Action poème

flirt avec elle, le dernier livre de Dominique Fourcade, rassemble quinze séquences, quinze flirts numérotés. Plus un dernier avec trois photographies. Le livre a été commencé avant la guerre en Ukraine. Dès son déclenchement, dès l’écriture de la seconde séquence, l’Ukraine se substitue à l’elle de flirt avec elle qui d’abord désignait une lectrice inconnue.

Dominique Fourcade | flirt avec elle. P.O.L, 160 p., 21 €
Flirt avec elle, Dominique Fourcade
« Orange flower » © CC0/rooooofus/Flickr

Le féminin, la guerre et la mort sont les thèmes principaux, autant que le sont ces deux énoncés  : « le monde ne s’entend que de l’intérieur d’un mot, et cette écoute est un travail de chaque seconde » (flirt 3). Et « hors du livre il y a un poème aussi. parfois il y a plus grand poème hors du livre que dans le livre » (flirt 12).

Les quinze séquences finissent par des dédicaces. La plus longue va à Andreï Sakharov, « son souvenir nous rend présente une chose capitale que le désastre d’aujourd’hui pourrait nous faire perdre de vue : la Russie est un grand pays, non seulement capable de produire des génies […] mais aussi elle semble avoir la capacité que surgisse, presque à chaque rendez-vous, une conscience morale d’une portée sans égale. la tragédie de la Russie est que ces consciences qui témoignent pour elle n’ont jamais été à même d’infléchir son destin ».

Guerre

On vient reconnaître des images : « à Boutcha rue des Alouettes beaucoup de mes frères ont été tués alors qu’ils passaient en vélo ». Autre image :  « des dissidents, à Moscou, mimant ça, allongés sur le sol leur bicyclette sur le ventre […] le mime est l’un des modes les plus convaincants du risque de la grande poésie ».

La guerre en Ukraine – pour l’Europe, un échec ; pour Dominique Fourcade, une répétition de la Seconde Guerre mondiale qu’il a connue, et le souvenir de la guerre d’Algérie qu’il a vécue sans en rien pouvoir écrire – la guerre appelle mots justes, questions : que penserait Souvtchinsky de la tuerie, ou le peintre ukrainien Hosiasson ; et Orson Welles ? « d’être russes comme le sont si profondément ces trois-là, ces êtres magnifiques, aggraverait blessure générale ». Appelle « rafales Princesse de Clèves » ou Blouse roumaine de Matisse, devenue Blouse Ukrainienne. Ou l’exposition Donatello, il Rinascimento, qui voyagera en Europe, « Europe vivante, défi lancé aux tueurs au bon moment, action poème ».

Appelle une exposition, celle-ci à faire  :  Cyclades, Anagennécé, « dont le destin ne fait qu’un avec le nôtre, d’être Européens ». Elle devrait être sans auteur et revenir à l’origine grecque.

Au passage (liaison majeure), Dominique Fourcade évoque Maillol, qui préfigure « la révolution matissienne immense ouverture silencieuse sur une vérité qui n’existe qu’à mesure qu’on la réalise […] et ça je veux le dire aux Ukrainiens », ajoute-t-il. Et eux aussi ont beaucoup à nous dire.

Furtivement, la guerre glisse sur une autre scène : un rouge-gorge peut mettre en danger une femme, un homme, le rouge pouvant « faire de nous trois une cible pour tout ce qui n’est pas nous ». L’oiseau parle l’ukrainien, puis dit : « I want the Final Cut » (flirt 10).

Dominique Fourcade	Flirt avec elle
Dominique Fourcade chez lui, Paris (octobre 2021) © Hélène Bamberger/P.O.L

Roman

Écrire un roman ? « vous qui me bassiniez avec ça […] je ne pourrai en approcher les modalités de plus près qu’en me livrant à flirt avec elle […] en vérité c’est ça que je travaille, la rupture du courant d’une phrase à l’autre, d’un mot à l’autre […] ce n’est pas compatible avec l’élaboration d’un roman ». Mais « la récurrence des mots-personnages tient ici quelque peu du roman ». Et « l’empathie (à laquelle travaille son écriture) est la qualité romanesque du poétique ». Message majeur.

