Le livre bienvenu de Marcel Jaeger tranche à la fois par la grande synthèse qu’il propose de l’histoire de la crise du social, une évaluation de cette histoire, des questions sur les enjeux, les logiques en œuvre et les orientations qui traversent cette matière. Il est écrit par un professeur reconnu, qui est aussi un praticien du travail social, nourri de ses multiples expériences de terrain, et un théoricien émérite, analyste et interprète aussi bien à l’université qu’auprès d’institutions spécialisées ou qui y sont dédiées.
Principes et pratiques d’action sociale réunit deux dimensions importantes : d’une part, de la théorie, des principes généraux ; d’autre part, des pratiques de l’action sociale. En ce sens, il est à la fois un manuel pour les praticiens et un cadre général d’orientation des débats et perspectives du devenir de l’action sociale. Il est organisé autour des thèmes et des problèmes que rencontre le travail social, dont on peut dire aujourd’hui qu’il est en crise, si ce n’est à un tournant, au moins en ce qui concerne « les façons de faire », titre d’un des chapitres.
La crise serait celle de la recherche de sens, relève Marcel Jaeger dans son chapitre introductif, en se référant au philosophe Maurice Merleau-Ponty cherchant, à travers une démarche créatrice, à répondre à « l’énigme du monde ». Il met d’emblée la crise au cœur du métier. Il parle d’un monde « indiscipliné », traversé de tensions et de contradictions, de solidarités et d’actions novatrices. Il n’y a pas de cadre établi, ce qui est à la fois sa force et sa faiblesse, de cadre dont seraient le vecteur les valeurs universalistes des Lumières. La crise interroge à la fois sur l’effet des mutations et des transformation sociales, culturelles, économiques et politiques, et sur les conditions d’un nouveau projet d’action. Faut-il se conformer aux normes, aux règlements, souvent contraignants et dépassés ? On a besoin d’aller plus loin que ce que permettent des points de vue spécialisés, souvent enfermés dans leur discipline ou leur statut, et de penser les connexions, les interrelations à construire entre acteurs et professionnels, chercheurs enseignants et travailleurs sociaux. L’auteur reconnait des avancées importantes, comme les travaux de Bernard Lory ou de Jacques Fournier et Nicole Questiaux, travaux dus à des hauts fonctionnaires, des énarques, sans connexion immédiate avec les chercheurs-universitaires et les professionnels du travail social. Comment promouvoir des valeurs autrement qu’à travers la dénonciation, s’interroge Marcel Jaeger. La recherche de sens réside davantage dans une clarification des objectifs que dans des références au droit et aux institutions.
L’auteur s’interroge sur « la nature sociale » du travail des professionnels du secteur. Il montre qu’il s’agit d’un monde très différencié, qui relève de différentes législations et spécialités. Il en expose la complexité, aussi bien en ce qui concerne les acteurs que les récepteurs, c’est-à-dire les publics concernés. Cette diversification se fait dans la valorisation du travail collectif et la prise en compte des interrelations effectives qu’exigent les publics. À ce titre, les identités professionnelles, bien que repérables, se confrontent à des limites de leurs champs d’intervention. La notion d’intervention sociale révèle non seulement la part d’indétermination que rencontrent les spécialistes à l’œuvre, mais également le champ de l’action sociale qui ne cesse de s’élargir. Ainsi deux questions se posent-elles, celle du périmètre de l’activité et celle de savoir comment définir certains professionnels du travail social qui ne sont pas toujours définis comme travailleurs sociaux. À titre d’exemple, l’auteur cite un auteur canadien, Yves Couturier, qui, analysant le cas des infirmiers de santé mentale, considère que ces derniers peuvent se réclamer de l’intervention sociale !
La clarification du champ du travail social amène l’auteur à confronter celui-ci à des sphères d’activité qui recoupent des engagements où le social définit et organise un type d’activité. Il en est ainsi de l’économie sociale et solidaire (ESS), qui fait l’objet d’un chapitre. Derrière la solidarité qui lui donne sens, l’auteur relève qu’émergent deux mondes et deux conceptions de l’action sociale. La solidarité paraît aller de soi dans le monde de l’économie sociale et solidaire, comme si dans le monde de l’action sociale elle restait une caractéristique seconde, sous-jacente, non explicitement affirmée et assumée. Une autre différence est que le travail social présuppose un engagement citoyen, alors que l’action sociale revendique une professionnalisation. Mais il y a également des points de convergence entre l’ESS et le travail social, le passage des acteurs d’un domaine à l’autre, et les logiques marchandes qui les interpellent. En des analyses très fines, l’auteur revient sur les définitions juridiques de la solidarité et éclaire la notion de « droits des usagers », droits compris comme une solidarité nécessitant un accompagnement professionnel.
