Eau, sécheresse, barrages, médias : entretien avec Silvia Flaminio

Dans un monde qui se réchauffe inexorablement, le soleil est un danger climatique qui se traduit par sécheresses et pénuries d’eau. L’excès de soleil, que l’on appelle encore « beau temps », est de plus en plus associé à des risques que l’on peine à penser. Nous en avons parlé avec Silvia Flaminio, géographe spécialisée dans l’étude des barrages hydrauliques et de leur médiatisation.


Vous avez travaillé sur le traitement, de 1944 à 2019, par le journal Le Monde des questions liées aux barrages hydrauliques. Vous montrez notamment que ces questions apparaissent dans l’actualité essentiellement en situation de crise climatique.

Pas uniquement. La médiatisation de ces questions est souvent liée aux conflits autour de ces infrastructures : leur construction, presque systématiquement débattue ; l’impact des infrastructures (y compris d’éventuels impacts climatiques, comme les émissions de gaz à effets de serre des réservoirs, notamment dans des régions tropicales ou arides) ; d’éventuelles catastrophes. J’ai surtout décrit une périodisation des discours tenus par Le Monde sur ce sujet. Sans grande surprise, on note que, de la fin des années 1940 aux années 1960, le discours fait la part belle aux questions économiques de développement industriel et territorial de la France, sous un angle positif. Les journalistes sont souvent fascinés par la modernisation du pays et les aspects techniques de la question.

À partir des années 1970-1980, le discours se fait plus critique, et la rubrique environnementale du Monde apparaît. On souligne alors les conséquences paysagères de ces infrastructures, puis, au fil du temps, leurs impacts écologiques. On insiste beaucoup plus sur les controverses. Dans la période récente, enfin, le discours se fait de moins en moins homogène en raison des questions climatiques, qui relancent les débats sur le type d’énergie qu’on produit : l’énergie hydraulique est-elle « verte » ? La médiatisation de ces conflits devient plus complexe et moins homogène selon les rubriques du journal. Les contradictions entre les différents enjeux environnementaux sont souvent traitées dans la rubrique environnementale, tandis que la rubrique économique présente ces infrastructures sous un jour un peu plus glorieux.

Barrage entretien soleil
Barrage © CC BY 2.0/XoMEoX/Flickr

L’énergie hydroélectrique est-elle donc verte ?

Je ne dirais pas verte ! Renouvelable, cela est indéniable, mais parler d’énergie verte sert surtout un discours positif sur ces infrastructures qui, malgré tout, ont des impacts importants sur l’environnement, y compris d’un point de vue climatique. Par ailleurs, selon leur localisation, les réservoirs peuvent être plus ou moins touchés par l’évaporation, une problématique pour laquelle les solutions techniques ne sont pas aisées à trouver (voir par exemple les limites de l’utilisation de « shade balls » pour lutter contre l’évaporation des réservoirs en Californie). Le « soleil », pour reprendre la thématique de l’été d’En attendant Nadeau, et, plus généralement, le changement climatique posent des défis de gestion croissants pour ces infrastructures et interrogent leur durabilité.

Les barrages ont aussi une fonction de rétention d’eau pour faire face aux sécheresses. La médiatisation croissante des pénuries d’eau et des sécheresses a-t-elle influé sur le traitement de ces questions ?

Le Monde traite surtout des barrages français et met beaucoup en avant leurs fonctions hydroélectriques. Le barrage de Serre-Ponçon, par exemple, sert évidemment pour l’agriculture, mais il est très important pour la production énergétique en France. La production d’hydroélectricité est perçue plus positivement par les médias, et plus généralement par la société, aujourd’hui, que dans les années 1970-1980, en raison des questions climatiques. Je pense que les ouvrages multifonctionnels (qui servent autant à l’irrigation ou à l’approvisionnement en eau potable qu’à la production d’énergie) sont mieux acceptés par les populations parce qu’ils peuvent répondre à plusieurs besoins des sociétés – et l’énergie hydraulique est indéniablement renouvelable, même si elle n’est pas sans impact environnemental. 

Pour la question de l’irrigation, le débat est assez différent. Le cas du projet de Sivens, réservoir servant à l’irrigation avec un usage exclusivement agricole, montre bien toutes les questions que pose ce type d’infrastructures. Les débats actuels sur les questions d’irrigation sont très importants : peut-on se permettre d’irriguer des cultures qui consomment beaucoup d’eau sur une période de plus en plus courte, alors que les sécheresses estivales sont de plus en plus sévères ?

Ces questions apparaissent à la toute fin de la période que j’ai étudiée. Avant 2019, ce débat se posait certes autour de Sivens, mais beaucoup moins autour de toutes les autres infrastructures. Je n’ai pas assez travaillé ces questions pour vous faire une réponse précise, mais il me semble que la médiatisation de ces enjeux a évolué ces derniers mois avec la contestation de la méga-bassine de Sainte-Soline.

Roger Dérieux, Le Rhône jaune
Roger Dérieux, Le Rhône jaune, 1983 © DR

La mort de Rémi Fraisse, tué en 2014 à Sivens par une grenade offensive lancée par un gendarme, a-t-elle eu une influence sur cette médiatisation ?

Je ne saurais pas l’évaluer précisément, même si cela paraît fort probable. 

