Lire, relire Saïda Menebhi

La réédition, aux éditions Premiers matins de novembre, des textes de la poétesse et militante marocaine Saïda Menebhi (1952-1977) redonne à entendre une voix pleine d’une colère juste et généreuse.

Saïda Menebhi | Les bras chargés de fusils, la tête de poèmes. Premiers matins de novembre, 152 p., 13 €
Illustration abstraite pour Saïda Menebhi | Les bras chargés de fusils, la tête de poèmes
« Paris 2020 » © CC BY 2.0/Ittsmust/Flickr

« je veux rompre ce silence

humaniser ma solitude

ils m’ont désœuvrée

pour que rouille ma pensée

et que gèle mon esprit.

mais tu sais toi que je chéris

que tel un volcan qui est en vie

tout en moi est feu

pour brûler les lourdes portes

tout en moi est force

pour casser les ignobles serrures

et courir près de toi

me jeter dans tes bras. »

Aujourd’hui, lire, relire Saïda Menebhi, c’est faire l’expérience cruelle du retour d’une période qu’on espérait révolue. Car il est difficile de lire la poétesse sans avoir en tête l’image de la militante décédée à vingt-cinq ans en prison, faute de soins, après une grève de la faim de trente-quatre jours. Sans se rappeler qu’aujourd’hui encore la prison attend ceux qui réclament leur droit de vivre dans la dignité. « La poésie est tout ce qui reste à l’homme pour proclamer sa dignité, ne pas sombrer dans le nombre, pour que son souffle reste à jamais imprimé et attesté dans le cri », écrivait en 1966, dans le prologue inaugural de la revue Souffles, le poète Abdellatif Laâbi, qui lui aussi milita à Ilal Amam et connut les procès collectifs puis la prison des années durant, et qui considérait Saïda Menebhi comme « la petite étoile irrépressible ». Chez l’un comme chez l’autre, la poésie se déploie, limpide, essentielle, avec des mots simples et familiers. Elle raconte, discourt, fait résonner les slogans, chante l’espoir.

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« Aujourd’hui, lire, relire Saïda Menebhi, c’est faire l’expérience cruelle du retour d’une période qu’on espérait révolue. »

Les poèmes rassemblés ici vont de son arrestation en janvier 1976 au 10 novembre 1977, un mois avant sa mort. C’est le temps de la torture, du procès de 1977 pour « atteinte à la sûreté de l’État », de l’isolement, de la grève de la faim. Les lire ainsi, dans leur ordre chronologique, fait parcourir aux lecteurs la chronique de cette épreuve. Mais c’est le monde que Saïda Menebhi appelle dans ses textes, le monde en lutte (Palestine, Vietnam, Chili…) contre l’impérialisme sur tous les continents. C’est l’amour et l’espoir d’une vie à deux, faite de souvenirs de bonheur et de projections dans un futur radieux. Depuis sa prison, Saïda Menebhi crie son refus de l’injustice, de la torture, de tout ce qui bafoue l’humain.

« Regardez-moi donc

mes sourires de douleur

vous sont-ils étrangers ? » 

Plus loin, sont présentées quelques lettres à sa famille. Des mots simples, pleins de tendresse : « Je remplirais tout ce papier et combien il est petit de mots d’amour et de tendresse et je trouverais ça insuffisant », écrit-elle à sa petite sœur. Elle prend des nouvelles de sa nièce, adresse ses pensées les plus douces à ses sœurs, réclame des visites, s’arrime à cet amour où elle puise son courage et sa résistance. Elle demande des livres, des vêtements, des photos. Elle réfléchit à la psychologie des enfants, elle qui se destinait à une carrière de professeur d’anglais. De son quotidien, elle ne dit rien – le pouvait-elle, dans ces conditions ? –, elle évoque le passé avec nostalgie pour aussitôt affirmer que l’avenir est radieux. Ses derniers mots, dans la dernière lettre publiée, qui date du procès, sont des mots de consolation à ses proches, les exhortant à être unis.

