Dans un pays du continent africain situé juste en dessous de l’équateur, un homme échafaude une conférence sur le soleil, son ennemi de toujours. Une fiction méditative et surexposée, signée Emmanuelle Gallienne.
Dans les rêves, pense le rapporteur des Nations unies assis sur sa chaise en plastique orange, dans les rêves, le paysage est sans soleil, les personnages et même les objets conditionnent leur propre apparition, une lueur émane des silhouettes qui vont et viennent en proférant leur flot de paroles silencieuses et quant au ciel, eh bien le ciel il a l’éclat que produit la pression des doigts sur les paupières fermées. N’est-ce pas ?
Le couloir bleuâtre de l’hôpital est éclairé de néons vétustes, un sur deux s’éteint par intermittence, le plafond grésille. Le rapporteur essuie ses lunettes et les remet, le couloir replonge dans sa pénombre. Suivez-moi, a dit l’infirmière soudain plantée devant lui comme une colonne. Elle l’a introduit dans la chambre du garçon puis refermé la porte derrière eux, ils sont seuls, les stores sont baissés, il y a une petite armoire et devant le lit une chaise, sur laquelle il s’assoit doucement pour ne pas que ça grince. Le garçon est aussi blanc que le rapporteur, comme lui en total déficit de mélanine, mais sa peau de villageois privée de soins est ulcérée de taches profondes et de brûlures, jusque sur ses lèvres desséchées. Après les présentations, le rapporteur sort son carnet et parcourt des yeux la pièce sommaire, pour lui très obscure, où flotte une odeur de Bétadine.
Le temps que le garçon se décide à parler, il a ôté ses verres polarisés et chaussé ses lunettes de vue. Dans les interstices des stores le soleil fait des filaments aveuglants. Il regarde le garçon. C’était l’heure où les ombres s’allongent, derrière la maison les invités ont sorti leurs machettes, ils se sont précipités sur lui et l’ont jeté à terre. Le rapporteur a commencé d’écrire, courbé, le carnet sur les genoux – le garçon chuchote l’attaque sauvage qu’il a subie pendant que son père regardait ailleurs. Ses yeux pâles et papillotants évitent ceux de l’homme. Contre le torse frêle on voit le bras bandé qui s’arrête désormais au coude.
Le rapporteur expliquera dans son rapport que les mineurs de la région achètent des morceaux de la chair des albinos parce qu’elle augmente leurs chances de trouver le filon d’or vers lequel ils creusent dans l’obscurité. Il a visionné l’interview d’un homme qui l’affirme avec un rire cruel, à l’aise dans sa peau souple et étanche, sombrement adaptée aux rigueurs du climat. Le blanc, l’or : l’alliance des raretés, la persuasive magie de l’analogie – il faudra le suggérer dans le rapport. Il soupire. Un défaut de mélanosomes, et vous voilà exposé à la surface brûlante du monde, sauveur sans protection. L’odieux miracle de blancheur, il hoche la tête, la malédiction des élus, que dire ? Il paraît qu’à sa naissance Noé était plus blanc que neige – lorsqu’il ouvrit les yeux la maison resplendissait comme le soleil. Ses cheveux certainement étaient jaunes comme ceux du garçon vendu en pièces détachées par son père, et comme les siens, un vrai soleil sur le front.
Cette enquête est pénible, il suffoque chaque jour dans les villages où la terreur suinte dans l’ombre chaude des maisons de parpaings. Les enfants blancs aux yeux insondables ne peuvent se fier à personne, derrière chaque adulte se cache un ogre. Il parcourt les rues sur le qui-vive en faisant mentalement le chemin jusqu’à la voiture où il se précipitera bientôt pour quitter à toute vitesse cette campagne maudite. L’autre jour il a trébuché et son chapeau s’est envolé, il tourbillonnait dans la poussière rouge devant lui. Des gens le regardaient sans rien dire. Il n’a pas parlé de Noé au garçon mais de la sécurité qu’on assurait désormais et des conseils du docteur pour protéger sa peau. Ne pas tomber à genoux devant chaque enfant mutilé. Il a retraversé le couloir bleu, le hall mal climatisé où s’engouffraient les vagues de l’après-midi finissant.
Dans un palais de Tenochtitlan, l’ancienne Mexico, Cortès a vu une salle réservée aux albinos, hommes, femmes et enfants, prêts à être sacrifiés à la prochaine éclipse, voilà ce qu’il aurait pu dire à l’infirmière pour faire le malin ou pour quoi ? Ce genre de propos tombe au pied des gens embarrassés comme une balle qui a manqué sa destination.
