Une maison ou un appartement, à Damas, à Châtenay-Malabry ou à Beyrouth. Ailleurs, parfois. La famille qui habite successivement ces lieux est constituée de quatre personnes : un père souvent en voyage pour sa profession, son épouse, fière d’être « mère au foyer », deux enfants. Et Georgette, la domestique, venue du nord le plus pauvre de la Syrie, ne sachant ni lire ni écrire, parlant un arabe incertain qu’elle améliorera dans la famille. Elle est au cœur du premier roman de Dea Liane, auquel elle donne son titre, Georgette.
Georgette n’est pas la « bonne » : ce mot est « imprononçable ». Elle fait partie d’une fiction créée par la mère qui, année après année, filme les siens. Elle tourne dans tous les lieux, elle met en scène toutes les situations et conçoit des scénarios qui diront le bonheur familial. Des duos se composent qui évoluent au fil des ans. Le roman est comme une série de séquences plus ou moins longues, avec montage cut, avec aussi son champ et son hors-champ ou son bord cadre. Georgette est souvent dans ces marges-là. Il lui arrive de tenir la caméra, notamment quand la mère tient à poser dans le décor qu’elle a élu.
Le roman de Dea Liane est en soi une façon de rendre justice à cette servante au grand cœur née à Hassaké, où vivaient les Assyriens parlant une sorte de dialecte araméen. On lit aussi en exergue cette phrase de Virginia Woolf : « Toutes ces vies infiniment obscures, il reste à les enregistrer ». Enregistrer par le film, enregistrer par la plume, ce sont des gestes précieux mais on distinguera entre la caméra qui enjolive ou esquive, et le stylo qui affronte : oui, Georgette était la domestique, elle était de ces « filles » comme on les appelle au Liban : « Il faudrait abolir la domesticité traditionnelle. Nommer les rapports de domination, le mépris de classe, le racisme ordinaire. Oser parler d’esclavage. Il faudrait détruire l’ambivalence. Je dois être impitoyable envers cette histoire, impitoyable envers moi-même ».
Être impitoyable envers elle-même, pour la narratrice, c’est être « le passeur, la conteuse », c’est dire les lieux, les situations vécues, c’est aussi ne pas savoir. C’est enfin connaître et dire la honte. C’est ce roman.
Georgette, pour commencer. Elle a quitté Hassaké pour entrer au service de la famille. L’argent qu’elle gagne, elle le fait convertir en or par sa mère. Elle aime fumer, et faire des réussites comme des respirations dans une journée bien remplie, elle s’habille et se maquille pour aller à la messe. Sinon, rien. Les nombreux portraits que la narratrice dresse d’elle ressemblent à des tableaux à la Ingres. La narratrice ne sait rien de la femme qui avec elle s’est placée « du côté de l’ombre » quand le frère prend toute la lumière.
Les êtres s’inscrivent dans des lieux : Damas, Beyrouth, Courbevoie, Châtenay-Malabry, le bassin d’Arcachon. Ils sont nommés en tête de chapitre, le plus souvent, et dans le désordre du souvenir. Quelquefois, le je de la narratrice est employé, d’autres fois c’est « la petite fille ». Et toujours, Georgette, « relation indicible ». Elle donne le biberon, elle coiffe et habille, elle joue, accompagne, console. Le roman décrit d’innombrables actions, le plus souvent au présent. Entre les enfants et leur nourrice jusqu’aux treize ans de la narratrice, ce sera ainsi, et chaque détail traduit le dévouement, l’amour de Georgette pour sa « vraie famille ». Garder le cœur de laitue, pour le donner à la fillette, une banalité parmi d’autres mais cette touche est indispensable pour fabriquer la mosaïque. Une fois partie, dans des circonstances quelque peu mystérieuses, un mariage allégué, Georgette n’aura pas d’autres enfants.
La narratrice apprend l’arabe avec elle. Le français les éloigne ; Georgette le comprend à peine et se sent perdue dans les « géométries rigides » de Courbevoie. Et puis, langue de l’autorité, du pouvoir paternel, l’arabe devient la langue qui lie la fille à son père. Un père colérique, parfois brutal. Un ordre des choses, une évidence que l’on ne discute pas.
Les étés beyrouthins sont à ce titre éloquents. Chaque famille a sa « fille ». La chambre ou le réduit qu’on lui assigne est en soi une indication. Si Georgette a son espace, ce n’est pas le cas de Rana, une jeune Sri-Lankaise dont la narratrice découvre l’existence. Ce n’est pas non plus le cas de Shala, l’Éthiopienne qui remplace Rana dans cette bonne famille libanaise. Un oncle de la narratrice et son épouse n’ont nulle part où fumer. Ils s’installent pour ce faire chez la « fille » : « Shala est en cuisine à côté pendant que son unique espace d’intimité est transformé en fumoir. Elle ne dit rien. Il n’y a pas eu de coups, ni de cris, ni de violence physique. Simplement ce racisme souriant, ce calme mépris. Ce naturel confondant ».
La narratrice n’est pas plus courageuse quand des copines réunies dans sa chambre se moquent de Georgette, prenant des « poses simiesques » en s’épilant : « J’ai honte. Je voudrais que Georgette disparaisse. Tout à coup je ne comprends plus ce qu’elle fait là, sur la moquette de ma chambre, à s’épiler les jambes en toute impunité ». Et puis elle bascule : « Et pourtant c’est elle. C’est Georgette. Notre lien est indéfectible, viscéral. J’ai honte et j’ai mal d’avoir honte. J’ai honte d’elle et au même moment une haine violente monte en moi à l’égard de mes copines françaises, leur hilarité méchante me remplit d’une colère qui me fait trembler ».
La honte est ce qui reste, ce qui permet de se regarder autrement que posant pour une caméra. Elle distingue. La narratrice la rend dans l’écriture. Ainsi quand elle veut reprendre contact avec Georgette par Facebook : « J’ai hésité […] J’ai passé de longues minutes face à mon téléphone portable […] J’ai encore hésité et je lui ai finalement dit qu’elle m’avait beaucoup manqué pendant toutes ces années […] je ne sais pas si j’ai bien fait […] J’ai pensé que je risquais de briser quelque chose. Cette chose qui m’a fait commencer à écrire ce livre ». Elle l’a écrit, elle a enregistré la vie infiniment obscure de Georgette. Nous lui en savons gré.