L’utopie solaire de Hergé

Vous n’imaginez pas tout ce que charrient l’imagination de Hergé et celle de Michel Porret, tintinophile et curieux de tout. Bienvenue au pays du soleil des Incas et des éclipses oraculaires. Un hommage à l’Aventure.


Martin St-Amant, Ville sacrée inca de Machu Picchu, Pérou © 1.0/Martin St-Amant/wikipedia

Source de vie et de lumière, glorieux et céleste, le Soleil rythme le jour et la nuit. En cadençant les quatre saisons, il engendre les fruits de la terre. Or, au cœur des Andes, sur l’agora d’une citadelle cyclopéenne à la Machu Picchu, le « puissant Soleil » va embraser le bûcher de trois Européens, captifs au Temple du Soleil, cité du dernier Inca, bordée de neiges éternelles.

En bures colorées, flanqués d’un placide fox-terrier blanc, deux prisonniers sont menés manu militari de la geôle aux bois du supplice. Le plus costaud, barbu et insoumis, bouscule les sbires. Il fuit, mais il est repris. Entre flûtes d’os, tambours et hymne à la Lune des Vierges du Soleil, flanqué de lanciers, le troisième les rejoint. Mains dans le dos, ils sont liés aux pieux du bûcher expiatoire.

La vindicte du Soleil

Les deux premiers – le globe-trotteur Tintin et le capitaine au long cours Haddock – ont pénétré par effraction dans le Temple du Soleil, avec le petit Zorrino. Le troisième – l’ingénieux savant Tryphon Tournesol – a offensé la momie de Rascar Capac, « celui-qui-déchaîne-le-feu-du-ciel ». En Europe, il a paré son poignet gauche du bracelet de l’idole. Sacrilège ! Kidnappé, il est embarqué sur le cargo Pachacamac qui rallie La Rochelle au Pérou. Du port de Callao, des Indiens le convoient au Temple du Soleil.

Rascar Capac a été dérobé au Pérou par sept explorateurs. L’un deux, l’anthropologue Hippolyte Bergamotte, l’expose chez lui dans une vitrine. Un éclair y foudroie la relique. Comme ses six confrères, il tombe en léthargie malfaisante, scandée de transes hallucinatoires. Selon le présage indien qu’il commente dans son Mémoire sur les sciences occultes de l’ancien Pérou, la malédiction du Soleil frappe les profanateurs de tombes.

Voile ta face étincelante ! 

L’Inca – « Noble fils du Soleil » – a condamné les « étrangers » au feu vif. La sentence est sans appel : « Notre loi ne prévoit qu’un châtiment pour ceux qui se risquent à pénétrer le temple sacré où nous perpétuons le culte du Soleil, et ce châtiment, c’est la mort ! » Les trois amis seront donc immolés au père solaire. Ce n’est « pas nous qui vous mettrons à mort, ajoute l’Inca. C’est le Soleil lui-même qui, de ses rayons, mettra le feu au bûcher qui vous est destiné ». À onze heures tapantes au cadran solaire, l’auguste Chiquito met en œuvre le sacrifice. Douze Indiens en robe liturgique tournoient avec l’effigie chamarrée du dieu-serpent… venu du monde des morts.

Pendant ce temps, loin du Pérou, dans la fournaise égyptienne, près du sphinx et des pyramides du plateau de Giseh, deux policiers moustachus en chapeau melon et costume deux-pièces recherchent Haddock et Tintin. Le limier Dupond dit à son alter ego Dupont (ou l’inverse) : « d’après le pendule, ils doivent être quelque part où il y beaucoup de soleil ». Au même moment, le prêtre du Soleil Huascar va allumer le bûcher. Avec une loupe, il s’apprête à focaliser les rayons de « Pachacamac », créateur du monde, chef de l’au-delà. Or, à la minute de l’ignition, alors que Milou hérissé gronde, le pontife se fige. N’écoutant pas l’anathème de l’Inca trônant en majesté, Tintin adjure le « sublime Pachacamac ». Il ose lui demander de révéler sa « toute-puissance » : « Si tu ne veux pas de ce sacrifice, voile ici, devant tous, ta face étincelante… »

