À entendre le nombre de praticiens du théâtre venus des quatre horizons à Avignon vouer toute leur énergie, leur art, leurs talents à sauver la planète, défendre les minorités, soulager les démunis, combattre l’injustice, la censure, la désinformation, l’oppression, recréer du lien entre les humains, avec la nature, rassembler, partager, on ne peut qu’espérer vivre bientôt dans le meilleur des mondes possibles.
Festival d’Avignon, soixante-dix-septième édition. Direction Tiago Rodrigues. Juillet 2023
Avec, malgré tout, un doute : qui viendra voir leurs spectacles pavés de bonnes intentions, interprétés par des acteurices (merci les Inrocks) irréprochables sur le plan de l’engagement, sinon ceuxzelles déjà convaincus et solidaires de leurs combats ? Dans les salles, l’âge moyen est élevé, et la diversité ethnique brille par son absence, sauf la nuit, où plusieurs formations musicales se partagent la rue de la République. D’ailleurs ose-t-on encore parler du public, ou faut-il préciser le public des hommes et des femmes ? Sont-ielles vraiment heureuxeuses de ce médiocre appendice caudal qu’on leur concède au lieu de leur offrir par exemple l’égalité des salaires et des promotions ?
Une nouvelle ère commence. Les photos des archives Jean Vilar restent exposées jusqu’en novembre au jardin des Doms, mais les conversations dans les cafés portent plus sur la ligne politique du gouvernement que sur celle du festival. Bonne surprise, cependant, cette année bat tous les records d’audience : 115 000 personnes, soit 94 % de fréquentation, pour les 44 spectacles du In, près de deux millions de billets vendus pour les quelque 1 500 spectacles proposés dans le Off, sans compter la foule qui se contente des parades costumées, toujours vaillantes malgré le soleil de plomb. Si vous êtes fourbu, peut-être aurez-vous la chance qu’une baladine, véhicule 100 % électrique pouvant accueillir une douzaine de passagers, s’arrête devant vous. Pendant notre traversée d’Avignon, l’aimable conductrice raconte qu’elle était autrefois chauffeur de poids lourd, une des deux premières en France, et qu’elles ont mis un an à s’imposer à leurs collègues masculins. Un record, quand on y pense, comparé aux douloureux témoignages portés à la scène.
Pour sa première édition, Tiago Rodrigues accueille un grand nombre d’inconnus, et fait une large place aux femmes, artistes, pionnières, modèles, victimes de violences sexistes et/ou racistes. Son festival, écoresponsable, multilingue, mettra chaque année une langue étrangère à l’honneur. Cette fois-ci, c’est l’anglais, avec une invitation au Royal Court, pépinière d’auteurs depuis sa création en 1957. Au programme, très peu de classiques, une majorité de spectacles ont pour auteur le metteur en scène. Avec en prime quelques adaptations de Schnitzler et de Thomas Bernhardt, de Virginia Woolf ; un débat de 1965 à Cambridge entre l’écrivain James Baldwin et l’essayiste conservateur William Buckley ; Black Lights, dix extraits de la série télévisée H24, inspirée de faits réels de violence ; Que ma joie demeure, une randonnée à l’aube, nourrie de témoignages d’agriculteurs, dans les paysages de Giono avec Clara Hédouin ; A noiva e o Boa Noite Cinderela, une expérience vécue en direct, l’absorption d’une drogue du violeur surnommée au Brésil « Bonne nuit Cendrillon », qui plonge l’actrice Carolina Bianchi dans un profond sommeil. Le texte de son monologue qui défile sur un écran s’attache à ranimer la mémoire et les images du traumatisme subi par la performeuse Pippa Bacca, violée et assassinée en 2008 au cours de sa performance « Brides on Tour ».