À propos de ce qu’on médiatise ou pas, une enquête récente m’a paru très intéressante. Il s’agit d’une étude sur la façon dont les travaux scientifiques sur le climat sont médiatisés. Les auteurs ont répertorié les articles scientifiques publiés sur le changement climatique, puis regardé quels étaient les articles les plus médiatisés. Ils ont montré qu’il s’agissait plutôt d’articles de physique, d’hydrologie, de climatologie, etc

Tout ce qui se produit dans les sciences sociales sur le climat, y compris sur des questions techniques, est beaucoup moins médiatisé ; les études scientifiques sur les changements climatiques à des échelons locaux sont aussi peu médiatisées. Cela soulève des questions intéressantes : à qui donne-t-on la parole dans les médias ? Quel type d’études utilise-t-on pour parler du climat ? Pour en revenir aux questions de sécheresse, c’est également très sensible : que faut-il montrer pour illustrer les enjeux sociaux ? des cours d’eau asséchés ? des populations touchées par les pénuries ? De manière plus générale, comment maintient-on l’intérêt pour ces questions dans le cadre d’une réflexion sur les transformations systémiques, au-delà de la temporalité des sécheresses, des canicules ou des inondations ?

J’ai comparé les rubriques et mots-clés qui organisent le site d’En attendant Nadeau, or les questions environnementales y sont relativement peu traitées par rapport à d’autres enjeux (86 articles recensés selon le mot-clé « Anthropocène », 47 avec « Nature »)[1]. Ce sous-référencement vous inspire-t-il quelque remarque au regard de vos travaux ?

Je pense qu’il y a deux éléments. D’abord, les choix éditoriaux faits par votre journal. Ensuite, la géographie reste une petite discipline par rapport à l’histoire ou à la philosophie. La communauté des géographes, assez récente, est beaucoup moins importante numériquement que celle de bien des disciplines en France… Si on estime que la publication scientifique est proportionnelle au nombre de personnes, on peut s’attendre à ce qu’il y ait moins de publications. Par ailleurs, tous les géographes ne traitent pas de questions environnementales. Mais il y a tout de même d’autres disciplines des sciences humaines et sociales qui traitent de l’environnement. L’histoire environnementale et la sociologie de l’environnement sont des sous-champs aujourd’hui bien structurés, qui ont bien sûr toute leur place dans un journal tel qu’En attendant Nadeau.

La géographie est assez peu présente dans En attendant Nadeau, comme dans de nombreux autres médias. Comment évaluez-vous le débat médiatique, politique et intellectuel en France sur ces questions ?

J’ai l’impression d’avoir beaucoup de collègues actifs, y compris dans la sphère médiatique. J’ai donc un peu du mal à voir les choses de cette manière-là. Cette année, sans avoir suivi de manière très détaillée le débat sur les méga-bassines, j’ai été frappée par le consensus fort au sein de la communauté scientifique, en géographie comme dans d’autres disciplines, pour souligner les problèmes que pose le stockage de l’eau. J’ai l’impression que ce consensus scientifique apparaissait très clairement dans les médias, ce qui est également assez inédit.

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« Les débats liés aux infrastructures hydrauliques sont difficiles, car ils divisent les sociétés.»

Ce qui manque à mes yeux dans le débat public, c’est la géographie sociale de l’environnement. Il ne faut pas simplement évoquer les enjeux d’hydrologie, de géographie physique, mais aussi les enjeux sociaux qui se jouent dans ces conflits autour de l’eau. Comment les problématiques locales entrent-elles en conflit avec les enjeux nationaux et globaux ? Tout cela est rarement décrypté par des scientifiques dans les médias, et il me semble que cela manque. J’ai quand même l’impression que les débats liés aux infrastructures hydrauliques sont difficiles, car ils divisent les sociétés, et il n’y a jamais de solution intermédiaire ou de compromis simple qui peut être trouvé d’un point de vue social. 

Un des usages de la fiction et des arts pourrait être d’incarner cette complexité. Selon vous, le traitement de ces questions par la littérature et les arts est-il à la hauteur des enjeux ? On ne connaît pas de roman majeur ou de film marquant sur Sivens ou sur les questions de sécheresse…

Il me semble que de nombreuses œuvres littéraires et artistiques évoquent un imaginaire fort à propos des infrastructures, en tout cas en France, en Suisse (où je travaille actuellement), ou encore aux États-Unis. Je n’ai pas travaillé sur la sécheresse. Cependant, il est probable que sa présence dans la fiction soit plus forte dans certains pays comme l’Australie, où la thématique de la sécheresse a même inspiré l’impressionnisme australien, notamment Arthur Streeton. En France, c’est sans doute moins prégnant.

Nous sommes quelques jours après la destruction du barrage ukrainien de Kakhovka par l’armée russe et je me sens obligé de vous demander votre avis en tant qu’experte : qu’en avez-vous pensé ?

Il est difficile d’avoir un regard sur un événement aussi effrayant et aussi récent. Les barrages ont toujours été considérés comme un risque important pour les populations, y compris en cas de conflit. En Irak, le barrage de Mossoul a été surveillé de très près car il constituait une infrastructure à la fois stratégique et vulnérable. Les barrages français sont très surveillés en prévision de potentiels attentats : en dessous de certains barrages, on ne trouve pas seulement des populations, mais aussi des centrales nucléaires. Ce sont des infrastructures très sensibles du point de vue géopolitique, même si les événements de ce type sont heureusement rares.


[1]   À la date du 7 juin 2023.