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« Depuis sa prison, Saïda Menebhi crie son refus de l’injustice, de la torture, de tout ce qui bafoue l’humain. »

Le texte le plus poignant de ce petit livre en constitue la seconde partie, qui présente son article sur la prostitution au Maroc. En prison, Saïda Menebhi constate « l’incarcération massive des femmes prolétaires pour délit de prostitution ». Elle réalise une enquête qui, avant l’heure, met en œuvre une approche intersectionnelle. « 70 % des femmes qui se trouvent dans les prisons pratiquent la prostitution. Leur âge se situe entre 17 et 40 ans. Presque toutes sont analphabètes. » L’asservissement des femmes est, explique-t-elle, le résultat de la convergence d’intérêts de classe, d’intérêts impérialistes et d’une « utilisation démagogique de la religion ». Saïda Menebhi recueille des témoignages glaçants, montrant combien les victimes de cet ordre sexiste n’ont pas d’autre choix, ne bénéficient d’aucune protection. Et si elle s’indigne, c’est contre le jugement moral qui réprouve celles qui sont broyées mais tolère ceux qui les broient. « Nous savons bien sûr que celui qui condamne la prostituée la recherche plus tard après avoir changé de face et d’habit. » Saïda Menebhi relaie les récits sur la misère, la violence, « la peur de la honte », les familles à aider. Elle regarde les cicatrices des plus pauvres, les horizons bouchés, même pour celles qui, moins misérables, se vendent aux touristes sexuels du Golfe. Toutes pâtissent des choix économiques et politiques du pays, visant à « ne pas laisser se développer en nombre la classe ouvrière qui sera à la tête de tout changement social radical ». Déjà, sous sa plume, il est question de chômage massif et d’émigration, sujets que la presse n’abordera que bien plus tard. Pour Saïda Menebhi, qui déplore que le pouvoir combatte celles et ceux qui dénoncent cette situation, « la libération de la femme est partie intégrante de la libération de toute la société ». Un texte toujours d’actualité.

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« La libération de la femme est partie intégrante de la libération de toute la société » (Saïda Menebhi)

Relire Saïda Menebhi aujourd’hui, près de cinquante ans après sa mort, c’est se rappeler la force des espoirs révolutionnaires au Maroc. C’est revenir sur les pas de celles et ceux qui n’ont eu de cesse de faire vivre ces idées, en faisant exister ces textes. En décembre 1978, grâce au travail formidable des Comités de lutte contre la répression au Maroc, les textes de Saïda Menebhi ont pu être lus en France, en Belgique, en Suisse et aux Pays-Bas et, très probablement, au Maroc, sous le manteau. Au Maroc, il a fallu attendre la mort de Hassan II pour qu’une édition voie le jour, à Rabat, en 2000, grâce aux éditions Feed-Back, aujourd’hui disparues. Les éditions Premier matins de novembre ont repris le flambeau en France, en republiant ces textes dans la collection « Au bout du fusil », dirigée par Jean-Marc Rouillan et Ron Augustin, anciens activistes d’Action directe et de la Fraction armée rouge, qui « ont traversé des années de lutte dans le mouvement anticapitaliste, la clandestinité et en prison, gardant un intérêt particulier pour les luttes collectives anti-impérialistes et anti carcérales ».

« L’insurgé son vrai nom c’est l’être humain », scandaient avec Saïda Menebhi les cent trente-huit femmes et hommes jugés au procès de 1977, deuxième procès collectif, après celui de 1973, à l’encontre des militants d’extrême gauche appartenant aux organisations Ilal Amam, 23 Mars et Servir le peuple. L’historienne franco-tunisienne Hajer Ben Boubaker, en préface à cette nouvelle édition, resitue cette voix forte dans l’histoire de la résistance marocaine, pour son indépendance puis pour son droit à la démocratie et à la dignité. D’une résistance déjà intersectionnelle, anticoloniale, féministe et anti-impérialiste. Ces souvenirs du Maroc révolutionnaire, affirme-t-elle, « fussent-ils furtifs et amputés dans leur chair, continuent pourtant de suivre le pays telle une ombre ».


Cet article a été publié sur Mediapart.