« Comme la vie, la mort est un rêve »

Le petit livre que nous donne aujourd’hui Muriel Pic, après d’autres inventions littéraires qui composaient dans une voix toujours plus singulière une expérience du savoir et une tentative de s’en déprendre dans l’expérience d’une écriture, est à proprement parler intrigant : il tient ensemble deux volets et le lecteur doit bien postuler qu’ils ont quelque chose à faire l’un avec l’autre, l’intrigue est nouée ; mais le nœud de l’intrigue reste secret et ne se révèle que dans deux phrases que plusieurs dizaines de pages séparent, dans ce livre court mais qui ne l’est pas, tant il prend son temps. Quelles sont ces deux phrases ? Pas si vite, lecteur ! Deux mots d’abord sur chaque versant du livre.

Muriel Pic | Dialogues des morts sur l’amour et la jouissance. Héros-Limite, 118 p., 14 €

Muriel Pic suscite une petite série de « Dialogues des morts », qu’elle inscrit dans la longue tradition de Lucien, de Fontenelle et de Fénelon. Pour nous en tenir ici à ces derniers – mais ceux de Lucien et de Fontenelle me semblent relever de la même facture -, les morts (Hercule et Thésée, Confucius et Socrate, Solon et Justinien, Périclés et Alcibiade, Platon et Aristote, Cicéron et Démosthène, Scipion et Hannibal, Pompée et César, Charles-Quint et François 1er, Sixte-Quint et Henri IV, Marie de Médicis et Richelieu, Aristote et Descartes, pour ne citer que quelques-uns des 82 dialogues) sont d’une certaine manière tous contemporains, chronologiquement, philosophiquement ou politiquement ; et comme contemporains ils n’hésitent pas à s’écharper, comme lorsque Platon déclare à Aristote : « Je n’ai garde de reconnaître en vous mon disciple. Vous n’avez jamais songé [un autre rêve encore ?] qu’à paraître le maître de tous les philosophes ; et qu’à faire tomber dans l’oubli ceux qui vous ont précédé » (Fénelon). 

Pour illustrer Muriel Pic | Dialogues des morts sur l’amour et la jouissance.
« Dali Pallets » © CC BY 2.0/Maurits Verbiest/Flickr

Il en va autrement dans les « Dialogues » que nous lisons ici : Bataille surgit chez Rosa Luxembourg (ou inversement), Lacan surgit chez Hugo (ou inversement), Dalida surgit chez Fragonard (ou inversement), Jeanne Moreau chez Dante (ou inversement), etc. Muriel Pic pro-voque les rencontres, elle pousse à une parole provocante ; mais ces morts s’enlacent, de leurs bras « fantômes », plus qu’ils ne s’écharpent. Ce n’est pas que cela aille sans heurts : Dante et Jeanne Moreau s’affrontent sur le sujet de l’amour sublime et de l’aventure sexuelle, Bataille et Rosa Luxemburg sur l’émotion collective et la puissance révolutionnaire de l’amour, Bataille et Sade pour lequel « la jouissance provient du pire », et nous revivons ici, savamment évoquée, une bataille d’interprétation sur le sens de l’entreprise sadienne qui aura habité le second XXe siècle, jusqu’à Pasolini qui aurait pu venir, lui aussi, dans ce livre… Mais ces heurts procèdent plus d’un surgissement anachronique que d’une contradiction perpétuelle, comme si Muriel Pic nous disait qu’aujourd’hui, dans sa relecture de la tradition, il n’y avait décidément plus d’éternité.

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« Muriel Pic pro-voque les rencontres, elle pousse à une parole provocante ; mais ces morts s’enlacent, de leurs bras « fantômes », plus qu’ils ne s’écharpent. »

Pourquoi cette belle infidèle ? Nous y viendrons plus loin. Mais signalons ici le trait majeur qui traverse ces « dialogues ». Tous ces morts parlent tous, bien sûr, de la seule chose qui leur ait autrefois donné comme une fulgurante ouverture sur leur avenir, de la « petite mort », qui est devenu le temps ou l’instant de la jouissance mais qui fut longtemps, chez les spirituels du XVIIe siècle – le siècle de Fénelon – en particulier, le temps du sommeil (la mort n’étant elle-même qu’un « grand sommeil »), et donc aussi du rêve, même si Pierre Pachet, dans l’admirable livre qu’il consacra naguère au sommeil, La force du sommeil, visait à tenir le rêve en respect face au sommeil « à poings fermés ». Peut-être pensait-il à cette ancienne « petite mort », peut-être pensait-il qu’elle portait dans ses flancs la « petite mort » du XXe siècle, c’est-à-dire tout sauf un rêve, puisqu’elle est le grand réel de la vie et de la mort, de la mort dans la vie – mais du même coup aussi, se disent sans doute tous ces défunts par devers leur suaire, de la vie dans la mort, de la sur-vie ?

