Le soleil comme la mort 

Philosophe, historien de l’art, marcheur, Gilles A. Tiberghien traverse les zones brûlantes du continent américain depuis de nombreuses années. Il note, compare, songe, se souvient de lectures. Le soleil, souvent cruel, lui a inspiré la méditation qui suit.


Réplique de la « pierre du soleil » © CC 1.0/Wikipedia

Ollin Tonatiuh est le nom nahuatl de la « Pierre de soleil », retrouvée par hasard à la fin du XVIIIe siècle lors des travaux d’aménagement de la grande place de Mexico. Sur ce disque de 3,60 m de diamètre, en lave basaltique, on sacrifiait des victimes. Car, avant celui qui nous éclaire et nous réchauffe aujourd’hui, quatre autres soleils ont brillé dans le ciel. L’un après l’autre, et chacun en son temps, ils ont périclité, entrainant dans l’anéantissement général la mort des humains, dévorés par les jaguars, détruits par le vent, par la pluie, enfin, par des inondations qui provoquèrent un déluge de cinquante-deux ans.

À l’aube de notre monde, pour que resplendisse un cinquième soleil, deux divinités proposent de se sacrifier en se jetant dans le feu. La première, Tecciztecati, se dérobe au dernier moment et se transforme en planète, la lune ; la seconde, Nanahuatl, se jette dans le brasier et devient le soleil. Ce sacrifice en exigera cependant bien d’autres de la part des humains pour maintenir en vie ces corps célestes qui sans cela pourraient disparaître. La terreur engendrée par une telle perspective est à l’origine de cette religion dont le principe vital était lié aux sacrifices et à la guerre, celle-ci bien souvent provoquée pour permettre ceux-là.

Qui nous assure en effet que le soleil se lèvera demain ? Il n’y a aucune nécessité qu’il le fasse. Nous ne sommes pas ici dans le domaine de la logique ni des mathématiques où l’on peut affirmer avec certitude que trois fois cinq égale la moitié de trente, pour reprendre un exemple du philosophe David Hume. Celui-ci distingue ce genre de relations de ce qu’il appelle des « questions de fait » dont le contraire est possible puisqu’il n’implique pas contradiction. Ainsi, explique-t-il, une proposition comme : « Le soleil ne se lèvera pas demain » n’est pas moins intelligible et n’implique pas davantage contradiction que cette autre affirmation : « Le soleil se lèvera demain ».

La première fois que j’avais lu ce texte alors que j’étudiais l’empirisme, cela m’avait frappé comme une évidence : m’attendre à ce que le soleil se lève immanquablement chaque matin et qu’il soit tôt ou tard au rendez-vous ne m’assurait nullement qu’une loi présidait à sa réapparition quotidienne. Après tout, demain, lorsque je me lèverai, le soleil pourrait bien rester couché.

C’est plus tard, en allant au Mexique et en étudiant les croyances méso-américaines, car les Aztèques n’étaient pas les seuls à penser ainsi, que j’ai compris combien la science pouvait être un calmant pour les esprits qu’inquiètent légitimement de tels phénomènes naturels. D’où la tentation de s’adresser au soleil, comme pouvaient le faire certains officiants de la caste sacerdotale qui arrachaient rituellement le cœur d’hommes et de femmes que le sang versé était supposé régénérer pour éviter que notre monde ne sombre dans une obscurité fatale. Car que deviendrait-il, dépourvu de lumière ? Grâce soit rendue au soleil qui, jour après jour, dissipe les ténèbres qui nous menacent. 

La célèbre pensée de La Rochefoucauld ouvrant le grand film de Rossellini, La prise de pouvoir par Louis XIV, « Le soleil comme la mort ne peuvent se regarder en face », n’est que la brillante formulation d’un lien profond entre les deux choses. La mort nous brûle les yeux quand nous y pensons vraiment et quand nous la fixons sans ciller. Ceux qui lui appartiennent peuvent nous parler en rêve, mais rien ne nous dit d’où proviennent leurs voix. Et celle du soleil ? Certains, semble-t-il, en reçoivent parfois des messages, voire une injonction Ainsi Georges Bataille, au début de « La mutilation sacrificielle de Vincent Van Gogh », parle-t-il d’un rapport des Annales médico psychologiques de 1924 évoquant le cas de Gaston F., âgé de 30 ans, dessinateur de broderies et peintre à ses heures, qui, un matin, sur le boulevard de Ménilmontant, « se mit à fixer le soleil et recevant de ses rayons l’ordre impérieux de s’arracher un doigt », s’exécute sans hésiter et sectionne avec ses dents son index gauche. Bataille s’intéresse à ce cas après avoir établi un rapprochement entre automutilation et obsession du soleil, en particulier chez Van Gogh. 

Là encore, le lien entre le soleil et la mort est patent car l’homme qui se mutile a d’abord songé à s’ôter la vie. Ayant « pris avis du soleil » et croyant en recevoir un signe d’assentiment, il finit par une sorte de demi-mesure et déclare : « Ça ne me paraissait pas énorme, après avoir eu l’idée du suicide, de m’enlever un doigt. Je me disais : “je peux toujours faire cela”. » La violence d’un tel acte n’est pas ressentie par l’intéressé, qui semble anesthésié, comme possédé par sa vision.