Poursuivant l’analyse logique de la notion de travail social, l’auteur s’intéresse alors à ce qui lie le travail social et la santé. Il relève que la loi HPST de 2009 ouvre sur une nouvelle dynamique, en tentant « d’effacer un clivage nuisible à la continuité des parcours » ; elle met en avant la lutte contre l’exclusion sociale en relation avec les autres professions et les institutions dédiées. Jaeger relève que l’un des articles de la loi lie les soins avec la nécessité de l’accompagnement du patient. Mais, là aussi, il écrit qu’au lieu de s’orienter vers une intégration entre le secteur de la santé et celui du social, on est allé vers une rupture entre eux. Il interroge alors cette histoire en montrant que le sanitaire, censé être la matrice des deux secteurs, n’est pas aussi pur que ce que l’on croit, l’hôpital étant à l’origine également hospice. L’hôpital a déjà rempli une fonction sociale. S’appuyant sur les travaux de Michel Foucault, l’auteur souligne que les conflits entre le sanitaire et le social sont très anciens. L’exemple de la psychiatrie est, de ce point de vue, emblématique et interroge également sur ce qui pourrait définir l’expertise médicale, souvent à l’intersection de plusieurs dimensions. Autre point à relever de ces tensions, les rapprochements entre le social et la santé sont toujours rapportés au coût, qui est un élément important, mais qui souvent rend secondaires le poids et les effets des pratiques. Dans l’évolution de ces rapprochements, l’auteur élargit l’analyse à deux moments de basculement, celui de la loi Mattei de 2004 et celui de la loi HSPT de 2009, qui se traduisent par l’interpénétration d’une conception englobante de la santé et d’une recherche de cohésion sociale. Il se demande alors s’il ne faudrait pas, plutôt que de placer le secteur médico-social dans la santé, prendre en compte de manière globale les personnes en difficulté dans leurs rapports avec la population générale.
Ces interrogations sur les périmètres débouchent sur un questionnement relatif à la multiplication des acteurs du social. Ce qui permet à l’auteur de revenir sur les catégorisations des acteurs, « aidants professionnels » et « aidants informels » ; il émet des doutes sur cette bipolarisation et propose plutôt d’analyser les relations entre ces catégories et de nouveaux entrants dans le secteur, notamment les « aidants et assistants sexuels », liés aux transformations de la vie sociale et à la part qu’y prend la vie intime.
C’est l’opportunité pour l’auteur de prendre en compte les transformations de la société, et d’aborder la question des normes et valeurs en cours dans la société globale, la question de la critique des idéologies et de la redécouverte des valeurs qui sont, pour le travail social, le « primat de la personne », la « non-lucrativité » des actions et l’engagement citoyen. L’auteur met alors l’accent sur l’exclusion, sur ce qu’il caractérise comme « la tentation de l’exclusion ». Il attire l’attention sur le basculement qui guette les sociétés démocratiques ; ce qui a été une tentation qui a traversé l’Europe, qui s’est trouvée alors aux frontières du monde humain ! Tentation plus que jamais présente dans un monde d’incertitude généralisée et d’enfermements.
L’auteur trace alors les chemins pour construire une nouvelle légitimité, laquelle, relève-t-il, doit définir de nouvelles priorités dans un monde en mutation. Ce monde est celui de l’hybridation des publics en difficulté. Un monde qui s’élargit, 18 % de la population connaissent la pauvreté, et qui intègre toujours de nouvelles catégories, celle de l’enfance et des mineurs, celle des nouvelles formes de handicaps, voire des catégories à la marge, dont on ne soupçonnait pas les formes d’exclusion. Un monde où de larges pans d’exclus, jusqu’ici cachés, ont été révélés par l’explosion de la pandémie du covid et ses effets sur la longue durée. Un monde également marqué par le recul des solidarités traditionnelles et par le recul du « collectif ». Un monde caractérisé par la montée des incertitudes et la défiance. Le risque est alors de désigner l’autre, de faire correspondre catégorisation et stigmatisation. Les façons de dire et de faire, de regarder et de porter l’attention, doivent être repensées.
Dans cette évolution du travail social, l’auteur met l’accent sur plusieurs virages, le virage « domiciliaire », sur la place, le rôle et la fonction du domicile, comme espace d’autonomie, de confiance, espace par définition sécurisé. Mais qui peut être également enfermement, isolement, la distinction domicile/milieu ouvert posant problème. Il observe que c’est dans le passage d’une visiteuse unique à l’intervention d’une multiplicité d’acteurs, de la visite à l’accompagnement, que s’est produit le changement qualitatif. S’est posée ainsi la question de la coordination de ces différents acteurs. Il y a également le virage inclusif, qui nécessite de savoir ce dont on parle quand on parle d’inclusion. Le terme inclusion traduit un tournant des politiques sociales. Insertion et intégration sont analysées alors dans leurs recoupements et leurs différences, ainsi que dans leurs présupposés. Tout cela construit un nouveau rapport à la différence.
