Une odyssée au féminin

Le livre de Violette d’Urso nous conduit de surprise en surprise. Intitulé roman, il colle à la biographie de son autrice ; émaillé de chansons, il est lourd de souffrance contenue ; éloge de la sororité, de l’amour parental, il malmène, ô combien, les secrets de famille ; allègre, primesautier, il révèle un savoir littéraire et humain auquel les écrivains en herbe ont rarement accès.

Violette d’Urso | Même le bruit de la nuit a changé. Flammarion, 300 p., 20 €
Couverture de "Même le bruit de la nuit a changé", de Violette d’Urso
« Même le bruit de la nuit a changé », de Violette d’Urso © Flammarion

Les premières pages débutent comme un conte fantastique. Une mouche assaille la narratrice dès son réveil, le matin, tôt, en se posant sur son visage : « Elle l’attaque sans cesse, le poinçonne, comme si de toute la force de son petit corps elle voulait le faire résonner, elle se jette dessus comme on se lancerait sur une porte cadenassée qui protège un secret. On dirait qu’elle veut absolument entrer dans ma tête […] comme si mon corps vivait et que ma tête était déjà morte ».

Elles sont un concentré du récit qu’elles amorcent : tourment d’une obsession, dénigrement de soi et personnage coupé en deux. Elles s’achèvent par l’annonce, par la révélation du drame qui désespère la narratrice depuis déjà quinze ans : le décès de son père.

Les dates sont importantes. Violette achève son livre (publié il y a quelques mois) quand elle a vingt-quatre ans, elle le commence six ans plus tôt, elle perd son père enfant, quand elle n’a que cinq ans. C’est cette traversée qui fait l’objet de son récit. Un retour mémoriel – elle évoque et rassemble les quelques souvenirs qu’elle conserve de son père ; et une sorte d’odyssée, pour retrouver les lieux et rencontrer les gens qui l’ont connu et fréquenté, restituer une trajectoire plus compliquée, moins gratifiante que celle dont elle se berce et qu’elle veut croire vraie.

Un besoin d’autant plus lancinant que sa mère et une sœur plus âgée qu’elle lui ont, à l’époque, trois jours durant, afin de l’épargner, dissimulé les circonstances et le moment du drame. Un laps de temps très court dans l’absolu et cependant très long pour elle : il la met en retard, c’est du moins ce qu’elle croit, ce qu’elle éprouve, à jamais, il la fige dans l’instant de l’annonce de la mort, petite fille qui comprend mal ou comprend de travers, mûrie d’un coup, d’un saut, oubliant son enfance. « Les premiers souvenirs parfaitement distincts de mon enfance sont ceux de l’instant où elle prend fin. »

Là intervient le ton, l’écriture de Violette, saisissante de justesse. Violette ne force rien, elle n’en a pas besoin, elle est encore si jeune, si près de cette enfance. Il lui suffit de ranimer en elle les situations pour faire venir les mots, les expressions et les images qui leur étaient contemporaines. Ainsi, elle ne comprend pas que son père soit mort puisque, pour elle, « on ne peut mourir qu’en chutant d’une falaise. Je vois mon père continuer de courir dans les airs et se rendre compte qu’il se trouve au-dessus du vide ». Une image à la Mary Poppins. Ou, au contraire, elle comprend trop le chagrin de sa mère et prend l’allure d’une protectrice : « C’est comme si je voyais tout changer autour de moi et que je grandissais de deux ans par heure, comme Alice au pays des merveilles. » Ou bien sa sœur Molly ressemble à Matilda, le personnage de Roald Dahl, parce qu’elle paraît un peu sorcière, apte à jeter des sorts, à déplacer des objets à distance…

Violette d’Urso, adulte, se meut encore dans l’univers des contes. Elle en conserve l’apesanteur, et un humour qu’on pourrait croire involontaire : « L’église et le rhum-Coca-Cola, voilà ce qui m’a sauvée », ce dernier n’étant pas une boisson mais « le CD de Rum and Coca-Cola des Andrews Sisters », qu’elle fait tourner en boucle.

Les chansons, en effet, sont nombreuses dans le livre, elles le rythment et l’aèrent ; comme chez Annie Ernaux, elles sont une façon de dater une époque : citation, en exergue, de « Chanson de Maxence », d’après Michel Legrand, Les Demoiselles de Rochefort : « Je ne connais rien de lui et pourtant je le vois / J’ai inventé son nom, j’ai entendu sa voix… » ; airs des séries Hannah Montana et High School Musical ; chansons d’Elvis Presley, mises à fond chaque soir pour que dansent les sœurs avant d’aller dormir ; compilation de chansons italiennes…

Chanter, danser, n’empêche pas la tristesse, le manque. De la mère quand la mère est absente, en vacances ; ou du père qui n’existe qu’en rêve : « J’aimais une création de mon esprit – en circuit fermé ». Une belle, une émouvante séquence : elle rêve qu’elle danse avec son père, enfant, ses petits pieds posés, transportés par les siens, tous les deux devenus aériens.