Couverture de Muriel Pic | Dialogues des morts sur l’amour et la jouissance

Mais nous voilà maintenant basculés, au détour d’une page, sur le second versant du livre, désormais à la première personne du singulier (bien nommé) : ce n’est plus le Royaume des Ombres, c’est le pays, fait d’une série de vallées closes, des rêves. Ces rêves, il revient au lecteur de les découvrir. Je n’en dirai pour le moment que ceci : ils sont tous – ou presque – le récit d’un rêve dans lequel un corps « enlisé », « pâteux », résiste à l’interprétation de ce qui en lui vient de se produire ; ils sont tous la passion lancinante d’une douleur « installée dans la bouche ». Tous au presque : dans l’un deux, il y a un «éblouissement du réveil », dans le souvenir d’ « un nouveau livre, dont la blancheur aussitôt m’enchantait ».

Or au seuil de cet autre pays, une phrase – « la vie reprend, ou le rêve » – en fait soudain revenir une autre : « comme la vie, la mort est un rêve ». Voilà l’intrigue révélée. La vie reprise, c’est la mort retrouvée. Comme si, et cela est sans doute une belle profondeur du livre, le rêve touchait essentiellement à la rencontre des morts, au désir de les faire revivre dans le partage d’un même rêve. Belle profondeur, car cela nous renvoie non seulement à notre propre expérience, celle de nous tous, lecteurs de ce livre, de faire revenir les morts dans nos rêves, mais nous rattache aux plus anciennes traditions, selon lesquelles le rêve, en effet, est la voie du passage entre les mondes et de la communication avec les « au-delà », quels qu’ils aient pu être, comme par exemple lorsque les tous petits enfants, dans les récits que rapporte Eric de Rosny, jésuite et anthropologue au Cameroun dans les années 1960, gardent encore un pied dans l’ « autre monde », dont il faut les sortir pour qu’ils puissent vivre, ici et maintenant. Ce sont bien là ces rêves qui peuvent bien être « les pensées que forment en nous les morts ». Tout se retourne ici entre les deux versants du livre : les morts des « Dialogues des morts » envahissent les « Rêves », comme dans ce très bref rêve : « J’ai rêvé que j’avais un cadavre en décomposition dans mon lit qui était mon lit de petite fille ». « Cadavre en décomposition » : nous sommes à la limite du corps vivant et de celui qui prendra place dans le pays des morts, et pourra reprendra la parole pour revenir vers nous. 

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« Comme si (…) le rêve touchait essentiellement à la rencontre des morts, au désir de les faire revivre dans le partage d’un même rêve. »

En vérité, le premier rêve de Muriel Pic, la première vallée close, nous ramenait déjà, lui aussi, vers ce pays des morts. C’était le « rêve de la maison de poussière » : sur son « seuil », était assise « la femme-scribe des Enfers. Elle tenait une tablette gravée de signes mystérieux et en donnait la lecture […] ‘Ce sont les rêves de ceux qui sont entrés ici’ […] Puis, elle me dit : ‘Je t’écoute à présent’. Un vertige nous saisit : le dialogue des morts était-il déjà un rêve des morts ?

La clef de voûte de l’ensemble est peut-être dans cet énoncé étrange qui, mine de rien, nous hante : « cette nuit, j’ai vu un rêve ». Il faut rebrousser chemin, vers la nuit antérieure au moins, pour se rendre compte qu’on ne voit pas un rêve, mais qu’on le fait ; ou bien alors qu’on voit en rêve, mais pas un rêve. Voir un rêve, c’est comme se placer à distance de cette scène du rêve dans laquelle on est toujours mystérieusement mais inexorablement – et parfois jusqu’au cauchemar, quand on ne peut pas en sortir – inclus. Voir un rêve, ce serait plutôt comme, de très loin, voir… des morts par exemple. Mais, justement, on voit ces morts beaucoup moins qu’on n’entend leur voix perçant l’obscurité de leur sépulcre, passant d’un sépulcre à l’autre – et jusqu’à nous, par le relais de ces jeunes morts dont je notais plus haut l’insolite présence. Mais alors où sommes-nous ? Les rêves de ce livre ne sont peut-être pas des rêves, puisqu’on les voit ; les morts s’entendent, mais parce qu’ils viennent vers nous. Les rêves s’éloignent, les morts se rapprochent. Les premiers sont peut-être de faux rêves, comme les seconds sont de faux dialogues féneloniens. Tout cela ne serait-il que littérature ?