Notre chronique de la poésie contemporaine s’arrête aujourd’hui sur des recueils de Béatrice Bonhomme, Jean-Pierre Verheggen, Jean-Claude Caër, Charlotte Mont-Reynaud (le premier de son autrice), Ouled Ahmed et Carles Duarte.
La lumière surgit presque à chaque page de ce recueil, dans les mots et la sensation. L’évidence de la lumière. Béatrice Bonhomme suggère ainsi que la littérature est le moyen suprême de lutter contre la mort. Écrire pour desserrer l’angoisse existentielle, la tenir en échec, « faire sérénité », l’enfance « enracinée de soleil et de pluie ». Bien sûr, sont présents la solitude et les « mots prisonniers », mais convoqués avec une lucidité qui rend l’idée acceptable. Écrire la lumière, donc aussi la mort. Et les arbres. La poète utilise une langue de retentissement et de limpidité, des vers courts. La lisant, on est pleinement humain, relié, guidé par des fils, des broderies, des câbles, et même avec « coupure de trame ». Le ciel est au-dessus, et l’on s’enfonce au fil du recueil dans le plus sombre d’une forêt légendaire, « les yeux dessillés ». On a l’arbre en partage. On pense à celui que certaines civilisations utilisent comme sépulture, ou à ce tilleul, ce saule ou ce jasmin. Que chacun porte en soi, en son enfance rémanente. On apprend à regarder humblement, à saluer le monde, en silence, « sans jamais rien renoncer de vivre ». Dès lors, le lecteur se réjouira avec nous de découvrir que le prix Mallarmé 2023 vient d’être attribué à ce recueil.
Marie-Pierre Stevant-Lautier
Avant de devenir complètement « Toctocgénaire », et de « tryphonner dur dur de la feuille », Jean-Pierre Verheggen le poète belge, amateur de Tintin et d’Henri Michaux, autre « né fatigué ,» propose Le sourire de Mona Dialysa. Avant l’humus final.
De Haddock Kaduck à Dialyz Taylor
Il en est là, à « vieusir ». C’est un mot emprunté à l’ami Christian Prigent, avec Novarina, un de la bande TXT. Trois dynamiteurs de langage. Devenu septuadégénère, notre poète se porte assez mal et « l’état des vieux » n’est pas brillant. La tuyauterie est dans un sale état. Il n’a en effet rien négligé, constatant, à rester statique, qu’il aurait dû « épouser la flemme de sa vie », arrêter de s’exclamer « Y a bon bonbon ! Y a bon rester gaga ! » et de postuler pour le prix Nobèse de littérature.
Ainsi, à peine a-t-il appris qu’il devait fréquenter Mona Dialysa qu’un cancer se déclare. Mona le soigne à l’hôpital. À l’instar de la « Môme néant » de Tardieu : « A dit rein ». Ah si seulement il souffrait d’une « constipation de l’oreille » ! Il n’entendrait plus ces « Phraseurs cucul la praline », « Compulsifs du je-moi à tour de bras » et autres « Échotiers du moindre bruit qui court » incapables de la boucler.
Dans ce bric-à-brac, Verheggen se laisse parfois aller : « N’ayant plus rien à perdre, continuons gaiement, osons la poésie bête ». Oui, imaginer que, faute de vin, on but de la bière, de Noces de Cana en Noces de Canette, c’est osé. Penser qu’Haddock atteint d’Alzhei – mer (sic) traite ses soignants de « pousse-pilules » ou de « rebouteux de cambrousse », pourquoi pas. La « littérature vieillesse » a de beaux restes.