Le théâtre documentaire est partout, enquêtes, entretiens, vidéos, archives, récits biographiques. Le récit qu’on n’entendra pas, Les émigrants de Krystian Lupa d’après W. G. Sebald, reconstitue entre faits et fiction quatre vies d’exilés. The Confessions d’Alexander Zeldin s’inspire de conversations avec sa mère pour ancrer le théâtre dans la réalité. Julie Deliquet adapte le film Welfare de Frederick Wiseman, une journée devant les guichets d’un centre d’aide sociale. Qu’attend-elle du théâtre ? Non pas qu’il répare confortablement mais qu’il « mette en colère ». Pari réussi, d’après les commentaires, pas forcément pour les raisons qu’elle envisageait. Le Suisse Milo Rau, élève de Pierre Bourdieu, ancien journaliste converti au théâtre en 2002, le plus controversé et le plus sollicité de sa génération selon les médias, poursuit sur scène le combat du MST (Movimento dos Trabalhadores Sem Terra), le mouvement des travailleurs sans terre. Son objectif annoncé, changer les institutions d’art en institutions de résistance, lui vaut d’être désigné par le Tages-Anzeiger comme « l’étalon-or de l’ère post-dramatique ». L’édition 77 du Festival s’échappe du théâtre, et campe à la frontière du monde d’après. En voici quelques instantanés, dans l’ordre des stations.
Dans la mesure de l’impossible
Tiago Rodrigues, Avignon Grand Opéra. Festival d’Édimbourg, puis Maison des Arts de Créteil les 10 et 11 janvier 2024
Krystian Lupa, disciple de Tadeusz Kantor et d’Andreï Tarkovski, entendait contrôler lui-même le son, l’éclairage et la vidéo de son spectacle. Les équipes techniques de la Comédie de Genève n’ont apprécié ni ses méthodes de travail ni ses éclats de voix : ils ont arrêté les répétitions des Émigrants quelques jours avant la première. Coût de l’annulation pour le festival, 300 000 €. Difficile de proposer à un invité le rôle de bouche-trou. Dans la mesure de l’impossible, donné à l’Odéon l’an dernier, devra remplacer l’absent.
Une tente à l’arrière de la scène se déploie lentement, magnifique, jusqu’à embrasser la totalité du plateau. Quatre acteurs, excellents, avec une mention spéciale pour Adama Diop, interprètent des travailleurs de l’humanitaire dont Tiago Rodrigues avait recueilli les témoignages. Ce ne sont pas des héros ni des saints, ils le précisent d’emblée, ils exercent un métier en terrain difficile, peut-être guidés d’abord par une vocation, puis un constat d’échec : incapables de sauver le monde, à peine peuvent-ils en atténuer quelques souffrances. Les pays et zones de guerre sont confondus sous le vocable « l’impossible », le monde « possible » étant celui de la vie normale, quand les humanitaires rentrent dans leur famille. Leurs récits se croisent, certains éblouissants, parfois comiques, d’autres plus ternes, effet sans doute des entretiens sur leurs missions, dont Rodrigues voulait rendre autant les banalités que l’extrême violence et l’extrême complexité. Le sang coule à flots dans leurs souvenirs, celui des blessures, celui trop rare des transfusions, qui obligent les soignants à des choix meurtriers. Les deux actrices passent avec aisance d’une langue à l’autre, anglais à fort accent américain pour Isabelle Caillat, anglais et portugais pour Beatrice Braz qui psalmodie une chanson sur la peur pour faire avancer dans la forêt un groupe de femmes et d’enfants terrifiés, seuls rescapés d’un village détruit. Elles font entendre aussi la vertu du silence quand deux armées face à face sur deux montagnes acceptent un bref cessez-le-feu, quelques minutes, le temps d’exfiltrer un enfant grièvement blessé.
En atendant
Anne Teresa de Keersmaeker, cloître des Célestins
Les ouvreuses de l’accueil recommandent sans trop de succès : « Ne marchez pas sur la scène » – un rectangle de terre humidifiée. Beau, poignant, admirable de rigueur et de sobriété, le spectacle a pour tout décor le cloître à ciel ouvert, les arbres, la lumière naturelle qui décline. Un flûtiste exhale des sons pendant dix minutes en souffle continu, puis une chanteuse interprète a cappella « En atendant », une ballade du XIVe siècle empruntée aux polyphonies de l’ars subtilior qu’on pratiquait à la cour des papes d’Avignon, en pleine épidémie de peste noire. Les instruments, une vielle, des flûtes à bec, déchaînent une concurrence véhémente de la part des choucas nichés dans les platanes. Seuls acteurs, les danseurs, le corps des danseurs, huit, qui marchent dans le silence, puis en musique, se désarticulent, glissent les uns sur les autres, créent des figures insolites, des portés, tombent, se redressent, retombent, imprègnent leurs vêtements de terre, les jettent ou les échangent, se dénudent à l’entrée dans la nuit.
