Carnaval grec

Parce qu’elle charrie l’Histoire sans se préoccuper d’une cohérence impossible, la Grèce offre des contrastes saisissants. Byzance côtoie les cafés de Thessalonique et à côté des ruines de marbre coulent les autoroutes. Le passé ne se décolle jamais du présent mais ce rapport se révèle réversible comme dans Électre, film en chlamydes de Michel Cacoyannis, où la caméra faisait apparaître, par mégarde, un poteau électrique à côté du palais des Atrides. La Grèce serait ce pays où les temps se désaccordent. Dans Le Phénix, le romancier Christos Chomenidis sonde ce rapport au passé pour en plaisanter.

Christos Chomenidis | Le Phénix. Trad. du grec par Marie-Cécile Fauvin. Viviane Hamy, 416 p., 24,50 €
masque grec/ statue pour  "Le Phénix", par Christos A. Chomenidis
« Getty Villa » © CC BY 2.0/diosthenese/Flickr

Christos Chomenidis revient sur un moment de ce désordre temporel à travers un personnage, Paraskevas Kerkinos, inspiré du poète Angélos Sikélianos, figure du premier XXe siècle grec. Infidèle à la biographie, le roman collisionne tout : le jeune Kerkinos grandit dans une famille de bergers arvanites (locuteurs d’une forme d’albanais médiéval) dans l’Eleusis du début 1900. Sa sœur fréquente Isadora Duncan et lui fait rencontrer Ivy, richissime américaine tirée de l’intellectuelle et esthète Eva Palmer qui vivait à l’antique dans l’Attique de 1910. Ils font beaucoup l’amour et de nombreux voyages, s’enfuient pour échapper au clan guerrier du poète, tentent de recréer la Grèce d’Alicibiade aux États-Unis, offrent une grande lecture de poésie grecque à Coney Island face à des masses médusées, reviennent en Grèce pour finalement tenter d’organiser une fête à Delphes.

Ce festival delphique où culmine le roman évoque, de loin et de près, l’expérience tentée par le couple Sikelianos-Palmer d’un festival réconciliant les différents aspects de l’histoire grecque. Le héros, tout entier possédé par son désir d’abolir la société bourgeoise, s’ingénie à faire disparaître la frontière entre la représentation et la vie, mobilise des musiciens populaires aussi bien que la Neuvième de Beethoven. Il espère très fort que des bandits montagnards surgiront ou que l’ensemble se terminera en orgie. Sur tout cet épisode, célébrissime en Grèce, Chomenidis porte un regard tendre et ironique, les grands plans se heurtant au joyeux prosaïsme d’Athéniens à la fois sidérés et indifférents au sublime poète. Ces pages raviront les amateurs de festivals culturels, dont la fête delphique de 1927 semble la matrice : du côté des organisateurs, un discours maximaliste sur l’art supposé révolutionner la société ; du côté des spectateurs, une soirée mondaine ponctuée de micro chocs esthétiques. Parenthèse : vingt ans plus tard, un autre Grec, Christian Zervos, suggérait à Jean Vilar de monter un petit festival de théâtre dans une ville du sud de la France.

Le roman manque d’ordre, ou le refuse. L’affabulation y côtoie le véridique, des pistes commencent sans se terminer, des passages sont très drôles, d’autres lugubres, des digressions invraisemblables font suite à des pages de roman d’aventures. Mal fichue, la trame a le même charme qu’une ville grecque moderne. Chomenidis brise les strates temporelles, fait jaillir les eaux de la Pythie sous les pieds des popes, les guerres de libération et les années folles, la fête permanente et la déglingue consécutive à la Catastrophe d’Asie mineure. Dans ses imperfections et ses absolus, son refus de se prendre au sérieux et sa soif d’éternité, le récit fait fond sur une impureté violente où haut et bas, Occident et Orient, ne se distinguent plus.

Chomenidis connaît les fantasmes et les blessures de la Grèce moderne. À un moment, le poète se retrouve face au directeur du musée de Delphes : « Vous voulez faire de la Grèce un mausolée et des Grecs un peuple doublement émasculé, une couille tranchée par la comparaison avec le siècle d’or de Périclès, et l’autre avec la supériorité de l’Occident. Et vous – des hommes soi-disant cultivés , vous chassez les bergers à coups de pierre si leurs moutons s’avisent de brouter parmi les monuments ! » L’élan pasticheur de Chomenidis est salubre dans un pays où les musées poussent plus vite que les hôpitaux publics. L’écrivain plaît à une société préférant parfois rire de son histoire inépuisable et mouvementée. Le texte date de 2018, une fois passée la défaite de Syriza qui, rétrospectivement, peut se lire comme l’inscription de la Grèce dans la normalité néolibérale et la fin du politique. Roman de la désillusion, Le Phénix, tout années 1920 qu’il soit, a le goût de cette amertume postmoderne.