Marc Augé, né en 1935 et décédé le 24 juillet dernier, laisse derrière lui l’une des œuvres importantes de l’anthropologie française contemporaine. L’anthropologue Jean-Paul Colleyn, qui lui rend hommage pour En attendant Nadeau, voit en lui un chercheur « transculturel », capable de relier des mondes et des objets différents avec la même curiosité pour le social et la même compréhension fine du politique.
Marc Augé occupe une place originale dans le panorama des sciences sociales du XXe et du XXIe siècle. L’esprit sans cesse en éveil, il est à la tête d’une œuvre foisonnante qu’il est impossible de résumer. Il serait également délicat de proposer un palmarès, mais j’aimerais toutefois souligner quelques titres incontournables pour quiconque s’intéresse à l’anthropologie contemporaine : Théorie des pouvoirs et idéologie (Hermann, 1975), Le génie du paganisme (Gallimard, 1982), Le dieu objet (Flammarion, 1988), Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité (Seuil, 1992), Pour une anthropologie des mondes contemporains (Aubier, 1994), La guerre des rêves (Seuil, 1997). Il ne faudrait pas pour autant se priver de découvrir quelques pensées fulgurantes dans des contributions mineures, ce qui d’ailleurs fait le charme et l’intérêt de cette œuvre [1].
Comme l’écrit André Mary, « Marc Augé n’est pas un auteur à système, son écriture littéraire, pleine d’ironie, et surtout la plasticité d’une pensée indépendante, toute en nuances et en subtilités, le tiennent à distance de toute école de pensée [2] ». Ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas, chez lui, exigence de totalité et de systématicité, bien au contraire, mais l’étude des déterminations historiques est sans cesse à remettre sur le métier. C’était un maître, mais un maître qui se souciait d’apprendre de ses élèves, de ses informateurs, de ses pairs. Nous avons eu le privilège, Jean-Pierre Dozon, Catherine De Clippel et moi-même, de partager avec lui, au cours d’une grande aventure d’anthropologie visuelle qui a duré de 1982 à 1993, plusieurs mois de terrain, ce qui nous a permis d’apprécier ses qualités humaines exceptionnelles, en particulier son sens de l’humour tous terrains [3].
Il est frappant de constater qu’aucun des reproches formulés à l’encontre du « canon » anthropologique à partir des années 1980 ne peut lui être fait ; jamais il n’a rejeté les sociétés lagunaires ivoiriennes dans un éternel passé (il les a toujours, au contraire, inscrites dans leur contexte historique) ; toutes ses synthèses furent dialogiques, accordant une large place aux propos de ses interlocuteurs ; jamais il n’est tombé dans les clichés de l’exotisme comme antidote aux maux attribués à la modernité ; il était toujours en avance sur son temps, comme en témoigne le titre du premier livre collectif qu’il a dirigé – La construction du monde (Maspéro, 1974) – alors que le grand classique de John Searle, The Construction of Social Reality, date de 1995. S’y affirmait avec force l’idée que tout ordre social est simultanément organisation concrète et représentation. Jamais non plus Marc Augé n’a instauré un grand partage entre « eux » (pour faire bref, les primitifs, les traditionnels) et nous (les modernes). Il a d’ailleurs très tôt cessé d’être exclusivement «africaniste » pour tenter de réfléchir en anthropologue sur sa propre société, puis sur la globalisation et les nouveaux moyens de communication planétaires. Bien avant que Jean-François Lyotard n’annonce la fin des grands récits, il s’en méfiait et évitait jusque dans son écriture l’assertion au profit de l’interrogation critique.
C’est Georges Balandier qui avait attiré à l’anthropologie un certain nombre de jeunes normaliens issus des lettres et de la philosophie, dont Marc Augé, qui en 1965 partit mener ses premières recherches en Côte d’Ivoire. Là, il fit un apprentissage au ras du terrain, qui remettait en question tous les schémas préétablis. Bien sûr, il fallait prendre en compte les changements historiques, les conflits, la « situation coloniale », mais il fallait aussi toujours partir des représentations « indigènes ». Ce sont, dit Augé avec humour, les Alladian qui ont orienté mon programme, dès lors dominé par les efforts qu’ils consentaient pour tenter de comprendre le malheur et d’y remédier : la mort, la maladie, l’accident, les accusations de sorcellerie.