Anne Teresa de Keersmaeker redonne une chorégraphie qu’elle a créée ici-même il y a treize ans. Depuis, le monde a changé, la pandémie, le réchauffement climatique, ont mis en évidence les excès de notre consommation, notre dépendance à la technologie, notre éloignement de la nature. En tant qu’artiste européenne, elle note que d’autres moins privilégiés subissent leurs effets immédiats : « Faut-il, en considérant pareil déluge, revenir en arrière pour le futur ? Réduire nos moyens ? Faut-il se retirer ? Je me pose ces questions. Ne cesse d’exister ce champ d’incertitude entre mon propre corps, mes proches et le monde autour. »
Le jardin des délices
Philippe Quesne, Carrière de Boulbon. Maillon Théâtre de Strasbourg et MC93 en octobre
Un groupe de touristes affublés de stetsons, pattes d’eph, santiags, pousse un bus éclairé de l’intérieur, en sort un œuf immense emprunté à la toile énigmatique de Bosch, et tente de recréer un semblant de société. Constitués en « ovale de parole », ils alignent des citations de Georges Perec, Dante, Shakespeare, Patti Smith, un air de Purcell, « Here the deities approve ». Le mystique Jan Van Ruysbroeck (source également du Portrait de l’artiste en ermite ornemental de Patrice Corillon à la chapelle des Pénitents blancs) récite une longue tirade en flamand, une silhouette en collant rouge sort d’une moule géante, des bribes de phrase incohérentes défilent sur un écran posé à même le sol. Survient un orage apocalyptique, éclairs, pétards, feux de Bengale, projection de squelettes sur l’impressionnante façade. Le site légendaire qu’avait fait découvrir Le Mahabharata, fermé depuis sept ans, est le « personnage principal du spectacle », dixit Philippe Quesne. Voire le seul. Vu le concert d’éloges que lui vaut dans la presse son Jardin des délices, un artefact très très cher, de texte original et de pensée très très pauvres, il aurait tort de se gêner. Tous les éloges donnent en exemple de son talent la même phrase : « Les cannibales ont-ils des cimetières ? » Le public, moins enthousiaste que la critique, a offert aux malheureux acteurs le minimum syndical d’applaudissements. Prochaine étape de la tournée prévue, le festival d’Épidaure. Peter Brook doit se retourner dans son œuf.
All of it
Alistair McDowall, mise en scène Vicky Featherstone et Sam Pritchard, Théâtre Benoît XII
Le Royal Court de Londres présente une trilogie, trois vies de femmes qui en recherchent le sens, dotées d’une créativité qu’elles ne se sentent pas autorisées à exprimer. Trois monologues écrits pour et interprétés par l’éblouissante Kate O’Flynn, en accord parfait avec son auteur, qui donnent accès à leur inconscient. Alistair McDowell est l’un des rares cette année à célébrer le théâtre de texte car, mieux que le cinéma ou le roman, il ouvre un espace immense à l’imagination et à la langue de la poésie.
Northleigh, 1940 se déroule pendant le blitz dans la rue de Manchester où McDowell a vécu enfant. Les visions terrifiantes de la narratrice, lectrice assidue d’ouvrages fantastiques, se mêlent aux menaces puis aux bruits d’une attaque aérienne. Elle se réfugie avec son père dans leur abri, un matelas sous une table entourée de grillage, et entame avec lui un dialogue où elle interroge sa propre authenticité.
Dans In Stereo, une petite tache sur le papier peint du mur prend des proportions gigantesques. La narratrice se dédouble, se fracture en une multitude de voix, de fragments simultanés de sa propre vie, s’enfouit dans le mur d’où elle regarde passer trois générations successives.
Dans All of it, courant de conscience dans la lignée de Molly Bloom, le monologue intérieur parcourt les phases d’une existence modeste, gargouillis de bébé, voix enfantine, adolescence, puis routine exprimée par de lancinantes répétitions : « Driving to work. Driving to work », sexualité, maternité, cris, feulements, querelles avec sa fille, et un leitmotiv, tout le monde meurt, tout le monde va mourir. Elle pense avoir eu une bonne vie, mais c’est difficile à dire, faute de comparaison.
