Figure de la sociologie du XXe siècle, Howard Becker est mort le 16 août dernier à San Francisco, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. Le sociologue Jean-François Laé rend hommage à son sens de l’observation ethnographique, développé dès l’enfance.
Apprenant la mort d’Howard Becker, immédiatement me vient un mot apparemment simple : observer. Et pour cela, être là sans rien dire, se fondre dans un lieu, voir les détails dans un océan. On peut dire que ce fut un maître de l’exploration de la ville. Écouter-voir dans des lieux « étrangers » : l’école, la police, l’hôpital, les cités de transit, les files d’attente, les rassemblements en tous genres.
Il était présent dans de nombreux cours du département de sociologie de l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, dès 1975 grâce aux efforts de traduction Jean-Michel Chapoulie, Henri Peretz et Jean-Pierre Briand. Ainsi, de très nombreux cours d’enquête furent ouverts à la grande joie des étudiants. Bien sûr, les vents de mai 1968 emplirent les voiles de cette ethnographie urbaine et des métiers, de l’observation longue des micro-milieux – pour les plus connus, la prostitution, la délinquance, l’escroquerie ou le toxicomane. Mener des cours d’observation au tribunal de Bobigny, aux urgences de l’hôpital d’Avicenne ou au dépôt des bus RATP en compagnie des textes de Becker fut une marque inoubliable du département de sociologie de Paris 8.
Mais revenons bien en amont. Que signifie, autour de 1968, grandir en observant ? Le vent allait dans le sens de l’engagement, la volonté de découvrir, de l’autre côté de mon lycée, une cité d’urgence d’après-guerre, ce qui fut ma petite affaire dès quatorze ans, à cet âge où Howard (plus jeune encore), né en 1928 à Chicago, passait son temps dans les métros. Il faut entendre son enfance l’œil plongeant à la vitre du métro aérien de Chicago, dans la préface du Goût de l’observation (de Jean Peneff, La Découverte, coll. « Repères », 2009) :
« Quand j’avais peut-être 10 ans, mes copains et moi utilisions le système de transports en commun de Chicago et nous pouvions, pour le prix d’un trajet, voyager toute la journée. Nos mères nous préparaient un sandwich et nous allions jusqu’à Lake Street où la ligne de métro reliait notre banlieue éloignée au centre de la ville et à son métro circulaire aérien appelé le “Loop” ». Et Howard de poursuivre : « Que pouvions-nous voir ? Nous apercevions des immeubles variés et des habitats divers : les vieux appartements en bois, dégradés et vieillis, dans les banlieues les plus pauvres de la ville ; les buildings d’appartements à étages pour les gens aisés ; les villas de banlieues des plus riches. Nous regardions les différentes activités de l’industrie : les usines et les bureaux, les embouteillages de camions qui les desservaient, l’agitation des gares qui approvisionnaient la ville […] Nous apprenions que les Polonais vivaient dans telles avenues, les Italiens dans le Nord-Ouest, les Suédois plus au nord, les Noirs tout à fait au sud ».
Les paroles de Becker nous apprennent dans quel bain est née la sociologie urbaine américaine, ce qui n’est pas un hasard, tant le bouillon des cultures et les singularités plurielles surprennent à chaque coin de rue. Il raconte comment il s’entraînait à deviner les origines des voyageurs, par le style de leurs vêtements, l’odeur de la nourriture transportée dans un sac, les routines des descentes et des montées, les regards croisés de sympathie ou de forte méfiance, leur station de descente, évidemment.
Cette errance enfantine signale, comme Becker ne manque jamais de le rappeler, que tout un chacun possède cette expérience d’enquête (à quelle station de métro descend-on ?), de sorte que nous sommes tous habilités à la penser. Disons-le nettement, nous sommes des enquêteurs avant d’apprendre l’enquête sociologique. Et n’est-ce pas rassurant d’enseigner ce principe de l’enfance enquêtrice à de jeunes étudiants de l’université ?