C’est ainsi qu’elle le voit, l’imagine. Magique, ou féerique. Jamais vaincu, comme un héros d’heroic fantasy. D’une culture peu commune. D’une ascendance éblouissante. Fréquentant les grands noms italiens. « Encore un qui devait se prendre pour mon père », conclut drôlement Violette d’Urso en évoquant Pasolini !

La vision trop parfaite du père évanoui commence à se flouter à la mort d’un des oncles, auquel elle est très attachée, lui aussi prestigieux, « l’un des premiers Italiens à faire carrière dans la banque à New-York […] C’était un familier d’Agnelli, mais aussi d’Henry Kissinger et de la princesse Margaret ». Quand elle parvient à son chevet, elle éclate non en larmes mais de rire. Elle ose le rire, elle ose aussi l’écrire : l’homme qu’elle avait connu toujours si élégant porte sur son lit de mort une cravate horrible où des  saucisses cocktail voisinent avec des verres de martini. Il est, de plus, maquillé par les pompes funèbres comme une influenceuse américaine. La figure de légende se transforme encore plus quand paraît au milieu du salon familial un très bel homme de quarante ans. C’était l’amant caché de l’oncle. « J’éprouvais la douleur du mensonge continu de mon oncle. Pour la première fois, je prenais conscience du poids de notre famille, de la préservation de l’ordre du clan. Pour la première fois, je me questionnais véritablement sur les secrets, de famille en particulier, et sur la nécessité de les révéler, ou non. »

Portrait de Violette D'Urso
Violette d’Urso © Rodolphe Bricard / Flammarion

À dix-huit ans, après un incident, elle prend soudain conscience du mensonge qu’elle-même entretient vis-à-vis de son père : elle ne sait rien de bien précis à son sujet. Et décide de partir retrouver des éléments tangibles de son identité. La quête commence par la découverte des carnets de son père, qui contiennent les adresses de ceux qu’il fréquentait. Elle se poursuit par un voyage en Italie, puisque son père est italien, et par une première rencontre, contre laquelle elle se fracasse. On lui apprend complaisamment que son cher père, non seulement buvait, mais se droguait à l’héroïne. Normal, se console-t-elle, les héros sont accros à l’héro ! Mais la légende s’est effondrée. Violette parcourt un champ de ruines que lui révèlent les amis, connaissances et amours paternels, qu’elle recherche et rencontre à travers l’Italie.

Citons à cet égard un chapitre étonnant au cours duquel elle recherche la tombe de son père au cimetière romain de Campo Verano. « Aaaaah, s’exclame le chauffeur de taxi, mais fallait le dire, c’est juste à côté de Silvana Mangano ! Tournez à droite à Vittorio de Sica… »

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« Comme Télémaque, déclare Violette sans pour autant se situer à son niveau, c’est moins l’objet de ma recherche qui importait vraiment que le voyage lui-même : j’en suis sortie changée. »

Dans son style efficace et toujours sarcastique, Violette décrit l’état dans lequel elle se trouve avant de prendre son élan : « Mon corps en était arrivé à un état d’épuisement qui n’était plus supportable […], j’étais passée dans tous les tubes et tous les tubes étaient passés en moi. […] Je n’étais pas en miettes, j’étais juste une baguette de pain rassis ».

Mais c’est enfin paisible, ou plutôt pacifiée, qu’elle fera le voyage qui la conduit à Naples, ville d’Erri De Luca et aussi de son père, qu’elle prendra connaissance de son passé tumultueux, pas toujours admirable pendant et après la guerre – on pense alors à Modiano –, et que, sans toujours parvenir à percer les secrets, elle finira par accepter tout ce qui vient de lui.

Comme Télémaque, déclare Violette sans pour autant se situer à son niveau, c’est moins l’objet de ma recherche qui importait vraiment que le voyage lui-même : j’en suis sortie changée.

De fait, elle a depuis quitté le cocon familial, vécu aux États-Unis, obtenu des diplômes, appris différentes langues, déficelé son grand corps mince et coupé ses cheveux, libérant un visage aussi mobile, aussi contradictoire, assombri ou zébré de lumière qu’un ciel napolitain.

« Quand il faisait beau à Naples, le ciel était radieux, sans aucun nuage, le soleil était chaud, rassurant. Lorsque le temps était mauvais, c’était apocalyptique : des tempêtes, un ciel noir, des pluies torrentielles. […] Cette ville me faisait prendre conscience qu’il n’était ni un héros ni un sale type, il était simplement napolitain. »

Que Violette d’Urso soit la fille d’Inès de La Fressange, que son père, Luigi d’Urso, homme d’affaires et marchand d’art italien, ait fait la une des journaux en mourant devant la porte de son domicile d’une crise cardiaque à cinquante-six ans, et que son beau-père soit Denis Olivennes, ne change en rien la donne. Romancière de talent, elle s’est construite avec et en dépit de sa famille.