On a souvent glosé sur la présence du soleil dans les tableaux de Van Gogh, ainsi que sur celle des tournesols qui lui sont consubstantiellement liés, si l’on peut dire, aimantés par son mouvement au-dessus de la terre. Un homme a intimement saisi la correspondance du mouvement giratoire de la fleur et de l’astre, Antonin Artaud qui écrit dans Van Gogh ou le suicidé de la société : « Pourquoi les peintures de van Gogh me donnent-elles ainsi l’impression d’être vues comme de l’autre côté de la tombe d’un monde où ses soleils en fin de compte auront été tout ce qui tourna et éclaira joyeusement ? Car n’est-ce pas l’histoire entière de ce qu’on appela un jour l’âme qui vit et meurt dans ses paysages convulsionnaires et dans ses fleurs ? » Comme si, en contemplant ces paysages, nous étions soudain projetés derrière la vitre sans tain du monde des morts et que nous puissions alors percevoir celui des vivants dans sa splendeur et dans sa joie. Regarder ces paysages solaires, c’est regarder la vie du point de vue de la mort et scruter le soleil à l’ombre du néant. Le filtre de l’art serait ainsi nécessaire pour éviter une surchauffe de notre cerveau qui, touché par un rayon direct, risquerait d’entrer en ébullition. Comme si, sans cette protection, le sang, comme une lave, s’écoulait de nos yeux. 

Vincent Van Gogh, Le semeur (1888
Vincent Van Gogh, Le semeur (1888) © CC1.0/Google Arts Project/Wikipedia

Quand on se renseigne sur le soleil, on comprend, à travers la façon dont ils décrivent son histoire, passée et future, que son éblouissante énigme fait aussi rêver les scientifiques qui l’étudient. Ainsi, l’idée qu’un jour, dans cinq milliards d’années, il meurt à court d’hydrogène est difficile à se figurer, même si nous la comprenons. Mais lorsqu’on nous explique que, dans la dernière phase de sa vie, il deviendra une « naine blanche», autrement dit un astre très dense, avant de se changer en « géante rouge » engloutissant probablement Mercure et Venus, les deux planètes les plus proches de lui, alors notre imagination s’emballe.  

Ce temps hors du temps se rapproche étrangement de nous et, comme dans les contes, ces transformations se chargent de puissances symboliques par la seule magie de ces noms dont on a du mal à mesurer la nature, bénéfique – la naine plutôt sympathique – ou, au contraire, terrifiante – l’entité écarlate et gigantesque qui, comme Chronos dévorant ses enfants, absorbe ses fidèles satellites. L’ambivalence du soleil reste entière, car il nous protège et nous consume, nous éclaire et nous aveugle à la fois.

Disque d’or que l’on ne peut fixer, le soleil a fait l’objet de toutes les spéculations dans tous les sens du terme, puisque les pays qui l’adoraient l’honoraient avec le métal précieux qui en évoquait la puissance. Jusqu’au jour où il est devenu l’instrument de la convoitise des conquistadors, fondu et transformé en lingots, comme si on avait mis ses rayons en barres, durcis et découpés en sections prêtes à être échangées contre tout ce qui peut s’acheter, une fois disparus les dieux des panthéons aztèque, maya ou inca.

Le soleil, c’est le sang, celui versé pendant les sacrifices, mais aussi celui de la conquête espagnole. Ce sang qui irrigue nos veines, colore notre peau, nous fait rougir ou pâlir au gré de nos émotions, tandis que les rayons du soleil activent la mélanine et nous font « bronzer », ou « dorer », rappelant le métal précieux. Mais cette couleur est aussi une protection qui empêche certaines mutations génétiques. Elle n’est pas inépuisable et constitue ce que, dans le vocabulaire des dermatologues, on appelle un « capital solaire ». Poussières d’étoiles, nous sommes sculptés, formés, par la lumière et par l’ombre.

Le soleil est un gigantesque spectre lumineux, agité de convulsions appelées éruptions solaires qui affectent les pôles magnétiques de la terre et produisent des voiles colorés allant du vert au rose, voire au pourpre ; elles sont connues sous le nom d’aurores boréales dans l’hémisphère nord. Les Inuits les associent aux âmes des enfants mort-nés, responsables de la couleur rouge, visible dans l’atmosphère lors de certaines nuits polaires 

Antonin Artaud, dans Héliogabale ou l’anarchiste couronné, parle de ces mêmes phénomènes en évoquant les pierres dans le désert de Syrie « qui vivent, comme des plantes ou des animaux vivent et comme on peut dire que le soleil, avec ses taches qui se déplacent, se gonflent et se dégonflent, bavent les unes sur les autres, rebavent et se redéplacent – et quand elles se gonflent ou se dégonflent, le font avec rythme et de l’intérieur – comme on peut dire que le soleil vit ». Mais ces pierres sont comme des soleils, et on en a vu une « qui lançait du plus profond de sa masse des rayons d’or formant un disque semblable au soleil placé au centre de la pierre et qui présente d’abord à la vue une boule de feu. De cette pierre jaillissaient des rayons qui allaient jusqu’à sa circonférence, car toute la pierre avait la forme sphérique ».

Les pierres du désert sont des pierres de feu, des reliquats de lumière gelée, des chutes irradiantes égarées sur la terre, diffusant une chaleur suffocante et marquant le sol de brûlures sableuses et de rocailles pulvérulentes qui semblent forer le sol vers le magma au centre de notre monde. Ainsi le soleil est-il autant au cœur de notre globe qu’à sa périphérie, autant dans le ciel au-dessus de nous que sous nos paupières et dans le flux de nos artères. Le soleil partout prêt à disparaître et prêt à détruire, bienveillant et menaçant à la fois, et rien de tout cela puisque tout cela, le bien comme le mal, lui est indifférent. Énergie brute, explosion pure, il est le couperet tranchant du jour et de la nuit. Force de création et de destruction, il apparaît au soir de la vie comme un cercle sanglant et lumineux, un « cou coupé », selon la célèbre image qui clôt Zone, le grand poème d’Apollinaire.