Le destin singulier de Husayn Ibn Abdallah, esclave affranchi et devenu général de l’Empire ottoman avant de mourir en exil à Florence en 1887, aurait pu faire l’objet d’un récit pittoresque. L’étude minutieuse qu’en propose l’historien M’hamed Oualdi transforme le regard que l’on portait jusqu’à présent sur la longue période de colonisation du Maghreb par la France. Dans le sillage des Subaltern Studies, il invite ses lecteurs à « passer de l’autre côté du miroir », et, en s’appuyant sur les sources rédigées par les sujets colonisés, en arabe, en amazigh, ou en turc ottoman, à le suivre dans son exploration des sociétés colonisées dans toute leur diversité et dans leur temporalité propre.
Le paysage qui se révèle alors est autrement plus riche et plus complexe que celui que décrivait une histoire eurocentrée nourrie d’archives coloniales rédigées en langues européennes et souvent réagencées à des fins politiques. À rebours de ce qu’ont prétendu de nombreux historiens, les sociétés du Maghreb, tout comme celles de l’Europe de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, « ont été engagées dans une production scripturaire massive, dans plusieurs langues ». En nier l’existence ou les écarter d’un revers de la main c’est reproduire le mépris et la violence des colonisateurs à l’encontre des langues non européennes. L’ensemble du livre de M’hamed Oualdi est ainsi traversé par une réflexion sur les enjeux de l’archivage des dossiers et sur les modes de conception et d’écriture de l’histoire. Là où on avait tendance à ne voir qu’un face-à-face entre la puissance colonisatrice (la France) et l’un des États du Maghreb, ces archives montrent comment ont coexisté, dans l’affrontement et le compromis, différents empires, depuis l’Empire russe jusqu’à l’empire colonial français, en passant par l’Empire ottoman. L’Italie n’a pas non plus été étrangère à ces joutes diplomatiques et à ces conflits d’intérêt.
Cependant, c’est surtout au legs ottoman et à l’appartenance musulmane que M’hamed Oualdi nous rend sensibles. Le Maghreb a, en effet, été sous tutelle ottomane pendant quatre siècles, et cette dimension ottomane est encore très perceptible à travers les péripéties de la vie de Husayn et les contentieux et litiges financiers autour de sa succession. « Au cœur de la période coloniale, des sujets maghrébins jugent encore légitimes les sultans ottomans. Ils se présentent encore comme partie prenante de la communauté musulmane. » Mais ces sujets coexistent et interagissent avec d’autres, chrétiens ou juifs, hommes et femmes, toutes et tous pris dans des réseaux transrégionaux et mouvants. Après la colonisation, l’ordre social qui soumettait les minorités juives aux majorités musulmanes est bouleversé. Ce n’est pas pour autant que les juifs du Maghreb colonial acceptent tous la protection française et l’assimilation à la Troisième République. Le cas de Léon Elmilik, un temps secrétaire de Husayn, qui, né à Bône en 1830, s’installe finalement à Tunis et, à partir des années 1870, commence à défendre les positions du gouvernement tunisien, en est la preuve.
Husayn a navigué entre ces mondes. Sa trajectoire est celle d’un des nombreux « esclaves de gouvernement » à la peau blanche, comme il y en eut beaucoup dans le Maghreb ottoman. Il a bénéficié d’une éducation et de services de lettrés, qui lui ont permis « de coucher sur le papier ses revendications, ses émotions, ses perceptions – y compris de sa condition d’esclave ». Né en Circassie, au sud de la Russie, Husayn a été vraisemblablement vendu par ses parents alors qu’il n’était qu’un tout jeune enfant. Plus tard, il prendra publiquement position pour l’abolition de l’esclavage et pour des raisons plus économiques que morales : « le travail de l’homme libre est plus profitable à la société et plus béni de Dieu que le travail obligatoire de l’esclave », écrit-il dans une lettre ouverte au consul américain à Tunis, qu’il fait publier dans une demi-douzaine de journaux.
Acheté, au nom du sultan, par un des gouverneurs de Tunis et devenu mamelouk, il reçoit une éducation qui fera de lui « un pur produit du temps des réformes ottomanes », avec d’abord une instruction coranique puis une formation au sein de l’École militaire du Bardo conçue sur le modèle de l’École polytechnique. Il va cumuler progressivement des fonctions de premier rang, beaucoup voyager, côtoyer les plus grands, dont l’impératrice Eugénie, tout en participant à la vie intellectuelle de son temps. La perspective de la conquête militaire de la Tunisie lui fait prendre le chemin de l’exil. Il s’installe en Toscane, où il mourra. Sa dépouille sera finalement inhumée à Istanbul, dans le mausolée du sultan Mahmud II. « De la sorte, Istanbul continue à affirmer sa souveraineté non plus tant sur des territoires que sur des sujets et leurs corps. »
Husayn a bricolé aussi bien sa vie privée que la gestion de son patrimoine. À Florence il éduque deux fillettes, nées de deux femmes européennes qu’il a successivement employées, alors qu’il est officiellement marié avec la fille de son protecteur, Khayr al-Dine. Ces deux fillettes figureront sur son testament. Les contentieux autour de cette succession, dans lesquels interviennent également des tribunaux italiens, verront s’affronter un souverain, les deux mères des enfants et des créanciers. Le consulat de France n’est pas non plus indifférent à l’affaire. Ces litiges, que M’hamed Oualdi analyse de très près, font apparaître la complexité de la notion de nationalité pour des sujets colonisés qui circulent entre plusieurs empires, tous pinaillant sur la nationalité de ce dignitaire circassien éduqué à Tunis et exilé en Toscane.
Ce sont peut-être les maisonnées, ces grandes familles de notables avec leurs ramifications et leurs réseaux de clientèle, qui constituent dans ce moment de l’histoire du Maghreb un élément structurant, capable de s’adapter à la domination coloniale tout en maintenant ou en établissant des liens avec les élites du Caire ou d’Istanbul. L’intégration d’Angelina Bertucci, la compagne italienne de Husayn, et de sa fille Maria/Myriam dans une de ces familles montre aussi le rôle que jouent les femmes dans ces systèmes d’alliance.
Plus que la vie aventureuse de Husayn, ce sont les péripéties de sa succession qui intéressent M’hamed Oualdi et qui lui permettent d’ouvrir quantité de pistes. Les découpages territoriaux et temporels tout comme les catégories politiques pensés à partir de la domination coloniale ne font plus sens. Les « subalternes » deviennent les véritables actrices et acteurs d’une histoire complexe et passionnante. On peut parler alors d’une véritable décolonisation de l’histoire.