Matisse : un soleil noir

Peintre des couleurs et de la lumière méditerranéenne, Matisse avait « le soleil dans le ventre », disait de lui Picasso. Soleil enfoui si profondément qu’il aurait inventé la lumière noire, flamboyant paradoxe.


Article de Amélie Sabatier Matisse Soleil Noir pour Soleil 2023
Henri Matisse, « Henri Matisse. De la couleur », reproduction lithographique, page de faux-titre, Verve, n°13, éditions Tériade, 1945

« Qu’on ait pu dire de Matisse qu’avant lui toute peinture était sombre peut être faux et injuste, mais ce qui importe c’est qu’on l’ait dit, que devant Matisse Van Gogh ait noirci, et Renoir, et Monet, et Turner… Ce qui importe c’est qu’il ait été à un moment du monde le peintre dont on dit cela, une fois de plus, comme à chaque demi-siècle d’un peintre différent. Il y a des peintres ainsi qui ont cette gloire, ce rôle d’éblouir pour cinquante ans au moins les hommes, qui n’y voient que de la lumière. Ils sont comme une fenêtre ouverte dans la nuit humaine, et, d’après eux, les jeunes gens se font une idée du soleil. »

Louis Aragon, Henri Matisse ou Le Peintre français, 1947 (Préface de l’exposition du Philadelphia Museum of Art, 1948)

Le soleil. 

Un astre auquel Matisse a toujours été assimilé. 

Picasso, son ami autant que son rival, avait dit de lui qu’il avait « le soleil dans le ventre ». Pourtant, rien ne l’y destinait. Né au Cateau-Cambrésis, Matisse grandit dans la lumière scintillante du Nord, sous un soleil timide. C’est son voyage de noces en Corse, en 1898, qui lui révèle l’intensité de la lumière méditerranéenne. Fasciné par le bleu de cette mer, le vert, le rose, l’orange, de la végétation ou des ciels, Matisse y trouve la source d’un renouveau de sa peinture… À Saint Tropez, à Collioure, à Tanger, puis à Nice, il s’imprègne de lumière. Il ira même jusqu’à Tahiti car « pour bien connaitre notre lumière occidentale, il fallait pouvoir l’estimer par comparaison » [1]

Pour autant, Matisse se positionne à l’exact opposé de la génération impressionniste qui le précède (Monet a trente ans de plus que lui), car il ne cherche pas à retranscrire le rayonnement solaire tel qu’il le perçoit, optiquement, mais à en trouver un équivalent, par la couleur sur la toile : « On ne peut pas lutter avec la nature pour faire de la lumière ; il faut chercher un équivalent, travailler sur des voies parallèles, puisque nous employons des choses mortes. Autrement, il n’y aurait qu’à mettre le soleil derrière la toile. Je peux me rapprocher maintenant tout près de la nature, sans me confondre avec elle [2]. »

Matisse ne tend donc pas à rendre la lumière solaire, mais bien à faire de ses peintures de véritables astres. Chacune d’elles, par la couleur, rayonne à sa manière et illumine l’espace comme un soleil : « la luminosité se constate quand on met un tableau dans l’ombre. Il a un pouvoir de génération lumineuse 2 ». En travaillant dans les limites de nos capacités optiques, Monet parlait de peindre « des choses impossibles », mais le défi que Matisse se lance est peut-être encore plus audacieux.

Cette quête de la lumière, il en prend conscience dès ses années de formation. Bussy, l’un de ses camarades de classe, se souvient qu’encore étudiant le jeune peintre avait pour habitude de placer l’une de ses toiles au milieu de l’atelier en interpellant ses camarades : « Regardez comme elle illumine la pièce ! 1. » Ce fil conducteur, il le gardera tout au long de sa carrière. Des jaunes et oranges flamboyants du fauvisme, aux chatoyantes odalisques de Nice, en passant par ses dessins en noir et blanc, Matisse, selon ses propres termes, s’exprime « par la lumière ou bien dans la lumière, qui me semble comme un bloc de cristal dans lequel il se passe quelque chose1 ».