The Confessions
Alexander Zeldin, La FabricA. Odéon en octobre et à la Comédie de Clermont-Ferrand en novembre.
Maison de la Culture d’Amiens et Théâtre du Nord de Lille en novembre 2023, Carré-Colonnes de Bordeaux en avril 2024
Là encore, pas de révolution scénique : style et audaces rappellent la fin des années 1950, où l’on commençait à déplacer des éléments du décor, l’air vieillot tant ils collent à la réalité de l’époque, mais c’est le quotidien d’aujourd’hui que Zeldin veut faire ressentir par une série de tableaux. Le théâtre, tient-il à préciser, n’est pas une fin en soi, la pièce raconte une vie ordinaire, pas un roman épique. Son modèle de construction, ce sont les icônes de Giotto, « Vie de saint François ». L’inspirent aussi divers modèles littéraires, de Rousseau aux confidences d’Annie Ernaux en passant par Simone de Beauvoir. Et Rachel Cusk, dont les romans explorent les structures et les soubassements du langage.
Issues d’entretiens avec sa mère pendant le confinement du covid, ces Confessions racontent l’histoire touchante d’une jeune fille orientée par les pressions maternelle et sociale vers l’arrêt des études et le mariage. Alice aime la peinture, qui était pour son père une activité annexe, ne pouvant lui permettre de nourrir sa famille. Elle aspire à d’autres horizons, se débat contre les violences masculines, mari, amant, parvient à s’évader, conquiert lentement, douloureusement, son autonomie et peu à peu reconstruit une existence plus proche de ses désirs. Au Louvre l’attendait, tel un guide, le « Gilles » de Watteau qui regarde le public comme s’il lui demandait : que dois-je faire de ma vie ? Que puis-je créer ?
The Romeo
Trajal Harrell, Cour d’honneur. Comédie de Clermont-Ferrand en novembre, La Villette en décembre 2023
Une feuille de foire aux questions distribuée avant le spectacle le décrit comme une remontée dans l’histoire archaïque de la danse. « The Romeo » serait une danse antérieure à l’antiquité romaine, pratiquée en tous lieux, cavernes, cours royales, ruelles, et dans tous les climats. Les danseurs ondulent d’un style à l’autre, voguing latino-américain, ballroom, butô japonais, slow, courses-poursuites, rondes, catwalk, sur une bande-son tout aussi hétéroclite, l’aria de La Wally, les Gymnopédies, « Slightly Hung Over », « Holding Back the Years » de Simply Red, « April » de Simon & Garfunkel. Leurs costumes détournent les codes du défilé de mode, cultivent l’asymétrie, brouillent les genres et les pratiques vestimentaires, associant tutu vaporeux, chaussettes rayées et sac à main, des volants de dentelle et un casque romain, une couronne sortie d’un sac poubelle. Après quelques solos, le chorégraphe s’assoit, regarde évoluer les danseurs, puis les dépouille de leurs atours et emporte leurs accessoires en coulisse avant de les conduire un par un sur des tabourets de piano alignés aux deux extrémités du plateau. Vêtus de noir, ils déclinent chacun une fiche d’identité, nom, dates de naissance et de décès étalées de l’an 315 avant Jésus-Christ jusqu’au XXIIe siècle.
Trajal Harrell dirige depuis 2019 le Schauspielhaus Zürich Danse Ensemble. Si son nom apparaît à tous les postes de production, c’est qu’il aimerait tout faire lui-même, comme un peintre qui contrôle l’ensemble du tableau. « I don’t much like to collaborate », avoue-t-il, mais, peut-être instruit par la jurisprudence Lupa, il insiste sur le fait que son spectacle est d’abord « an act of togetherness ». C’est cela et non le lieu qui fait théâtre. Ensemble sur la scène, eux avec nous, ils se gardent de représenter une culture ou un individu spécifique. Sa chorégraphie évoque des rites d’amour et de mort, de survie face à l’adversité. Le costume qui sert d’armure au danseur est une façon pour les Afro-Américains d’après l’esclavage d’affirmer leur personnalité, de se créer une place dans la société. Son rapport presque charnel avec les tissus raconte une histoire féminine, celle de sa mère qui l’emmenait enfant faire les magasins. Ainsi a-t-il établi la parité entre l’atelier de construction des décors, essentiellement masculins, et celui des costumières.
