Il devient cliniquement dingue de Fariza.
Un soir d’avril, ils passent de Platon à Éros, faisant négoce de leurs corps, ça fouette Mounir outre mesure. Il quitte la Pharmacie centrale, se lance dans les affaires, studio d’enregistrement de musique.
Au bout de quelques années, il s’affirme dans le milieu, s’équipe professionnel, 16 pistes digital, table DDR, Rev5, EMU, etc. Ça marche bien pour lui, toujours avec Fariza.
Rutilant standing de vie, Paris, Florence, Londres, grands hôtels, restos, boîtes de luxe, Mounir claque, il sait y faire.
Fariza le trouve un peu farfelu, jovial, têtu parfois, mais toujours un cœur gros comme ça. Fac de lettres, Mallarmé, Rimbaud, Fariza train de vie libéré. Un jour, elle se ramène au studio avec deux copains de fac.
À la vue des mecs, Mounir tique, avale néanmoins la pilule. Grognon, il leur montre l’équipement, met en marche. Puis, il s’éclate, met à fond, le gros son bien basse.
Au bout d’un moment, n’en pouvant plus, les deux mecs partent, laissant Fariza et Mounir seuls, première scène, à hurler dans le studio.
Une semaine plus tard, Mounir est en bas de chez elle, klaxonnant. Fariza ne descend pas, elle veut lui faire payer, Mounir passe la nuit à pleurer dans sa voiture.
Quelques jours après, Fariza l’appelle, s’excuser, est-ce que l’on peut se voir ? Mounir, oui, oui.
Ça se rallume, la comète d’amour, restos, fric, cadeaux, robe Dior 5 000 francs, parfums italiens, 1 000 francs. Tous les week-ends, Riadh El Feth, le Triangle, les copains musiciens. Mounir se lance dans la production, contrats, chanteurs. Fariza mature à souhait belle intelligence à sensibilité d’enfant.
Mounir, toujours costards, claquant, cigare, pète le feu, le fric.
Il se bagarre plus de dix fois, pour elle. Si d’aventure quelqu’un la toise de trop près, toc, Mounir de lui exploser dans la gueule. Une fois, seul contre quatre, Mounir les massacre, ceinture noire de karaté, chez maître Abdelli, rue Sadi-Carnot, Bab el Oued, 800 DA/trimestre.
Une autre fois, dans un restaurant, lui et Fariza à une table, elle espadon grillé, lui steak bien saignant. À un moment, toilettes, Fariza se lève, Mounir mange.
Quand elle revient, un homme l’accoste, oh très légèrement, copain de fac. Mounir se lève, qu’est-ce qu’il y a, regards de tablées vers eux, Mounir hurle, l’autre pardon, coup de tête centré bison vif, Mounir. Le patron accourt, Fariza mais tu es fou, l’autre par terre en sang, Mounir jette des billets au visage du patron, allez on s’en va.
Dans la voiture, hurlements, scène, rupture de plusieurs mois.
Mounir, l’alcool, des amantes tout venant, Bachir, un ami commun, tente une réconciliation. Au bout de mois, après une âpre négociation, ils reprennent, projets, amour, sape, fric.
Ça leur fait dix ans ensemble, comme ça, Mounir de plus en plus jaloux, excessif.
Tour à tour gaga yaourt, et tout de suite après, dur caillou.
Fariza vient d’obtenir sa licence en lettres francaises, bientôt la trentaine, elle voit libre, émancipé.
Lui, de plus en plus suspicieux, où tu étais, avec qui, quand, pourquoi t’es en retard. Fariza, chaque fois, éclatant d’un rire de fraîche femme embellie de splendide indignation de vraie femme : on n’est pas mariés ensemble, que je sache.
Le mariage, le problème, Mounir complètement inféodé à sa mère, Lalla Kheira, qui ne veut pas entendre parler de Fariza, trop frivole pour son fils.
Déchiré, Mounir ne sait plus, Fariza :
– Tu m’aimes ou non, là est le problème. Tu veux choisir ta mère ? Et bien reste avec ta mère. Mais lui, il veut le beurre et l’argent de tous les beurres, sa mère et Fariza.
Calmer le jeu, il emmène Fariza à Rio de Janeiro, le nouvel an, lui paye un orchestre de violons juste en bas de sa fenêtre d’hôtel. Sait y faire, Mounir, fric, cadeaux, fleurs, parfums, bijoux. Mounir gagne un peu de poids, perd beaucoup de cheveux, vraie gueule de mac bien lustré.
Une avocate par-ci, une chanteuse par-là, Mounir trompe Fariza, oh normal, des petits trucs de passage, juste vérifier que c’est un homme.
Fariza se rend compte, scène, hurlements, assiette à la figure, les voisins, la rupture.