En 1945, Tériade propose à un Matisse, déjà âgé de lui consacrer un numéro entier de sa revue artistique Verve, dans lequel il reproduit plusieurs de ses gouaches découpées. Cette nouvelle technique mise au point par l’artiste lui permet de diffuser des reproductions en couleur des œuvres du peintre. La couleur sera d’ailleurs le thème de cette publication. Sur la première page, le titre est écrit par Matisse : « De la couleur ». Et pour accompagner ces mots, un soleil orne le haut de la feuille… un soleil noir.

Comment Matisse, peintre des couleurs vives, du bonheur et de la lumière méditerranéenne, a-t-il pu choisir le noir pour incarner la lumière du soleil, pour accompagner ce titre, « De la couleur » ? C’est dans ce qui semble à première vue un paradoxe que se trouve l’une des clés de lecture de la lumière matissienne.

Un an après la parution de ce numéro de Verve, Matisse suggère au jeune marchand d’art Aimé Maeght d’ouvrir sa galerie avec une première exposition au titre provocateur : « Le noir est une couleur ». Dans le numéro de la revue Derrière le miroir qui accompagne l’exposition, Matisse écrit : « Dans le portrait de Zacharie Astruc par Manet, nouveau veston de velours exprimé par un noir franc et lumineux. Mon panneau des Marocains ne porte-t-il pas un grand noir aussi lumière que les autres couleurs du tableau ? » 

L’œuvre à laquelle Matisse fait référence est une grande toile de 1916, où trois groupes d’éléments colorés (panier de coloquintes, personnages, ville) sont reliés par un aplat noir, espace-lumière qui unifie la composition. Il est intéressant de voir Matisse citer cette œuvre trente ans plus tard, alors qu’il aurait pu tout aussi bien évoquer un travail plus récent. Par exemple, la Liseuse sur fond noir de 1942. S’il revient sur ces années passées, c’est parce que son appréhension du noir comme lumière se construit dans les années 1913-1918. 

En 1914, Matisse peint à Collioure une porte-fenêtre, selon son système habituel, nous montrant le paysage non pas directement mais depuis la fenêtre de son atelier. Après avoir peint la balustrade du balcon, la mer, le ciel et les bateaux, Matisse recouvre finalement le tout d’une couche de noir. Mystérieuse transformation de l’œuvre, qui tend alors vers l’abstraction. Les Coloquintes en 1916, puis Les Marocains évoqués plus tôt, les fascinantes Demoiselles à la rivière de 1917 ou L’Intérieur au violon de 1918, sont autant d’œuvres dans lesquelles Matisse déploie le noir dans toute sa splendeur : une force radicale qui structure autant qu’elle simplifie la composition, sans perdre une once de la puissance lumineuse que le peintre recherche tant. Peut-on conclure de cette période que Matisse, rejetant la lumière blanche, est parvenu à faire de la lumière noire, grâce à laquelle il exprimerait l’intensité de la lumière méditerranéenne ?

Matisse connait cet oxymore. Dans sa jeunesse, il a entendu parler de cette lumière noire, à Paris, alors que les ateliers d’artistes bruissaient des découvertes scientifiques qui transformaient le rapport des peintres à la couleur. Chevreul et son mélange optique, cité par Signac, lu par Matisse, mais aussi toutes les autres théories, de Newton à Goethe (l’un faisant résulter les couleurs du blanc, et l’autre… du noir). En 1896, un savant du nom de Gustave Le Bon [3] développa la théorie de la lumière noire. Se basant sur les découvertes de Röntgen sur les rayons X, il qualifie de « lumière noire » ces rayons invisibles à l’œil (et franchement radioactifs), capables de traverser un corps humain, mais semblant agir comme une lumière. Sur le plan scientifique, on n’y est pas tout à fait, mais pour les artistes le mot est resté. Matisse évoque d’ailleurs son rapport aux sciences dans une lettre à Camoin, justement en 1914, année de la fameuse porte-fenêtre : « Je sais que Seurat est tout le contraire d’un romantique, que j’en suis un, romantique, mais avec une bonne moitié de scientifique, de rationaliste, ce qui fait la lutte d’où je sors quelquefois vainqueur, mais essoufflé [4]. »