Le jour où j’ai appris que j’étais juif
Jean-François Derec, mise en scène Georges Lavaudant, Scala Provence, Festival Off
Derec a appris à l’âge de dix ans par une camarade d’école qu’il était juif, à son grand déplaisir, car manger en juif et toutes les associations du mot que connaît l’enfant sont péjoratives. Doit-il prévenir sa mère qu’elle a mis au monde un bébé juif ? Inutile, tout Grenoble le savait déjà sauf lui. Brin par brin, il remonte le fil de l’histoire familiale. Il n’est pas breton comme il le croyait, ses parents ont quitté la Pologne dans les années 1930. C’est son patronyme, Dereczynski, et pas son zizi qui a été coupé en deux, supprimant sa moitié polonaise, et c’est le général de Gaulle en personne qui a signé l’arrêté effectuant la modification. Son père avait conservé la carte d’identité polonaise marquée en grosses lettres du mot JUIF, fier de lui comparer sa nouvelle carte où figurait simplement la mention « nationalité française ».
À la recherche de ses origines, de possibles survivants de sa famille, Derec égratigne avec humour une foule de préjugés, de poncifs racistes, multiplie les blagues juives, prend tour à tour l’accent grenoblois, ashkénaze, séfarade, imite sa Yiddishe mame expliquant à leur bonne espagnole que son adresse ne doit pas se prononcer Roue, mais Rie de la Répiblique. La volonté de sa mère d’être « komifo », cent pour cent grenobloise comme Mme Picard, oblige l’enfant à suivre un catéchisme et des rites religieux auxquels il ne comprend rien, ainsi quand on lui dit d’ouvrir la bouche pour y déposer une chips, pas plus qu’il ne comprend le sens de la rondelle qu’on lui pose sur la tête quand il s’applique à redevenir juif.
Antigone in the Amazon
Milo Rau, l’Autre Scène du Grand Avignon. Tournée en Europe du 22 septembre 2023 au 22 juin 2024
Le hall d’accueil a des allures de QG, bannières, banderoles annonçant la participation du MST, impression prolongée dans la salle par les prises de parole d’une représentante du Tribunal permanent des peuples à Strasbourg et de l’avocat de Julian Assange : ils demandent l’appui de l’opinion contre la décision prononcée à Londres d’extrader le lanceur d’alertes vers les États-Unis, où il encourt une peine pouvant aller jusqu’à 175 ans de réclusion.
Milo Rau ne s’intéresse pas à la psychologie, « cette chose bourgeoise qu’on fait depuis deux siècles ». Ni à la famille, dont la logique est la guerre civile, « parce qu’au sein de la famille on arrête de penser ». Le but n’est plus de représenter le monde mais de le changer. Antigone in the Amazon est le dernier volet d’une trilogie croisant les mythes anciens avec les violences contemporaines, après Oreste à Mossoul, transposé en Irak, et Le Nouvel Évangile d’après saint Matthieu et Pasolini, parmi les migrants en Italie du Sud. En avril 1996, quinze cents paysans qui marchaient vers Belem pour obtenirle droit d’exploiter des terres improductives sont arrêtés par les tirs d’un barrage de police qui font 21 morts et une soixantaine de blessés. Avec une équipe d’acteurs et d’activistes du MST, Milo Rau a reconstitué et filmé l’épisode sur l’autoroute qui traverse la forêt amazonienne, faisant alterner l’affrontement avec un autre combat pour la terre, celui d’Antigone qui refuse l’interdiction de Créon d’inhumer son frère. Les militants filmés forment le chœur de la tragédie. Filmés aussi, les policiers venus leur interdire de barrer la route installent eux-mêmes le barrage. L’Antigone de la vidéo Kay Sara, actrice phare du mouvement écologiste, a quitté la troupe quelques jours avant la première, estimant être plus utile chez elle qu’en tournée pendant deux ans. La vidéo est projetée derrière quatre comédiens européens qui vaquent à leurs occupations, jouent leur propre rôle et les personnages de Sophocle, commentent l’épisode meurtrier en portugais, néerlandais, anglais, tucano, rejoints à la fin sur le plateau par les membres du mouvement présents dans le public.