L’influence de Claude Lévi-Strauss se révèle ici importante et Marc Augé n’a cessé de rappeler sa fameuse « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » (dans Sociologie et anthropologie), notamment en raison des réflexions qu’elle livre sur l’inévitable aliénation au social. Dès sa thèse d’État, Marc Augé propose le concept « d’idéo-logique », sorte de grammaire irréductible à toute causalité matérielle, à travers laquelle se formulent, pour chaque groupe culturel, le possible et le pensable. De manière novatrice encore, il montre comment les croyances en la sorcellerie se déploient au sein de cet « idéo-logique » en véritable théorie du pouvoir, c’est-à-dire en possibilité d’action sur les hommes et sur les choses (Théorie des pouvoirs et idéologie. Étude de cas en Côte d’Ivoire, Hermann, 1975). Bien des contributions plus récentes sur la sorcellerie en Afrique ont tout simplement négligé la lecture de ces textes. Augé est sans doute l’auteur qui a le mieux dépassé l’alternative entre le sens et la fonction, qui a longtemps plombé l’analyse des faits sociaux : les systèmes symboliques ne sont efficaces que pour autant qu’ils signifient et fonctionnent à la fois.
Très vite, l’anthropologue a cessé d’être exclusivement africaniste. Déjà Pouvoirs de vie, pouvoirs de mort (Flammarion, 1977), qui portait sur des matériaux africains, était aussi un livre de polémique intellectuelle, qui parle de notre société. Marc Augé a promené son regard sur les cours des immeubles parisiens, la ville, la bicyclette (y compris le Tour de France), le tourisme, Disneyland et bien d’autres faits de société. Voyageant beaucoup (avec ce que cela comporte de contretemps), il eut tout le loisir d’observer les lieux où l’on ne fait que transiter, en passant anonyme : les gares, les aéroports, les supermarchés, etc., ces espaces de circulation et de consommation auxquels on ne s’identifie pas trop. Mais face au formatage du monde, du local ressurgit toujours dans les interstices, des éléments de localités résistent, émergent et contestent. Quant à la réflexivité, qui n’est apparue comme exigence professionnelle qu’en 1985, il l’a développée dès cette époque dans des exercices littéraires où, en contexte parisien, il prend la place de l’ « indigène ». Marc Augé se démarque également du culturalisme, car la culture africaine, comme le relève Jean-Pierre Olivier de Sardan, « est un haut lieu de projection de clichés et de stéréotypes [4] » . On pourrait dire – ce qui nous donnerait une conclusion sous forme d’une citation capitale – que Marc Augé est un anthropologue « transculturel » : « Toute éducation digne de ce nom devrait avoir pour but et pour idéal la traversée des frontières et des cultures, le « transculturalisme », non l’enfermement dans une seule tradition ; c’est dans chaque individu que la notion de diversité culturelle prend un sens: l’idéal de la révolution éducative mondiale ne sera perceptible à l’horizon de l’histoire humaine qu’à partir du jour où il sera concevable de pouvoir définir chaque individu comme une synthèse originale et unique des cultures du monde [5] ».
Jean-Paul Colleyn est anthropologue, directeur d’études à l’EHESS.
[1] Pour en prendre la mesure, voir le numéro spécial de la revue L’Homme, « L’anthropologue et le contemporain. Autour de Marc Augé », 2008, n° 185-186, p. 7-447.
[2] André Mary, « Marc Augé, plasticité païenne et rituel prophétique », dans Les anthropologues et la religion, PUF, coll. « Quadrige », 2010, p. 185-239.
[3] Il en est résulté un ouvrage accompagné de cinq films : Marc Augé ; Jean-Paul Colleyn, ; Catherine De Clippel et Jean-Pierre Dozon, Vivre avec les dieux. Sur le terrain de l’anthropologie visuelle, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2018.
[4] Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Le culturalisme traditionaliste africaniste. Analyse d’une idéologie scientifique », Cahiers d’Études africaines, L (2-3-4), 198-199-200, 2010, p. 419-453.
[5] Marc Augé, La communauté illusoire, Payot et Rivages, 2010.