Sur le parking de l’hôpital ses collègues de la campagne de prévention titubent sous les rayons, éblouis, le crâne rose sous le bob ils ressemblent à d’éternels nouveau-nés. S’ils ne couvrent et n’enduisent chaque centimètre carré de cette membrane déficitaire, c’est une pluie constante de lumière noire qui les accable, les ultra-violets tombent en flèches malignes, si ardentes ici un peu en dessous de l’équateur où la Terre dans sa voltige millimétrée est généreuse avec son partenaire à la chevelure incandescente et où l’épiderme des hommes, sauf accident génétique, est admirablement adapté aux latitudes.
Il aime penser aux délicats équilibres au sein desquels on se meut – nous sommes des grains de poussière – aux pirouettes et spirales elliptiques de la Terre, au vélodrome du système solaire où les planètes font leur course sempiternelle, à la sublime chorégraphie des constellations. L’espace infini l’a toujours consolé, la naissance du soleil dans le bras d’Orion lui tire des larmes. Un nuage de gaz et de poussière s’écroule sur lui-même et voici des mondes. Cependant, il suffirait de presque rien pour qu’ici-bas tout se désarticule, pense le rapporteur des Nations unies en montant dans le van qui va les ramener en ville. Déjà la merveilleuse membrane céleste s’amincit, les échanges gazeux, les embruns, les flux, les ruissellements se désorganisent, les forêts n’exhalent plus assez de vapeur, les anticyclones s’étendent hélas au-delà de la calme latitude des chevaux et font avancer les déserts.
«Un défaut de mélanosomes, et vous voilà exposé à la surface brûlante du monde, sauveur sans protection. L’odieux miracle de blancheur.»
Et si la folie des hommes finissait par dépouiller la Terre de son beau vêtement atmosphérique, le doux voile humide qui réfléchit les rayons, diapre, irise, enguirlande les photons, fait scintiller l’azur et miroiter les prairies désaltérées ? Nulle peau ne sera assez solide, du noir au blanc elle se craquellera comme un lac asséché, voilà ce qu’a envie de raconter le rapporteur poète qui a connu des lacs bleu outremer où peut-être se reflétaient les neiges du Kilimandjaro. La caisse remplie d’écran total, indice 50, est vide, tout a été distribué, il faudra cependant revenir et revenir. Le van démarre en cahotant sur la piste rouge.
Les sœurs d’Iris, l’heureuse messagère entre le Ciel et la Terre, celle qui trace l’aimable arc-en-ciel, les sœurs d’Iris sont les Harpyes qui empoisonnent l’air, suscitent les typhons et enlèvent les enfants – songez-y ! Calé sur son siège le rapporteur a commencé une conférence. La salle attentive ferme les yeux et imagine Iris aux pieds légers qui n’apporte que des bonnes nouvelles. Nous autres à la membrane insuffisante, nous les trahis de naissance, nous qui sommes fatalement exposés, notre vie dépend de la confiance accordée au bon messager et en ceci nous pouvons vous apporter quelque lumière, dans la mesure, bien évidemment, chers auditeurs, où la paranoïa n’a pas triomphé de notre système nerveux, cela va de soi ! Car la vie est affaire de messages et de membrane plus ou moins étanche, depuis la cellule jusqu’au cosmos, mais je m’éloigne de mon sujet – quel était-il cependant ?
Dans le van, ils ressemblent à une équipe d’astronautes un peu bancale, blancs rosâtre, chemises à manches longues, épaisses lunettes noires sur les yeux comme pour une sortie tête à l’envers là-haut au-dessus du ciel à la limite de la stratosphère, là où les ultraviolets fabriquent l’ozone en frappant les molécules de dioxygène, cycle magnifique qui ceinture la planète de bleu. Mais ils ne sont pas dans l’espace, ils sont fatigués de leur journée éprouvante, les petites lueurs des écrans de téléphone s’allument.
La mauvaise vue et les lunettes de soleil du rapporteur l’empêchent de saisir les couleurs safran du couchant qui embrasent la route. Il distingue les silhouettes sombres d’un troupeau nonchalant dans le bras du fleuve, une langue de feu dont ses verres polarisés atténuent l’éclat. Une des plus grandes joies d’Hélios, le joli dieu grec du soleil, n’était-il pas de retrouver le soir après sa course ses bœufs à la robe éblouissante de blancheur ? Sur leurs fronts poussaient de grandes cornes d’or. Il les contemplait depuis les flots de l’Ouest où il se baignait, se délassant de sa longue journée de labeur dans la fraîcheur marine, sa blonde chevelure, qu’il secouerait ensuite en mille gouttelettes, ondulant dans l’écume salée.
Les UV qui nous blessent, voudrait expliquer le rapporteur à ses collègues distraits et à son auditoire fantastique, ne portent pas atteinte au corps des animaux albinos car le blanc parfait des plumes ou du pelage est un bouclier réfléchissant. Imaginez-vous le jeune dieu posant le soir sa tête couronnée contre les flancs immaculés de ses bêtes, les seuls êtres de la Terre dont il peut s’approcher ! La solitude du soleil est à considérer, même si on n’est pas naturellement enclin à s’apitoyer sur son sort. Il se contente de tenir le coup dans sa fusion de l’hydrogène, dans sa gravité explosive – tous les échanges vivants se font à des années-lumière de sa couronne de monarque. De cela le rapporteur ferait une incise, sans digresser plus loin. Il parlerait donc des dieux.