Bien sûr, Howard Becker verra le programme dessiné dès 1930 et 1950 poursuivi par les nombreuses études réalisées par les sociologues de l’école de Chicago (Ernest Burgess, Franklin Frazier, Anselm Strauss) concernant la ville, l’écologie urbaine, la mosaïque immigrante, les conflits, les sectes religieuses, les aires de rencontres et toutes les formes de métissage. Ensuite, il fera un saut en avant. De plus près, il voit mieux les individus et leurs interactions, et pour cause : il se met « entre » eux.
Donnons-lui encore la parole, c’est bien le moment, lorsqu’il nous raconte une expérience antérieure qui devait le conduire à la sociologie. Cette fois, Howard a quinze ans, il commence à jouer du piano avec des amis dans des petites salles publiques, des écoles ou des fêtes pour élèves, et, se faisant payer, il sent ce que voulait dire « devenir un professionnel » :
« Mes chances de pratiquer l’observation s’accrurent beaucoup quand je devins un peu plus tard un musicien professionnel […] Plus tard, j’ai rejoint un petit orchestre d’une douzaine de musiciens qui divertissaient les étudiants dans la partie sud de Chicago, celle des universités publiques, dans des endroits qui étaient définis ethniquement comme le lycée Taft. Nous faisions danser des jeunes qui étaient très différents socialement et physiquement.
Quand j’ai eu mon bac, j’ai trouvé du travail dans des bars et des boîtes notamment des clubs de strip-tease. Nous étions assis juste derrière la petite scène sur laquelle les filles dansaient et nous regardions au-delà, vers les clients qui étaient assis. Nous voyions, nuit après nuit, la majorité des hommes qui voyageaient à Chicago. On les voyait venir après leur travail, acheter de l’alcool pour les danseuses et même dépenser des milliers de dollars sans leur demander aucun service sexuel […]
J’ai joué dans la plupart des bars et tavernes de tous les quartiers de la ville […] Ces bars étaient situés dans des quartiers animés qui permettaient de côtoyer d’autres styles de vie. Nous étions les témoins des flirts, des bagarres, nous assistions à l’arrivée de la police et nous apercevions les billets que le propriétaire de la boîte leur glissait en douce. […]
La plupart de ces observations depuis mon poste à l’orchestre débutèrent avant que je fusse étudiant, et non quand je suis devenu apprenti sociologue et que j’aurais alors eu une raison d’être là. J’observais parce que j’étais à la poursuite d’une carrière et avais l’ambition de devenir un musicien professionnel. C’est que j’étais simplement en train de vivre, autrement dit de me livrer à la curiosité naturelle de l’existence. »
L’esprit de Becker reflète cette passion de la rencontre, ces mille endroits toujours bons pour pratiquer l’observation, sans y penser, d’une humeur vagabonde, sans nécessairement faire des plans méthodologiques durant des mois. Agrandir les vues sur les interactions, se placer dans de bonnes circonstances pour sentir « ce qui se passe », oser « sortir de soi » et de « chez soi » sans heure, pour percevoir la marche des trains qui découpent la mosaïque de la ville.
Cette incroyable habileté du regard, cette jubilation à épouser des rôles, dont celui de joueur de jazz, nous les retrouverons dans le Becker devenu sociologue professionnel, dans ces ouvrages, notamment Outsiders. Études de sociologie de la déviance, qui paraît en 1963 aux États-Unis et que traduisent en 1985 Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie aux éditions Métailié. On y sent une délectation à discriminer les types de déviances, les secrets et les coteries, l’auto-ségrégation et les ruses du fumeur de marijuana et des musiciens de danse, sans oublier les entrepreneurs de morale qui agissent au plus près de ces chemins à l’écart. Les leçons de l’enfance et de l’adolescence sont cruciales dans la formation de l’œil. Et l’enquête commence là où l’on se perd quelque peu. Howard Becker restera une figure tutélaire peu encombrante pour nombre de sociologues enquêteurs immergés dans différents mondes sociaux – parfois depuis l’enfance. Il développe une pensée avec laquelle on peut avoir les rapports les plus légers : une rareté dans les sciences humaines.