En 2020, après des mois de confinement, Milo Rau et le théâtre municipal de Gand, NTGent, ont publié un ouvrage intitulé Why Theatre ? Qu’est-ce qui rend le théâtre unique et indispensable, question ouverte à toutes les expériences, posée à une centaine d’artistes et d’intellectuels à travers le monde. Les réponses par lettres, courts essais, poèmes, souvenirs, manifestes, auraient pu servir de prologue au programme d’Avignon 77. Si bouleversant soit-il, le spectacle de Milo Rau démontre l’implacable redondance des scènes jouées devant nous lorsqu’elles sont doublées par une vidéo. Au lieu de se fixer sur les acteurs vivants, l’œil est irrésistiblement attiré par leur reflet lumineux sur l’écran. Le dialogue entre théâtre et cinéma ne s’impose que dans les moments où ils se dissocient, quand les acteurs sur scène commentent leur rôle ou les circonstances de l’épisode filmé.
Vive le sujet ! Tentatives
Jardin de la Vierge du lycée Saint-Joseph
Espace d’expérimentation, le jardin accueille chaque jour des auteurs et artistes qui proposent au public des formes courtes.
Dans Jeune mort, de Guillaume Cayet, il est d’abord question d’anciens du PC, d’une alliance entre prolos et aristos au sein d’une asso de bienfaisance. Quand le narrateur rend visite à un vieux couple et les interroge sur leurs voisins installés dans l’ancienne colonie de vacances qu’il a fréquentée enfant, la nature de son engagement se précise, entre le deuil d’une époque révolue et le rêve du sacre à venir. Sous l’emblème SB, Soleil Blanc, son groupe d’activistes prépare un gros coup : une manif contre l’implantation par la mairie d’un centre d’accueil. Pendant les discours pieux du maire, devant le dispositif policier, ils se comporteront en opposants silencieux, avec cagoules et pancartes affichant « Hospitalité pour les Français », une manœuvre stratégique, juste histoire de montrer leur désaccord. Un jet de pierre discret, la mêlée, le tabassage par les flics, leur donnent l’occasion de marquer des points. Mickey, qui a créé un club de boxe et vise la tête de leur parti, monte sur l’estrade et entonne la Marseillaise. La foule lui semble acquise, leurs exploits passent en boucle à la télé. La suite du plan implique les jeunes du club de boxe, à qui on demandera de transporter les bidons entreposés dans les services techniques de la mairie…
Feu, de Fanny Alvarez et Pierre Déaux, commence par une distribution de bouchons d’oreille, suivie par l’entrée en scène de deux musiciens et d’une kyrielle de percussions, mais c’est une feinte. Les instruments sont martelés à bras raccourcis pendant quelques minutes, puis la jeune silhouette fringante qui les apporte sur le plateau capte l’attention du public en faisant feu sur lui avec un extincteur. Fanny Alvarez s’affaire, installe les pédales des grosses caisses, accourt avec les cymbales, saute, pirouette, raccorde les câbles,grimpe à l’échelle, à la corde raide, tire à l’arc, fait du trapèze sur les fils électriques où elle suspend grosse caisse, basson, lance des fumigènes et des pétards, des lots de baguettes qui se répandent sur scène comme un jeu de mikado. Puis le silence s’installe, souligné en douceur par les battements de doigt des musiciens.
Le Songe
D’après Shakespeare, jardin de la Maison Jean Vilar. Grande Halle de la Villette à partir du 27 septembre
« Démonter les remparts pour finir le pont » : c’est le titre du programme confié pour quatre ans à Gwenaël Morin, créer une pièce du répertoire en relation avec la langue invitée, pour rendre hommage à l’utopie de Jean Vilar. Pourquoi Le Songe ? Parce que le mur qui sépare les amants Pyrame et Thisbé rappelle à l’auteur les hauts remparts d’Avignon. Qu’il voudrait abattre pour compléter le pont ? Oui, métaphoriquement, comme tout ce qui divise. D’ailleurs, selon une hypothèse, le pont n’était pas forcément incomplet, des parties en bois auraient fait office de fusibles, permettant le passage du Rhône en période de forte crue. Cette muraille sévère a été élevée par la culture dominante pour nous séparer, nous soumettre, mais l’admiration n’est pas une fin en soi. Morin est architecte de formation, sa vocation d’artiste est de réutiliser, transformer, faire d’un principe de séparation un principe de relation, ouvrir des fenêtres là où elles manquent, construire du sens. Le mur qui parle va être abattu par la puissance de l’amour, les trompettes de Maurice Jarre rejoueront ici celles de Jéricho.
