On se souvient qu’au moment de l’affaire dite de Tarnac, le mot avait été lâché, entre autres par Michèle Alliot-Marie, alors ministre de l’Intérieur : l’ultra-gauche menace, les anarcho-autonomes ont sévi. Derrière la répression d’État et les caricatures médiatiques, assimilées depuis quelques années au cortège de tête, les mouvements et personnes dont l’appartenance à l’ultra-gauche est revendiquée ou subie restent méconnus du grand public. Serge Quadruppani propose une histoire personnelle qui permet de comprendre de qui et de quoi l’on parle.
Pourquoi faire cette histoire ? L’auteur s’en explique longuement et avec précision, associant l’émotion et la raison, ou peut-être le subjectif et l’objectif : « À travers un récit parfaitement subjectif, je voudrais aussi faire sentir comment des positions théoriques peuvent se traduire par des choix existentiels – au risque que les premières apparaissent ensuite comme des justifications a posteriori des secondes, qui seraient en fait des bifurcations aux motivations bien plus obscures que ne voudraient le faire croire les trompettes de la radicalité. » L’histoire révolutionnaire et ouvrière est faite d’exemplarités, où se tissent aussi les mémoires : Serge Quadruppani s’inscrit dans cette démarche, dont il mesure sans cesse l’ancienneté et les exigences, hommages rendus aux camarades de lutte (Gilles Dauvé, Jacques Baynac, René Lefeuvre, et même Maurice Nadeau) autant que lucidité sur soi-même.
On pourrait également ajouter un autre intérêt qu’il y a à proposer une telle histoire personnelle, qui est la rareté du genre en ce qui concerne les mouvements sociaux et politiques d’après Mai 68. Autonomes, conseillistes, opéraïstes et post-opéraïstes, anarchistes, sont parmi les groupes qui ont le plus précocement et radicalement pris au sérieux l’idée de mort de l’auteur, d’où le manque d’abondance de cette littérature de témoignage, y compris dans les revues et sites militants, malgré d’innombrables exceptions [i]. Bien sûr, cette rareté est également causée par la criminalisation et la marginalisation de ces personnes et de leurs idées, dont un film récent et sensible documente l’impact terrifiant (Audrey Ginestet, Relaxe, Deuxième Ligne Films, 2022).
Souvent, l’histoire que retrace Serge Quadruppani se fait moins personnelle que partagée. S’ouvrant sur le séisme de Mai, que son auteur traverse lycéen, le livre fait sentir le bouleversement de l’histoire vécu dans son intimité. Bouleversement des courants révolutionnaires anti-léninistes et anti-autoritaires, où l’on retrouve les conseillistes, bordiguistes, certains trotskystes, anarchistes, qui après 1945 connaissent une activité aussi intense que méconnue, dont Socialisme et Barbarie est une fameuse incarnation. En restituant finement et efficacement ces idées et cette histoire, Quadruppani montre à quel point 68 se situe à équidistance de 1917 et de l’élection d’Emmanuel Macron, d’où l’intérêt de témoigner de la vivacité de certaines histoires et idées au moment des évènements, même si c’est à la longue traîne de 68 que le livre s’intéresse en premier lieu.
Le livre, à travers la distance des souvenirs, parvient à embrasser à nouveau ce qui bouillonnait : les situ, ICO (Informations et correspondances ouvrières), les cahiers Spartacus, la librairie la Vieille Taupe (avant sa bascule infamante dans le négationnisme), le MLF, le FHAR, tout un tas de revues (Invariance, La Banquise, Le Brise-Glace, Mordicus), tout un tas de luttes (contre le service d’ordre de la CGT, les flics, le travail, le salariat, le racisme, les aéroports bretons, etc.) et de gens. L’ultra-gauche dont il est question est bien celle qui cherche depuis plus de cinquante ans, dans la lignée d’une histoire plus ancienne, à affirmer que les idées se vivent et se pratiquent. Force est de constater, au cœur d’un été suffocant où les libertés meurent, que tous ces combats méritaient d’être menés. Le paradoxe de l’ultra-gauche qu’aborde aussi le livre est cette difficulté à avoir raison et à en faire une force qui se dépasse elle-même.