L’auteur engage alors une analyse des savoirs qui peuvent être mobilisés, distinguant les savoirs des sciences sociales et humaines, des savoirs pratiques et théoriques des professionnels, des savoirs d’expériences, autant des personnels que des accompagnés (dont l’expérience n’a été reconnue que lentement) ; tout cela exige des travaux et des recherches collaboratifs. Jaeger aborde les nouvelles façons de faire, qui définissent de nouveaux rapports aux personnes. Façons de faire qui nécessitent, plus que des actes de parole, une relation nouvelle à l’autre. L’auteur se demande alors si cette nouvelle relation n’acte pas la fin de l’usager. Comment passe-t-on de l’usager au citoyen ? La participation, que l’auteur estime consubstantielle aux fondements de la démocratie, peut conduire, observe-t-il, à une réduction de l’écart entre le bas et le haut, entre les différentes parties prenantes de l’action. Cette participation ne procède pas seulement d’objectifs communs, elle relève également des retours d’expériences et notamment de la prise en compte de la production de connaissances nouvelles.
Quelles seraient alors les voies de l’innovation, dans une vision concertée de l’avenir ? Celle-ci n’est pas l’apanage des dispositifs, souligne l’auteur ; elle ne se situe pas seulement à la marge. L’innovation doit résulter des pratiques et surtout de changements de positions et de points de vue des professionnels, et avant tout de la remise en cause des cultures professionnelles installées. Il ne s’agit plus seulement, écrit l’auteur, de planifier des actions, mais d’assurer un accompagnement au déroulement incertain, de passer d’une conception technique du parcours à la prise en compte de parcours de vie souvent erratiques et spécifiques. Il faut également penser l’accompagnement préventif qui est souvent laissé pour compte, tout ceci relevant de responsabilités croisées.
Cet ouvrage exhaustif ouvre alors sur des questions centrales, comme celle de la violence en relation avec le travail social. Le rapport à la violence, écrit l’auteur, est au fondement du travail social ; il faut comprendre la violence, ses dimensions, ses formes et ses expressions, et instaurer de nouveaux rapports à la violence. Les formes de la violence se renouvellent, et se donnent autrement à voir qu’avec l’observation directe ; il faut penser aux adaptations des pratiques et des réponses. L’auteur aborde alors les modes d’évaluation et les formes de contrôle des actions en cours ; il appelle à la création des conditions d’acceptation et d’appropriation de la démarche d’évaluation, et à la nécessité de privilégier une pédagogie de l’évaluation. Prenant acte d’une baisse d’attractivité des métiers du social, Il appelle alors à une transformation radicale de la conception des formations en travail social. Il pose la question, au-delà de la décentralisation nécessaire des formations, des conditions de la prise en compte d’une discipline académique et d’une filière intégrée, de la licence au doctorat.
Les chapitres conclusifs sur l’avenir de l’action sociale ne sont pas les moins stimulants. Ils soulignent l’incertitude des actions à venir, en s’interrogeant sur la crise du travail social, comme crise conjoncturelle d’adaptation au changement ou comme crise structurelle ; comme confrontation à l’irruption de nouvelles préoccupations, ou à des problèmes récurrents et anciens ; et des pistes envisagent les conditions du dépassement de la crise ; l’auteur s’interroge sur la place de l’éthique dans le temps de la décision, qui devrait être concertée et évoluer sur la base du principe démocratique.
L’ouvrage se nourrit de la pratique du terrain, et aborde, sur le fondement de connaissances précises et rigoureuses, toutes les questions que pose le travail social. L’auteur ne se contente pas d’en analyser l’histoire et les sauts qualitatifs, il en révèle dans le détail ethnographique les obstacles, les contraintes, les contradictions. Il propose des voies et des pistes de dépassement. Il ouvre sur de nombreuses questions, dont celle de l’effet propre de la logique financière, qui mériterait à elle seule un ouvrage. L’auteur n’abandonne pas l’avenir du secteur à l’inéluctabilité de la domination de cette logique financière. Dans une vision optimiste, consciente des pesanteurs, des freins et des obstacles, il en appelle, non à une rupture radicale avec les logiques en œuvre et les héritages du passé, mais à la responsabilité de chaque acteur et à la mobilisation des collectifs engagés dans l’action sociale, afin de promouvoir « des valeurs d’humanité, de démocratie, de reconnaissance de l’autre, comme sujet de droits à part entière ». Nul doute que cet ouvrage sera une référence incontournable pour celles et ceux qui ont ce travail à cœur.