Le premier roman du lompe

Dans Atlantique Nord, premier roman de l’artiste Romane Bladou, on voit le cœur des personnages se mettre à battre la chamade en plein vent du Nord. Ce sont quatre personnages en quête d’eux-mêmes, quatre récits brefs et isolés au sein desquels apparaît la figure d’un poisson, le lompe. Celui-ci métaphorise un certain rapport à l’existence. Il cherche à dériver sans s’éloigner pour autant des rochers.

Romane Bladou | Atlantique Nord. La Peuplade, 255 p., 20 €
Portrait de Romane Bladou
© La peuplade

Chacune des intrigues du premier roman de Romane Bladou se disperse aux quatre coins de l’océan Atlantique, dans des régions septentrionales comme isolées de tout, battues « par ce vent qui pousse les camions sur leurs flancs et les enfants vers les villes ». William est un petit garçon de huit ans, il vit sur l’île de Mull, en Écosse, avec sa mère, Lily. Pendant que son père s’absente de longs mois pour travailler sur les plateformes de stations pétrolières, il apprend à recueillir des histoires « vraiment vraies » qu’il observe autour de lui, entre terre et mer. En Islande, Lou s’aventure dans un village de pêcheurs pour mener à bien des recherches en biologie marine sur le lompe, mais sa véritable quête le porte vers son frère disparu au large des côtes islandaises. En Bretagne, dans le Finistère, Célia rejoint sa sœur, Marine, cette dernière ne recevant plus de nouvelles de Lou. Les deux sœurs décident de s’aventurer ensemble dans le vent, jusqu’à la pointe du Raz, pour se distraire.

Les personnages du roman de Romane Bladou ont le vague à l’âme, ils errent. Chacun tourne autour d’une béance qu’il cherche à nommer : ennui, deuil, tristesse, indécision. On pense parfois à Moby Dick, à la morosité d’un Ismaël immobilisé à quai, qui prend le large pour chasser ses idées noires, en cherchant à retrouver pleine et entière vitalité au contact de la mer. À Terre-Neuve, Camille a quitté Montréal pour travailler à temps partiel dans le village de Port Rexton. Pendant son temps libre, elle marche, cueille des bleuets, contemple l’Océan : « On va toujours plus loin que ce que l’on pense quand on n’a pas d’itinéraire. Devant ces vagues de flous et de riens, elle a décidé de se satisfaire de l’indéfini ».

Le roman agence des bribes de récits, il décrit des lignes de vie qui ne sont jamais destinées à se rencontrer. Le récit d’enfance de William, le récit d’adolescence de Célia, la quête de liberté et d’émancipation de Camille, la confrontation ce Lou avec la mort, ce sont à chaque fois des solitudes enserrées dans leur propre narration, où chacun des protagonistes est conduit à percevoir l’écho seulement d’un être cher par-delà l’Atlantique. On s’aperçoit, au fil des pages, que les destins les plus éloignés ont aussi des trajectoires similaires, on découvre la constellation, directe ou indirecte, des liens qui unissent William, Camille, Lou et Célia, mais c’est surtout l’indécision, le deuil impossible, l’absence et l’attente, qui font se rejoindre les solitudes et les histoires du livre.

Le regard de Romane Bladou sur ses personnages est distancié, presque lointain, leur vie intérieure nous est dépeinte, mais ils semblent souvent hors d’atteinte. Chacun des quatre récits est porté par une voix à la troisième personne, extérieure à l’histoire. Ce parti pris énonciatif permet à l’auteure de construire une trame narrative riche, plurielle, qui suggère aussi qu’il existe en chacun des personnages comme un impartageable, une expérience irréductible.

Couverture de "Atlantique Nord", de Romane Bladou

Dans Atlantique Nord, Romane Bladou accorde une importance particulière aux divers jeux de lumière et de réfraction, à la puissance suggestive et réflexive du miroitement de l’eau, source à la fois d’hallucination et d’obsession, surface souvent chargée d’imaginaire mythologique et de légende. L’océan, dans le livre, offre une surface en reflet, qui traduit la confusion et les errements de chacun des protagonistes. L’auteure lui confère une force poétique particulière, en disposant à la fin de chaque chapitre des calligrammes, de courts poèmes qui reproduisent et dessinent l’ondulation des vagues. Romane Bladou approfondit dans son roman cette part ésotérique de la mer, en même temps qu’elle interroge le sens de toutes ces existences solitaires, la liberté qu’un individu trouve à s’aventurer jusqu’au « bout du bout » des terres, tout comme l’enfermement, le sentiment d’être « coincé ». Les poèmes décrivent de façon récurrente les migrations du lompe, ce poisson de l’Atlantique Nord connu principalement pour la pêche de ses œufs. L’auteure file à travers lui la métaphore des grandes migrations, elle sonde le geste et le sens d’un départ, d’une traversée, et de certains moments nécessaires de fixité.

L’un des attraits particuliers du livre de Romane Bladou réside dans cette manière de faire dialoguer des vies et des trajectoires, en particulier les trajectoires féminines de son roman. En mettant en scène des individus qui cherchent à redessiner les contours de leur vie au contact de l’océan, l’auteure convoque l’imaginaire ancestral de certaines œuvres de la fin du XIXe siècle, elle cite le roman de Pierre Loti, Pêcheur d’Islande, et met en regard les vies de femmes de marins pêcheurs d’hier et d’aujourd’hui, les présentant souvent dans une seule et même continuité. Elle les dépeint depuis la marge, en soulignant une certaine mélancolie, une amertume. Hormis les femmes qui voyagent et sont de passage, comme Camille, il y a celles qui mènent leur vie entière sur les îles, seules ou délaissées. La vie de Lily, la mère de William, se dresse tout entière en arrière-plan du livre en suggérant l’effacement progressif d’une vie passée en retrait : « les aquarelles de Lily sont de plus en plus transparentes, composées seulement d’eau, comme si elle avait oublié d’y ajouter la couleur. Des paysages qui s’effacent, s’engloutissent ».

La description des espaces isolés et parfois abandonnés dans le roman permet aussi à l’auteure d’interroger de façon sensible l’histoire oubliée ou négligée des régions qu’elle met en scène. À Terre-Neuve, sous l’œil neuf et étranger de Camille, une histoire locale se redessine. Le roman évoque l’arrivée au milieu du XXe siècle des compagnies de pêche qui mettent fin à l’autarcie des habitants, et les contraignent à quitter leur maison. Romane Bladou fait ainsi remonter une mémoire sensible des lieux, souvent rendue perceptible par la description de quelques maisons, le tracé d’une route, les objets disposés et déposés dans un café au fil du temps. C’est leur évocation qui vient souligner l’étrangeté de ces territoires laissés vacants. Le roman évoque les délocalisations, les mises au ban successives des populations, les violences perpétrées par le passé sur les populations autochtones. Le livre cherche sans cesse à explorer le sens de la mise à l’écart.

Romane Bladou parvient à suggérer dans ce premier roman des moments d’être, des temps pour soi, fluctuants et éphémères, des tentatives pour exister. En même temps qu’elle fait de l’errance la matière principale de son livre, qu’elle creuse et approfondit le sens et la nécessité d’un détachement, elle en fait aussi un levier poétique important, le point de départ d’un éveil qui donne une autre forme au temps, aux lieux, et formule d’autres vies possibles.