Le récit permet ainsi d’offrir aux combats d’aujourd’hui un point de vue historique et personnel dont les enseignements sont nombreux. Tout d’abord l’enthousiasme face aux formes nouvelles de l’affrontement politique, de la ZAD aux cortèges de tête des manifestations contre la loi El Khomri de 2016, jusqu’aux Gilets jaunes et aux mouvements sociaux contre les réformes des retraites. L’enthousiasme, ou le rire, qui se fait « au nez du pouvoir » et se fait « vent de liberté » ; « quiconque en a senti la caresse un jour, le reconnaîtra toujours : quand brusquement, il se lève, c’est le signal que, enfin, les choses sérieuses peuvent commencer ». Quadruppani a de très belles pages pour ces manifestants qu’on résume au black bloc, dont il permet de mesurer la force d’irruption sociale et historique dans un long cours qui, jusque-là, s’engluait dans des manifestations moribondes et inermes.
Enseignement de vigilance, également, face aux dérives propres aux logiques de l’ultra-gauche que l’auteur affronte avec lucidité : un certain élitisme, un goût du groupusculaire et de la fermeture au monde, qu’on retrouve parfois dans certaines références des notes – passionnantes et qu’on conseille les yeux fermés à quiconque voudrait s’informer sur ce qu’ont produit ces mouvements depuis un demi-siècle. Alors que la France sort d’un mouvement social intense et populaire, la lecture de cette Histoire personnelle de l’ultra-gauche permet de consolider la ferveur tout en soulignant les impasses politiques nombreuses qui guettent les mouvements révolutionnaires.
Le glissement de ces décennies de lutte vers l’histoire intime est particulièrement perceptible dans la façon dont l’auteur présente ses stratégies personnelles pour concilier les nécessités de la lutte et celles de la vie – les fameuses contradictions dont un discours d’embourgeoisement ancien veut qu’elles soient le propre des révolutionnaires. La nécessité qu’a ressentie Serge Quadruppani de pouvoir évoluer hors du milieu ultra-gauche apparaît ainsi comme un mobile parmi d’autres de ses activités au sein d’autres milieux : le polar et le roman noir, bien sûr, une vie littéraire plus large dont la participation à La Quinzaine littéraire de Maurice Nadeau est l’un des signes les plus tangibles.
L’exercice de lucidité et d’exigence auquel se prête l’auteur à l’égard de ses engagements est à l’origine de certains des passages les plus émouvants, qui s’avèrent être également les plus édifiants, de cette histoire personnelle. En premier lieu, la question de l’accusation d’antisémitisme qui a pesé sur lui, notamment du fait de Didier Daeninckx. Au-delà de la querelle de personnes, le sujet fournit la matière d’une introspection douloureuse sur les failles de Serge Quadruppani, de sa revue d’alors (La Banquise) et plus largement de l’ensemble des mouvements d’ultra-gauche, pour penser la question de l’antisémitisme dans les années 1980. S’il montre la marginalité de ces dérives, la sévérité de son jugement sur ces idées (et les personnes qui les ont diffusées) n’en est pas moins salutaire. D’autres thèmes apparaissent, abordés à travers le prisme toujours double et sensible des idées et des expériences vécues : la pédocriminalité, le sexisme, bien des formes de brutalité…
Lue en 2023, Une histoire personnelle de l’ultra-gauche permet de mesurer les acquis de ces mouvements importants pour les décennies qui viennent de s’écouler, tout en appréhendant l’ampleur des caricatures subies par les « anarcho-autonomes d’ultra-gauche » dont Serge Quadruppani se réclame. Les relaxes des accusés de Tarnac n’y ont rien changé et l’épouvantail de l’ultra-gauche, accusée de terrorisme, continue d’exercer sa fonction de terreur face à la nécessité urgente des luttes que continuent de mener ses militants – Sainte-Soline l’a récemment rappelé avec force. La présence tangente mais décisive de Maurice Nadeau dans le livre invite à questionner ce qui a changé dans un certain rapport à celles et ceux qui veulent encore changer le monde, confinés partout, jusqu’au monde littéraire, dans des sphères toujours plus marginalisées.
[i] Voir, par exemple, les mémoires de Floréal Cuadrado, Comme un chat. Souvenirs turbulents d’un anarchiste – faussaire à ses heures – vers la fin du vingtième siècle, Éditions du Sandre, 2015. Ce livre, de même que la bibliographie proposée par Serge Quadruppani, permet de trouver de nombreuses exceptions à ce jugement à l’emporte-pièce.