Faire interpréter par quatre acteurs plus deux utilités bénévoles les vingt personnages de Shakespeare et les complexités de l’intrigue, c’est un défi. Qu’avait relevé brillamment Irina Brook en 2007, avec En attendant le songe : les comédiens étant bloqués par une grève à l’aéroport d’Athènes avec les costumes et les décors, une équipe d’ouvriers du théâtre se dévoue pour ne pas décevoir le public. Drapés dans des foulards et des sacs poubelle, équipés d’accessoires de plomberies, ses six interprètes démontraient qu’avec de l’imagination et un beau texte on peut tout faire.
Le jardin de la Maison Jean Vilar compose une forêt tout à fait honorable, l’inventivité, l’humour, l’énergie des acteurs sont au rendez-vous. Courageusement, ils s’exposent corps et âme, se passent de micro, chantent du Purcell, déclament les grandes tirades poétiques, dont quelques passages en anglais. Hélas, leur diction n’est pas à la hauteur quand ils vocifèrent en courant, ou depuis les fourrés où ils se cachent, et le quadruplage des rôles rend l’action difficile à suivre. En enlevant ou remettant son t-shirt, Barbara Jung devient tour à tour Hermia, Obéron, Quince, la fée Toile d’Araignée. Mieux vaut déjà bien connaître la pièce pour se rappeler quelle tunique étendue sur le sol remplace quel personnage quand leurs sentiments s’égarent et se trompent de cible. La force du désir s’exprime par une scène de zoophilie débridée qui ajoute des points aux i du texte. Le couple ducal n’apparaît jamais, la représentation à la cour des artisans s’adresse directement au public, en l’absence des trois couples de nouveaux mariés qui dans l’original regardent avec ironie cette « réjouissance très tragique » sans être conscients qu’elle a failli être la leur. Là encore, la presse ne tarit pas d’éloges. Shakespeare lavé de « ses préciosités langagières et inutiles accessoires », vraiment ?
Truth’s a Dog Must to Kennel
Tim Crouch, Chapelle des Pénitents blancs. Gdansk Shakespeare Theater, 29 et 30 juillet 2023
L’auteur emprunte son titre et son rôle au Fou du Roi Lear : celui qui dit la vérité sera fouetté comme un chien pour sa peine, c’est la destinée des bouffons. Coiffé d’un casque de réalité virtuelle, il dissèque avec ironie les composantes d’un auditoire moyen, selon une hiérarchie ordonnée par le prix des places. Il pointe du doigt dans la salle le violent, l’indifférent, le profiteur, le voyeur, le lâche, puis annonce que son casque est vide, façon de critiquer la digitalisation, et le capitalisme qui tue le théâtre. Un cadavre avec qui on continue de forniquer, déclare le Fou, une mère qu’on garde au congélateur pour toucher sa pension…
Crouch veut que le public voie les images avec ses oreilles, sans qu’on les lui montre. Pour la famille tuyau de poêle, on ne voit que trop. Comment, en ayant pour première inspiration Shakespeare, est-il parvenu à une vision du monde si aigre, un mépris si prétentieux de ses auditoires bourgeois, forcément bourgeois, exprimé par une longue scène de scatologie et d’inceste généralisé ? Plus subtilement, il donne à « voir » l’énucléation de Gloucester, sa chute fictive du haut de la falaise de Douvres. Si le Fou disparaît sans explication au milieu du Roi Lear, est-ce parce qu’il ne peut pas sauver le monde ? demande-t-il. Rappelons que l’aveugle n’entame pas une nouvelle vie en sautant dans l’inconnu, il meurt apaisé dans les bras de son fils, celui qui survivra au désastre. Et espérons que, si Crouch vient à Avignon, c’est animé par une réflexion d’Edgar qu’il ne cite pas : « The worst is not / So long as we can say ‘This is the worst’ ».