Couverture de l’album Tintin et le Temple du Soleil © Casterman

Le soleil lui obéit

Illico, les rayons déclinent, le Soleil noircit. Il s’éclipse ! La couronne solaire nimbe la Lune. Les ténèbres écrasent le Temple du Soleil. Effroi général. Heurts, cris, pleurs, prosternations. Nuit soudaine, Milou hurle à la mort. Face à l’augure eschatologique, l’Inca adjure Tintin : « Grâce, Étranger, je t’en supplie… Fais que le soleil luise à nouveau… Et je t’accorderai tout ce que tu me demanderas ! » Confiant en la « parole » donnée, Tintin implore : « Ô Soleil, puissant astre du jour, je t’en conjure, sois clément !… Aie pitié de tes fils et que ta lumière réapparaisse ! » Aussitôt dit, aussitôt fait. Le « soleil lui obéit… » – s’ébahit l’Inca qui fait libérer les prisonniers. Le « noble Fils du Soleil » exulte devant le retour du « puissant astre du jour ».

« Le Soleil a rendez-vous avec la lune », chante Haddock comme Charles Trenet. Ses liens tranchés, il entame un rigodon victorieux… s’encouble et chute avec le bûcher de l’ignition ratée. Le burlesque parachève la… « mascarade » selon Tournesol.

Le savant humaniste n’est pas dupe. Abrité en son hypoacousie, niant la pensée magique, il craint avant tout les éclipses de la raison. Pour lui, la liturgie solaire est une « reconstitution historique », avec des acteurs affublés « comme des Aztèques, dirait-on… Ou plutôt, non, comme des Incas ! ». Il sait que Tintin ne peut influer sur la nature. Et cela, contrairement au pouvoir du soleil sur l’héliotropisme de la plante de tournesol – dite « hélianthe » ou « soleil » –, dont la fleur, au fil du jour, suit le périple de l’astre du levant au couchant.

Simplement une éclipse

« Inutile de s’alarmer, rassure Tournesol : c’est tout simplement une éclipse… » Une éclipse ! Le Soleil n’a pas obéi à Tintin. À l’instant même de l’ignition, il avait rendez-vous avec la Lune. À l’insu de l’Inca.

Tintin n’est pas oracle, malgré son cauchemar prémonitoire sur la voie escarpée du Temple du Soleil. Endormi dans un chulpa ou tombeau inca – Haddock, fusil en main et pipe au bec, veille sous la pleine Lune –, il rêve d’être embrasé par le « feu du ciel » que libère le prêtre Huascar. Baignant son visage, un « rayon du soleil » matinal l’arrache au rêve prémonitoire de l’immolation.

Comment Tintin a-t-il pu prédire une éclipse solaire au sud de l’équateur céleste ? Grâce à l’éphéméride du journal déchiré qu’il lit dans la geôle du Temple du Soleil. Durant leur périple, les aventuriers y ont emballé des cartouches à fusils. Ils l’ont gardé pour… « allumer du feu » !

L’Inca magnanime a octroyé un curieux privilège aux captifs : « Dans les trente jours à venir, ils pourront choisir eux-mêmes le jour et l’heure où les rayons de l’astre sacré enflammeront leur bûcher. Je leur donne jusqu’à demain pour réfléchir et me porter leur réponse. » À l’aube suivante, Tintin réplique : « dans dix-huit jours, à 11 h ». Soit au moment précis où le Soleil aura rendez-vous avec la Lune, selon l’agenda céleste lu dans le journal providentiel. 