Norbert Czarny
Le titre, d’une abstraite âpreté, donne le ton de ce livre – ton morose, familier au poète depuis quelques recueils. L’époque n’est pas à rire, certes, mais chez Caër, poète du périple et de l’intimité sociale (famille, amis, voisins), une douce déréliction a peu à peu envahi son univers jusqu’alors fortifié par la pratique – parfois irréelle et pour tout dire poétique – de l’usage du monde. Deuils et maladies ont imposé leur joug à celui qui voyage en pèlerin mélancolique, toujours poussé par sa fervente curiosité pour les mondes proches (sa Bretagne) ou lointains (du Mexique au Japon…) – et la convivialité hardiment cultivée ! N’était ce sombre avant-pays (An Infern ien : l’Enfer froid), on retrouve intacte, dans les poèmes de ce journal en miettes, la voix fragile, insolite de Caër – du tapis rouge de la Mostra aux trolleybus de la rue de Siam, à Brest !
François Boddaert
Dans ce premier recueil, Charlotte Mont-Reynaud use du poème comme d’un barrage contre le chaos, et fait entendre une voix qui dégage une force incroyable au cœur même de la fragilité. Cette voix, tout en retenue et en resserrement, exprime la douleur de jours d’angoisse, à risquer de perdre son enfant à peine née, à fouler « un territoire / incendié de morsures ». Dans un état second. Mais « Le définitif ne se – peut – pas ». « L’impossible à nommer » voudrait vous anéantir, « impensable ». Et « cela ne peut que s’écrire ». Ici l’écriture est plus que jamais nécessité personnelle ; un dire profond qui provient des séismes lointains du corps, et permet finalement de s’ouvrir à la lumière et à l’horizon. Le rythme du poème semble calé sur le souffle court des parents, suspendu puis apaisé. Il y a une tradition inuit qui fait de chaque enfant le propriétaire de poèmes de cajolage, écrits pour lui par ses proches. De même, cette enfant est titulaire de tout un chant de re-naissance, permettant le passage du « sans nom » à une « grammaire où le nous se conjugue ». Cette conjugaison-là nous concerne tous, qui nous lie aux nôtres et éloigne les ombres.
Marie-Pierre Stevant-Lautier
Ouled Ahmed (1955-2016) était un poète tunisien, poète et tunisien : « Tunisien une seule fois / Tunisien d’un coup ou pas ». Rares sont les voix qui, à ce point, ont fait entendre l’amour qui va avec l’inquiétude d’un pays, ont combattu l’appartenance qui se confond trop souvent avec l’allégeance, pour ne pas dire plus. Écrire, pour Ouled Ahmed, c’était bien sûr lutter, contester, protester, résister à la dictature en place (Bourguiba, puis Ben Ali), en un style à la fois sarcastique et empathique, comme ce poème « Des questions… rien que des questions » : « Est-il raisonnable que la femme ait un ventre / Un nombril / Des seins / Un cou / Des lèvres / … Et une langue ». Mais c’était aussi construire un rapport à la poésie, qui ouvre grand les bras du réel, met le doigt là où ça fait mal, regarde droit devant le chemin qu’il reste à parcourir pour arriver au mot liberté, même si ce chemin, et cette liberté, ont été, et restent aujourd’hui encore, sinueux, tortueux : « S’il faut une révolution pour se révolter contre une révolution qui ne se révolte pas… Alors la marginalité est la base et… l’origine ». Poète d’un coup ou pas…
Roger-Yves Roche
L’œuvre pourtant abondante du poète catalan Carles Duarte est encore trop peu connue en France. Aussi la publication de Khépri, dans la superbe traduction, trop longtemps restée inédite, de Mathilde Bensoussan est-elle particulièrement bien venue, d’autant plus que l’auteur a fait récemment lecture de ses poèmes à la Maison de la Poésie de Paris. Khépri est un hymne au soleil dans ses trois phases de la journée : matin, midi et soir, avec en écho, par analogie, le déroulement d’une vie humaine, de l’enfance à la maturité puis à la vieillesse. Le cosmique et l’humain intimement liés, Duarte nous entraîne dans un rêve éveillé d’où se dégage une subtile sensualité doublée d’une sagesse : « Tu apprends la solitude et le midi, / la joie de marcher / parmi les arbres, / la pluie des feuilles / quand le jour raccourcit, / les verts, les jaunes, les rouges / des bois qui t’accueillent / comme ils accueillent la brume ».
Alain Roussel