Teaser du livre : il y a des flirts hard, comme le 10, avec une soldate qui part à l’assaut « dont elle savait qu’elle ne reviendrait jamais » et un narrateur découvrant que la fille avec laquelle il flirte dans la cabine d’un semi-remorque est la mort. Il est l’envoyé spécial d’une femme dans le Donbass : « les imprévus du roman ses contagions font que j’envoie tout balader toute réserve et deviens, gauchement, l’un des personnages » (flirt 11).

Il quitte avec régularité le roman. Il décroche : une fois, pour une épopée, celle du vaccin à ARN messager ; une autre, pour dégriser le télescope James-Webb : « tant de choses n’existent plus mais l’onde de désespoir onde de l’invivable vous en parvient toujours » et il repart : « je suis grand reporter, avec des ondes d’événements qui n’existent pas encore ». Il s’explique sur sa présence par l’irrésistible appel du « cri inconnu d’un être », comme sous des décombres, « avec qui nous faisons tous les efforts possibles pour maintenir les liens et qui s’appelle le présent ». Très beau.

Féminin

Dominique Fourcade cite Matisse, s’expliquant sur sa connivence avec une religieuse, sœur Jacques-Marie : « c’est une sorte de flirt –  j’aimerais écrire fleurt – car c’est un peu comme si nous nous jetions des fleurs à la figure ». Soit l’opposé du sens qu’il a pris pour des Ukrainiennes.

À propos du viol, devenu « réalité quotidienne de la conscience de notre temps » et arme de la guerre, Dominique Fourcade entend une femme aimée lui demander : « déviole-moi ». Étrangeté de ce mot. Ce déviol, seule l’écriture peut l’opérer. Cette « tendresse méthodique » devient à la page suivante « tendresse méthodale » ou plutôt s’en sépare. La seconde « veut tout reprendre à zéro mais n’y parvient pas ». La suite revient au roman, cette fois comme écriture de soi, mais transfigurée : « il faut que je te dise que tes seins […] ce très peu […] est un maximum d’écriture de soi. les aquarelles de Cézanne en sont un autre… ». Ici, on voudrait demander : comment ne pas souffrir de la différence des deux ? L’écriture de soi des aquarelles est un portrait où toute l’humanité se retrouve, celle de tes seins, non. Un seul s’y retrouve, s’y retrouve seul en l’énonçant ?

Une tonalité amoureuse revient toujours. Des moments désemparés se succèdent, dont l’issue est une fois d’envoyer à Proust les six premiers flirts et sa réponse : « en quoi vous êtes mon frère est que c’est écrit sous vide ». Quelle conséquence pour l’empathie et le déviol ? Qui poserait la question serait aussitôt désarmé par le flirt suivant :

                                                           ton épaule universelle

                                                           s’il te plaît

Proust relance, avec une phrase d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs : « Vous devez aimer les jeunes filles flirt, vous ».  Non, répond Dominique Fourcade, qui s’amuse : « vise un peu l’auto fiction, si t’en es là mon pauvre Do ».

Éléments autobiographiques (ici universels) : « dans l’éducation que j’ai reçue on disait ceci est mon corps et ceci est mon âme, comment voulez-vous vous en tirer avec ça. La première intelligence la première exigence de la poésie a été de comprendre qu’il fallait sortir de cette dichotomie fatale ». À rapprocher – en passant d’un flirt à un autre – du lien entre ce que chacun traverse personnellement et les événements du monde, « lien qui est à la fois diffèrent selon chacun et universel en chacun ». Le comprendre aurait des conséquences infinies. Pourrait heurter ce qui suit  : l’incertitude sur les trente-sept mille styles de slip des soldates sous l’uniformité des treillis. À moins d’y lire le tragique détournement de l’universel et du propre à chacun ?

Les femmes sont nombreuses à traverser le livre. Ainsi, les trente-sept mille engagées dans les rangs de l’armée ou Olena Zelenska. Fourcade part d’un entretien qu’elle a donné au Monde et apporte ce qu’il est seul à pouvoir offrir : une série de blouses ukrainiennes, « qu’Olena réservait pour les jours tragiques de bonheur ». Soutien majeur.

Ce livre est un flirt avec une variété de genres et de tons telle qu’on suit  le passage de l’un à l’autre, haletant, tant le risque est grand que le trapèze, la cadence… aillent trop loin. Fourcade a déjà répondu : « un je n’y suis pour rien pousse flirt avec elle à la limite ».