Pauline & Carton
Christine Murillo, Scala Provence, Festival Off
L’actrice et le texte sont pétillants de drôlerie, jusque dans les moments où l’âge semble causer des trous de mémoire, de brefs accès de tristesse à l’évocation de ses chers disparus, son amoureux le poète Jean Violette, son grand ami Sacha Guitry. On aimerait l’entendre nous parler d’Abel Gance ou de Max Ophüls, avec qui Pauline Carton a également tourné – près de deux cents films à son actif en presque soixante-dix ans de carrière. Elle raconte les débuts du parlant, imite en rafale Jean Marais, Michel Simon, un fan zozotant de Victor Hugo – « Il neizait ! Il neizait !! Il neizait !!! ». Lors d’un entretien dont on peut entendre la version originale sur YouTube, la très vieille dame massacre l’animatrice Danièle Gilbert en répondant à ses questions nunuches par une « indifférence totale », refuse de chanter « Les palétuviers », mais entonne à la place « Quand une dame pète au lit ». Daté, ce numéro ? Oui. Eddie Constantine, Jean Nohain, Marcel Lherbier, ou même Achard, Cocteau, combien se souviennent d’eux dans la salle ? Peu importe, le jeune homme assis à côté de moi rit à gorge déployée, le talent de Christine/Pauline emporte tout.
Le Misanthrope
Thomas le Douarec, Les Lucioles, Festival Off
Avec quelques coupes, quelques ajustements à la modernité – fini les morbleu, les rubans verts –, la troupe propose un Molière sur fond de rock endiablé, des personnages outrés, outranciers, accros aux réseaux sociaux, aux selfies, qui enchantent visiblement le jeune public. Alceste (Jean-Charles Chagachbanian) et Célimène (Jeanne Pajon) sont amants. Elle règne sur une petite cour de fêtards fortunés, hypocrites et cruels. Lui, possessif, étouffant, brutal, en vient aux mains avec Oronte (Thomas le Douarec), dont les démonstrations d’amitié tonitruantes le mettent en fureur. Quand les portables sonnent à l’unisson, tous découvrent les confidences perfides de Célimène sur leurs smartphones. Tous chantent en chœur à la fin « Vie violence » de Nougaro. Thomas le Douarec revient en Monsieur Loyal présenter les autres spectacles où se produisent les membres de la troupe. Le soir même, son Arsinoé, Caroline Devismes, dans Le jour où je suis devenue chanteuse black, rend hommage à son grand-père afro-américain dont elle a fait connaissance à l’âge de huit ans, écho inattendu à l’autobiographie de Jean-François Derec. Survitaminés, insolents, cette mise au goût du jour d’un classique leur réussit, on peut leur savoir gré de mettre en évidence l’éternelle jeunesse de Molière.
Le Festival s’achève par un vibrant hommage à la littérature. Tiago Rodrigues raconte dans By Heart que sa grand-mère Candida, sentant qu’elle perdait la vue, lui a demandé quel livre, le dernier, elle pourrait apprendre par cœur. Sur le conseil de George Steiner, il lui a apporté les Sonnets de Shakespeare. Dans une émission télévisée, « De la beauté et de la consolation », Steiner racontait comment Boris Pasternak, traducteur des poèmes en russe, avait prononcé un seul mot au Congrès des écrivains soviétiques de 1937, le chiffre 30 : l’auditoire s’était alors levé et avait récité en chœur le Sonnet 30. Et les poèmes d’Ossip Mandelstam ont pu être sauvés par sa femme Nadezda qui les a fait apprendre chacun à dix personnes, qui les ont appris à dix autres. « Si dix personnes connaissent un poème par cœur, le KGB, la CIA, la Gestapo ne peuvent rien faire. Le poème survivra ». Le soir de la clôture, comme il l’avait fait au Teatro Municipal de Lisbonne il y a dix ans, Rodrigues convie dix spectateurs à monter sur le plateau de la Cour d’honneur pour apprendre par cœur et réciter le Sonnet 30, dans la traduction de Françoise Morvan et André Markowicz. C’est l’expérience de By Heart, confient-ils, qui les a poussés à entreprendre une traduction complète des Sonnets en décasyllabes rimés. Pour mémoire, c’est un vers du Sonnet 30 qui avait fourni son titre au premier traducteur anglais de Proust, Scott-Moncrieff : Remembrance of Things Past.