Une année, durant laquelle Mounir maigrit, boit, noctambule, se bagarre, divague, connaît des femmes, des ombres, se fait tatouer pour de vrai sur l’épaule : « F pour la vie ».
Un soir, il n’en peut plus, c’est l’anniversaire de Fariza, il sait qu’elle le fête chaque année à Fouka-Marine, dans une villa.
Complètement saoul, il arrive et gare au radar. Dans la villa, du monde, camarades de fac, artistes, intellos, mecs, nanas. Mounir marque une pause devant le perron, par la vitre embuée, il voit Fariza entourée de gens, rayonnante, enjouée, belle comme jamais.
Mounir franchit le seuil en titubant, il est dans le salon, tout le monde le regarde, le reconnaît, silence. Debout au milieu du salon, Mounir, balbutie, pâteuse langue d’alcool :
– Fariza !
Il chancelle, la regardant, Fariza :
– Oui, qu’est-ce que tu veux ?
Les convives, les ragots, la scène live, les regards, Mounir :
– Fariza, pardon, je t’aime. Je peux plus vivre sans toi.
Émoi dans l’assistance, on baisse la musique, Supertramp. Mounir, éponge d’alcool.
– Je sais… je suis con… mais… faut me croire, je t’aime tu sais…
Excédée, Fariza, hôtesse parfaite :
– On parlera de tout ça une autre fois. D’ailleurs… on n’a plus grand-chose à se dire, je crois. Mounir veut réagir, il tombe par terre, on veut le relever, mais il rugit :
– Que personne ne me touche ! Je suis très bien comme je suis.
Puis vers Fariza, Mounir à genoux :
– Je t’en supplie, Fariza, tu es ma vie, je t’aime…
Fariza lui tendant les mains :
– Tais-toi, relève-toi, sois digne.
Rien à faire, Mounir reste à genoux, pleurant dans la main de Fariza.
Fariza cède, et ils reprennent leur chemin d’amour. Mounir resaupoudre, fric, restos, bijoux, studio, projet de faire chanter Fariza, arrangements, paroliers. Ça redémarre, Mounir se réallume pétard de feu et de fric, de gueule de mac.
Au passage, il la trompe léger. Manque de pot, avec la coiffeuse même de Fariza.
Scène, Mounir nie jusqu’au bout, petite rupture.
Une semaine plus tard, il achète un superbe bijou et appelle fièrement Fariza, il tombe sur sa petite sœur Assia :
– Fariza n’est pas là, partie avec des copains en Turquie, trois semaines.
– Euh… copains ou… copines ?
– Non, copains, Farid, Fouad et Azzedine.
Ivre de rage, il raccroche, oh fiel du ciel, Mounir tout de vindicte allumé, va voir ce qu’elle va voir.
Tout de suite, il convoque sa mère, tout de suite le mariage avec n’importe qui, pourvu que ça soit tout de suite. Lui montrer à cette salope, me prend pour qui, non mais ?!
Sa mère s’empresse, lui trouve une fille du bled, docile, soumise, parfaite, quoi. En dix jours tout est fait, vite Mounir pépère avec fafamme.
Revenant de Turquie, Fariza l’appelle, Mounir lui annonce son mariage et l’envoie paître, il raccroche, se sent bien.
Les mois suivants, Mounir est papa, petit garçon, Tewfik. Au bout de six mois, Tewfik malade, malformation cardiaque, en a pour un an. Mounir flippe, se remet à boire, se rend compte qu’il n’aime pas sa femme, qu’il a tout gâché.
Un jour, fin d’après-midi, cinq doubles scotches dans le nez, il déambule, boulevard front de mer, il croise qui ?
Superbe et éclatante, Fariza, tailleur pied de poule années 60, ils s’arrêtent, discutent, Fariza est au courant, le gosse tout ça.
Mounir s’engouffre total dans la brèche, il veut reprendre, divorcer, il n’aime qu’elle, il est prêt à tout.
Avec tact, Fariza lui annonce qu’elle est avec quelqu’un qu’elle trouve merveilleux.
En larmes, Mounir broie noir, dru, ah bon ?! On va voir ça.
Il piste le mec de Fariza, paye un type, simuler un accident de voiture avec le mec, échange de cartes grises. Mounir, avec la carte du mec, paye un mec à la préfecture, tous les renseignements sur le mec.
Un jour, le sachant absent, Mounir entre même dans le bureau du mec, Théâtre National, Mounir hume l’air du bureau, juste comme ça, savoir. Délire lucide, il traque tant et si bien, toile tissant autour du mec.
Ah, oui ? Merveilleux ? On va voir ça, Mounir paye des mecs, un kilo de cocaïne dans la malle du mec.
Mounir, cabine téléphonique, police, les flics fouillent la voiture du mec, 15 ans de taule. Toujours dans la cabine, gueule de mac bien lustré, Mounir remet une pièce de monnaie :
– Allô, Fariza ?!