Matisse aurait-il repris à son compte cette théorie, et développé sa propre lumière noire ? Un an avant que Maeght ne titre, sur les conseils de Matisse, « le noir est une couleur » (réponse d’un coloriste – romantique ? – aux scientifiques), le magazine Pierre à feu, porté par le peintre André Marchand, faisait interagir des artistes sur le thème : « La Provence noire ». Il n’y a pas à dire, la lumière noire est dans l’air du temps… 

Seulement voilà, le noir de Matisse, ce n’est pas cela. Répondant à Marchand, Matisse déclare en 1946 : « le noir est une couleur qui n’est pas forcément pour indiquer de l’ombre, la nuit, tout dépend des rapports qu’on lui donne. Il peut aussi bien que le blanc participer à un accord lumineux. Avant Marchand, j’ai représenté la lumière, même celle de Tanger, avec du noir, appliqué sur la plus grande partie du tableau. J’ai même peint une toile pendant mes premières années de Nice avec du noir sur toute la toile, moins un petit fenestron dans lequel on voyait la promenade des anglais, avec un banc et un palmier plein de soleil – dans ce noir représentant la chambre, un fauteuil sur lequel était posée une boîte à violon. L’amateur qui l’a possédé m’a dit que ce tableau lui donnait une sensation de chaleur, de lumière. Mais dans mon cas, la lumière que je représente avec du noir n’est pas « la lumière noire », c’est bien la lumière blanche. Marchand croit avoir trouvé la lumière noire ? Je ne sais pas ce qu’il veut dire [5] ».

Le noir de Matisse, en effet, n’est pas une autre lumière, mais bien un équivalent de ce fascinant soleil méditerranéen qu’il ne peut retranscrire à l’identique sans « mettre le soleil derrière sa toile ». Matisse propose une lumière de même intensité pour nous faire non pas voir, au sens cérébral, intellectuel, du terme, mais ressentir, de manière physique, la lumière méditerranéenne. C’est bien d’une sensation de chaleur et de lumière que parle l’heureux propriétaire de L’Intérieur au violon. Par le noir, Matisse nous procure non pas l’image de la lumière blanche mais son expérience. 

Faire de l’œuvre d’art, pour le regardeur, le lieu de l’expérience physique et sensorielle. En cela Matisse, précède et annonce les révolutions plastiques de la seconde moitié du XXe siècle. Mais nous ne sommes pas que des corps sensibles, et le peintre dans ses recherches ressent le besoin de pousser la question de la lumière au-delà du monde physique : « ce n’est qu’après avoir joui longtemps de la lumière du soleil, que j’ai essayé de m’exprimer par la lumière de l’esprit 1 ».

Le voile noir qui tombe sur la Porte-fenêtre à Collioure peut être lu sous cet angle. Un des enjeux de l’œuvre de Matisse est l’expression d’une intériorité, d’une intimité. Il nous installe parfois à sa place, se mettant en abime, comme dans les paysages vus de l’intérieur d’une automobile de 1925, où nous entrons dans le tableau par la main de l’artiste au premier plan, tenant le pinceau au-dessus d’une petite toile qui représente le paysage que l’on voit également à travers le pare-brise. On a presque l’impression d’être nous-mêmes dans l’auto, et que cette main est la nôtre. Nous voici dans la peau de Matisse !  Dans ses nombreuses fenêtres, nous regardons avec lui, depuis cet intérieur qui est le sien, depuis l’univers du peintre, nous regardons à travers ses yeux, dans un équilibre intime entre dedans et dehors. Peut-on alors parler de noir intérieur dans la Porte-fenêtre de 1914 ? À l’instar de Jacques Kober, qui déclare en 1946 : « Vous clignez des yeux, et c’est ainsi que, 7 à 8 fois par minute, le noir intérieur vient donner sens à l’orgie colorée [6]. » Est-ce ce qu’a fait Matisse cet automne-là ? A-t-il fermé les yeux sur le paysage marin pour nous confronter par le noir intérieur à « la lumière de l’esprit » ? 