L’épouse du Soleil

Le Temple du soleil prolonge Les 7 boules de cristal où se noue la malédiction incasique contre les explorateurs-profanateurs de tombe. En noir blanc, puis en couleurs, la saga solaire paraît du jeudi 16 décembre 1943 au vendredi 1944 dans Le Soir. Puis, du jeudi 26 septembre 1946 au jeudi 22 avril 1948, dans l’hebdomadaire Tintin. De 62 planches chacun, deux albums sortent chez Casterman (1948, 1949). Hergé y supprime plusieurs séquences, dont celle où Haddock ingère de la « coca » contre le mal des montagnes. Mais aussi celle où, nouveau conquistador, il emplit fébrilement d’or ses poches dans la caverne du Temple du Soleil. En outre, d’une version à l’autre, toujours aussi bref, le trajet de l’éclipse change. Si la Lune masque toujours le Soleil par l’ouest, la vision naturelle diffère des deux côtés de l’équateur. Dans l’hémisphère septentrional, la Lune, culminant au sud, paraît depuis la droite ; dans l’hémisphère austral, culminant au nord, elle survient depuis la gauche. La version initiale de l’éclipse est exacte dans le journal Tintin (trajet de gauche à droite), contrairement à celle redessinée pour l’album (trajet de droite à gauche).

Couverture de L’épouse du soleil de Gaston Leroux (détail) © CC 1.0

Le Temple du Soleil célèbre le romancier-journaliste Gaston Leroux. Tintin est d’ailleurs calqué sur Joseph Rouletabille, le juvénile détective-reporter à la face lunaire et en pantalon golf qui, en 1907, résout Le mystère de la chambre jaune. Hergé a lu L’épouse du Soleil de Leroux, feuilletonné dans le mensuel Je sais tout (15 mars 1912-15 août 1912), puis publié en 1913 chez Pierre Lafitte. Sous sa plume, l’ingénieur Raymond Ozoux débarque au Pérou avec son oncle F.-Gaspard de l’Institut. À Lima, il rejoint sa fiancée, Marie-Thérèse. Elle seconde son père, le marquis Christobal de la Torre, propriétaire d’une fabrique de guano. Or, une nuit, la vierge est enlevée car elle a enfilé le lourd « bracelet-soleil d’or » que lui ont envoyé des Indiens quichuas, voués au culte solaire. La parure sacralise l’épouse du Soleil qu’un prêtre immolera au Temple de la mort, lors du rite de l’interayami.

Marie-Thérèse y est emmenée. Emballée nue comme une momie, elle est emmurée vive dans le « trou funèbre ». Après un millénaire, comme les antérieures épouses du Soleil, sa dépouille exhumée sera calcinée avec le miroir où convergent les rayons solaires. Le rituel va-t-il se réaliser selon le vœu du prêtre Huascar ? Raymond sauvera-t-il la « fiancée du Soleil » ? La Providence la protégera-t-elle comme l’éclipse salutaire a sauvé Tintin et ses amis ?

Utopie solaire

Le chef-d’œuvre de Hergé sur la malédiction de l’Inca décline un imaginaire odysséen que boucle le retour des héros au bercail. Des épreuves initiatrices émaillent la quête de la cité interdite. Gagnant le bourg de Jauga, ils échappent de peu au sabotage ferroviaire qui précipite leur wagon dans un fleuve. Sur un chemin montagnard, un condor agrippe Milou. Cet oiseau sacré pour les Incas est censé lier le monde supérieur des vivants et le monde inférieur des trépassés. Pour le tirer de là, Tintin s’élève en direction du soleil. Il varappe vers le nid du rapace… que le chien a dévoré. Dans la brousse infestée de moustiques, ils crapahutent vers les contreforts du Temple du Soleil. Crotale géant, tapir batailleur, crocodiles voraces : les fauves fortifient la bravoure des héros. 