Condamné à le fuir perpétuellement, il en effet a étudié toute la littérature qui concerne son ennemi héréditaire, il est devenu un spécialiste mondial du Soleil, dit-il souvent en riant de son rire qui toussote un peu. Prenez par exemple les Aztèques, ces grands anxieux de la dissipation de l’énergie cosmique dont nous sommes des particules – et vous savez, chers auditeurs, que j’aime la poussière – eh bien, pour eux, le soleil est une balle de caoutchouc dont les rebonds s’épuisent. Il perd son énergie, continument dissipée en chaleur, il faut la lui rendre, l’alimenter par le sang d’une vie humaine coupée net.
Alors à Tenochtitlan on s’affairait toute l’année à la « mort blanche », ainsi s’appelait le sacrifice au soleil, les victimes étaient frottées à la craie et couvertes de plumes de dindons blancs, soudainement gorgées de rouge. Car un cœur qu’on arrache vivant de la cage thoracique, explique le rapporteur aux passagers maintenant assoupis, c’est d’un coup quatre à cinq litres qui jaillissent en saccades. L’auditoire de la conférence frémit d’horreur. Plus tard, je vous rassure, les âmes radieuses des sacrifiés ne seront plus que couleurs, voltigeantes, irisées, tout occupées de fleurs – car devenues colibris, pures créatures de l’air, messagers furtifs dont les yeux voient bien au-delà du spectre de la lumière. Dites-vous que pour eux les ultraviolets ne sont pas brûlure, mais plutôt chant silencieux qui émane des coroles succulentes ! Les âmes se réincarneront donc après quatre années à faire l’escorte du soleil, à le soutenir dans sa course, lui qui est trop faible pour se hisser au zénith. Le rapporteur pourrait conclure en évoquant les flots rouges de « l’eau précieuse »cascadant sur les marches poisseuses de la pyramide jusqu’à la terre qu’ils imbibent, il dirait que dans l’humus germent les fleurs où papillons et colibris plongeront trompe et bec fin comme un cheveu.
Cette angoisse de la Mésoamérique, cette mécanique maniaque des cœurs arrachés par centaines à dates précises et brandis vers le soleil, à chaque fois qu’il y pense il a ce goût ferrugineux sous la langue. Récemment le ciel au-dessus de Mexico s’est retourné sur lui-même, la stratosphère a basculé dans la troposphère en un ahurissant hapax climatique, point d’orgue d’un interminables pic d’ozone – qui est, soit dit en passant, la mort moderne de ses habitants. Un jour la ville s’effondrera sur elle-même ou chutera droit dans l’abîme ouvert sous ses pieds, fantasme le rapporteur qui ne se prend pas pour un prophète et garde ses élucubrations pour lui. Qu’est-ce qui réussit ? se demandaient les poètes de l’ancien Mexique, qu’est-ce qui reste sur pied ? Nous ne sommes là que pour dormir, nous ne sommes là que pour rêver / Non il n’est pas vrai que nous sommes sur la terre pour vivre, voilà ce qu’ils chantaient, parés de plumes et consommant peut-être du jus d’agave fermenté.
Le rapporteur s’est demandé si mourir sans cesse pour contribuer à la vie du soleil et à l’ordre du monde n’était pas poursuivre le rêve profond, cosmique et halluciné, des globules qui filent dans l’espace, remorqués de ciel en ciel par l’astre qui les polarise. Oui les rêves, sourit le rapporteur, sont différents que l’on grandisse au constant midi de la Terre ou sous des latitudes que les rayons frappent de biais – les habitants de l’ancien Mexique avaient sans doute des rêves où l’espace entre les figures rougeoyait.
Voilà qu’il peut ôter ses lunettes de soleil, perdu dans sa rhétorique il n’a pas vu tomber le jour. Ils roulent maintenant dans le crépuscule, les collines sont bleues, les premières étoiles esquissent la trame merveilleuse de la grande jupe du ciel nocturne, son tissu souple et frais est une caresse. Ici dans les petites journées équatoriales aux ombres courtes, au midi justicier, toute l’année la nuit fait le même partage équitable avec le jour, il n’y a pas de ces interminables soirées de l’hémisphère nord, dont il a fait l’expérience étonnante. Et ce passage romantique des saisons septentrionales, n’est-ce pas ? Et l’été ! les nuages ! Une tout autre littérature ! Une autre conférence, songe le rapporteur fatigué. Maintenant qu’ils arrivent dans les faubourgs les lumières de la ville s’allument. Les rues sont tièdes, une lueur artificielle baigne le paysage comme dans certains rêves, les passagers se réveillent en se frottant les yeux.