En 1916/1917, il peint son modèle, Laurette, portant une robe verte, assise dans un fauteuil rose, un peu de biais, elle parait flotter, les yeux fermés, dans un espace-lumière noir. La jeune femme semble rêver et, avec elle, Matisse s’échappe du monde matériel : « Étant pris par la lumière, je me suis souvent demandé, en même temps que je m’évadais en esprit du petit espace entourant mon motif […] je m’évadais donc de l’espace qui se trouvait dans le fond du motif du tableau, pour sentir en esprit, au-dessus de moi, au-dessus de tout motif, […] un espace cosmique dans lequel on ne sentait pas plus les murs que le poisson dans la mer 1 ».

Cette bascule du monde matériel, celui de la lumière blanche (prise ici au sens scientifique), vers un « monde cosmique », retranscrit par le noir, est évidente dans Le peintre et son modèle où Matisse se montre en train de peindre le tableau de Laurette précédemment cité. Nous sommes à l’intérieur de son atelier, quai Saint-Michel à Paris (reconnaissable au paysage par la fenêtre), Matisse est assis devant son chevalet, sur lequel on reconnait la toile Laurette sur fond noir. À l’arrière-plan, la jeune femme est assise, en robe verte, sur son fauteuil rose. Les corps sont simplifiés et les visages n’apparaissent pas. L’ensemble de la composition est partagé entre un espace blanc et un espace noir, dans lesquels le sol et les murs se confondent. Le chevalet est dans la partie blanche, où se détache aussi un miroir accroché au mur. Laurette est à cheval entre les deux espaces, Matisse est dans la partie noire. 

Ce tableau peut être vu comme une métaphore du processus créateur du peintre qui, partant du monde réel (celui éclairé par la lumière blanche) et de la jeune femme qui pose devant lui, se détache peu à peu de cet ancrage extérieur pour se laisser aller sur la voie de l’intériorité, de la sensation, de l’intime (incarnée ici par l’espace noir, hors du temps). Le modèle, installé au point de contact du noir et du blanc, fait le lien entre ces deux mondes.

Dans les nombreuses liseuses qu’il a peintes (La séance de peinture de 1919, Le silence habité des maisons de 1947 ou encore la Liseuse sur fond noir de 1942), Matisse entoure ses personnages d’un noir chaud et lumineux, celui du monde dans lequel on s’enfuit, par l’art ou la lecture. 

Le soleil de Matisse est un soleil noir.

Un soleil chaud et rassurant.

Le noir de Matisse est un noir coloré, comme son rouge, son jaune, ou son blanc.

Le soleil noir de Matisse a la chaleur de l’ombre douce des maisons méditerranéennes, de ces après-midi où on lit dans la pénombre du jour qui passe entre les persiennes. Il est la lumière sans l’aveuglement, il est la rêverie éveillée, il est l’espace de création.


[1] Matisse Henri, Écrits et propos sur l’art, textes, notes et index établis par D. Fourcade (1972), Hermann, 2005, p. 103-104, note 59.

[2] Duthuit Georges, Écrits sur Matisse, présenté par Rémi Labrusse, (ENSBA), 1992 p. 297.

[3] Gage John, Color and Meaning : Art, Science, and Symbolism, Thames and Hudson, Londres  1999, p. 235-236.

[4] Lettre de Matisse à Camoin, 1914, citée in EPA, p. 94.

[5] Schneider Pierre, Matisse [1986], Flammarion, 2002, note 32, p. 492.

[6] « Le noir est une couleur », Derrière le Miroir, n° 1, éd. Maeght, décembre 1946.