Le Temple du Soleil peut se lire comme une utopie, un roman d’État sur l’égalité obligatoire opposée aux libertés individuelles, selon le récit canonique que Thomas More publie en 1516 à Louvain. Comme toute utopie (u-topos : non-lieu), en son insularité montagnarde, la communauté du Soleil est un non-lieu, hors du temps, forclose de l’Histoire. Son emplacement est inconnu. Hauts plateaux, sommets, neige éternelle, jungle, fleuve, « torrent infranchissable » : sa barrière naturelle évoque l’enceinte de l’Atlantide platonicienne. À l’instar des Utopiens, les heureux Incas y sont moins libres qu’égaux pour adorer le Soleil.

La caverne de la connaissance

Sur les traces de Tournesol, ravi pour crime de lèse-majesté solaire, les aventuriers pénètrent le Temple du Soleil à travers une chute d’eau lustrale où Tintin a sombré. De la chute naît la connaissance. Lavés du monde extérieur, ils remontent la pente d’une caverne platonicienne. Moins vive que le soleil, une phosphorescence cavernicole y dissipe les ténèbres. En sus, elle éclaire les reliques incas, dont deux momies aux faciès ébahis, ficelées pour l’éternité sous l’épais linceul sacerdotal, présages du sacrifice solaire.

Couverture de l’album Tintin et le Temple du Soleil © Casterman

Chemin faisant, parmi les débris d’un séisme eschatologique, les explorateurs s’initient aux choses du monde oublié, éparses et brisées sur le sol : bijoux, crâne, fétiches, flûte dans un tibia humain, masques. Ils butent bientôt contre un mur granitique où se découpe une lourde dalle qu’ils renversent. La nouvelle chute, à travers cette porte de la connaissance, les précipite dans la salle du trône, au cœur du temple solaire, parmi les Incas sidérés. Hors de l’Histoire, l’utopie y fige le temps.

Gagner la Lune

L’aventure, comme quête du bien, se dénoue après le sacrifice solaire raté. Si Tournesol est sauvé, l’Inca brise en outre l’envoûtement des sept profanateurs de tombes. Aux trois amis, il offre aussi de l’or tiré du magot de l’Eldorado. En quittant le Temple du Soleil, ils jurent d’en taire le lieu pour en garantir le salut. Ils rentrent à Moulinsart, où il fait si bon cultiver son jardin. Tout est bien qui finit bien dans le meilleur des mondes possibles, loin de l’Eldorado, où le soleil avait rendez-vous avec la Lune.

La Lune ? Cinq ans plus tard, Tournesol y propulse la colossale fusée lunaire à damiers rouge et blanc qu’il a conçue au Centre de Recherches Atomiques de Sbrodj (Syldavie). L’odyssée d’On a marché sur la Lune estompe l’utopie solaire. Cette fois, pas de pseudo-pensée magique. La Lune a rendez-vous avec… l’astronautique ! Et Haddock, cosmonaute sélénite, toujours inspiré, pousse la chansonnette adéquate : « Au clair de la terre pom pom pom pom pom » !

Références : Hergé, Les 7 boules de cristal (1948) et Le Temple du Soleil (1949), Casterman ; Hergé, Le Temple du Soleil, Hallmark, Rouge et Or, 1969 (livre-pop) ; Hergé, La Malédiction de Rascar Capac (Le Mystère des boules de cristal, Les Secrets du Temple du Soleil), Moulinsart, Casterman, 2014, recherches et commentaires de Philippe Goddin ; Hergé, On a marché sur la Lune (1953, 1954), Casterman ; Gaston Leroux, L’épouse du Soleil (1913), Culturea, 2022 ; Idem, A.-P Duchateau (scénario), B. C. Swysen (dessins), L’épouse du Soleil, Lefrancq, 1996 ; Michel Porret, « Le Monde hors du temps. Utopie et Atlantide dans l’imaginaire de la bande dessinée francophone », Europe, Regards sur l’utopie, 985, mai 2011, p. 261-276. Au cinéma : Raymond Leblanc, Tintin et le Temple du Soleil, dessin animé, 77 minutes, Belvision, 1969. Comédie musicale : Seth Gaaikema, Tintin, le Temple du Soleil (Kuifje, de Zonnetempe), première, Anvers, 2001.