Deux grands amoureux des jardins, l’un d’origine coréenne, Byung-Chul Han, l’autre d’origine italienne, Marco Martella, proposent des parcours botaniques et méditatifs de leurs domaines. Han nous promène dans son petit arpent de terre à Berlin, et Martella nous fait faire le tour du sien dans la Brie, l’un et l’autre poursuivant la visite à la fois au-delà de chez eux et au-delà de l’horticole. Leurs deux ouvrages, Un voyage dans les jardins et Les fruits du myrobolan, célèbrent donc bien plus que le jardinage.
Byung-Chul Han, philosophe et, depuis moins longtemps, jardinier, s’est intéressé dans des livres précédents à diverses injonctions destructrices de la contemporanéité capitaliste ; avec Un voyage dans les jardins, il poursuit en quelque sorte cette réflexion en présentant un mode d’être et de sentir à l’opposé des impératifs modernes de performance, de vitesse et de digitalisation.
Son livre se veut donc une aventure de critique, de foi et de sagesse. Han serait-il maître zen ? Nouveau saint François d’Assise ? Oui et non. Il invite en effet à une célébration du monde naturel – parfois amusante ou un brin exaltée (et c’est d’ailleurs dans ce dernier excès que Han ravit le plus) –, il suit le travail des saisons et il fait aussi fleurir une foisonnante réflexion soutenue par Kant, Novalis, Goethe, Hölderlin, Adorno, Barthes…
Le jardin chez Han apparaît comme le lieu de la redécouverte de la simplicité et de la capacité à conserver le vivant ; l’auteur aime par-dessus tout l’hiver, en apparence dénué d’événements botaniques mais rempli de beautés d’autant plus impressionnantes qu’elles sont presque imperceptibles. Même si ce Voyage dans les jardins fait implicitement du jardin une métaphore planétaire, il est surtout une célébration des merveilles du particulier et du presque rien, de « la sensorialité et de la matérialité du monde naturel ». Rarement colchiques, cerisiers du Japon, forsythias, hostas… ont été plus éloquents et émouvants que chez Han, surtout qu’ils sont aussi, grâce aux 24 planches d’illustrations en noir et blanc d’Isabella Gresser, élégamment offerts au regard.
Le recueil de dix courts textes de Marco Martella, Les fruits du myrobolan, est également porté par une admiration pour le simple et le discret. Mais, contrairement à l’ouvrage de Han, il choisit un biais sociétal et narratif, faisant apparaître nombre de personnages « autour » du jardin que possède l’auteur dans la Brie. Ce sont cependant les myrobolans, ou pruniers sauvages, « trop beaux pour être vrais », invisibles à presque tous, qui ouvrent le livre : « Je ne sais combien de fois, je suis passé sous [ le prunier sauvage], la tête ailleurs, sans lui accorder un regard jusqu’au jour où… » Cette amorce permet d’annoncer à la fois une rencontre botanique célébrant les beautés du modeste et une rencontre avec un homme, lui aussi invisible et modeste, qui va apprendre à l’auteur à « voir » le myrobolan.
Chaque récit des Fruits du myrobolan est ainsi construit autour d’une petite révolution des sens, du sentiment, et de la compréhension provoquée par la nouvelle appréhension de tel aspect mineur du paysage ou de tel être « sans importance » du voisinage: un cantonnier surnommé « le Sibérien », un professeur de philosophie à la retraite, une dame âgée qui jardine mais aurait voulu être écrivaine, le facteur du village… Martella révèle, en les présentant, non des secrets mais les modalités mélancoliques de toute vie humaine, qui n’est jamais vécue telle que le rêve la souhaitait… mais pourtant s’accomplit d’une manière profonde, souvent fortuite et peu consciente, dans son rapport avec la nature et le jardin.
Martella, jardinier occidental humaniste et sociable, Han, jardinier méditatif oriental, invitent l’un et l’autre à partager une délicate sagesse esthétique, physique et spirituelle qui charme et rassérène car « peut-être pleuvra-t-il demain, ou après-demain, ou peut-être pas. Peu importe, […], il faut continuer à planter. C’est ce que nous savons faire de mieux, la seule bonne chose que nous ayons apprise ».